Chapitre douzième

EISENGOTT PARLE

Jéhovah, plein de miséricorde, dit à Jupiter :
— Je ne vous envoie pas la mort, mais le repos.
— Il vous serait facile de me détruire !
— Je n’en ferai rien, n’êtes-vous pas mon frère aîné ?
HAWTHORNE.

Les dieux étaient soumis à la loi du Destin,
ils ne pouvaient rien contre lui…
(La Mythologie.)

Moi, que le lecteur de la ténébreuse histoire de Malpertuis n’appellera jamais que « le cambrioleur des Pères Blancs » — et j’accepte ce nom injurieux par esprit de pénitence, — j’arrive au bout de ma tâche.

Une mince lumière — trop mince, hélas ! — aura promené son pinceau blafard et hésitant sur les sombres murs de Malpertuis et sur les destins plus sombres encore de ses hôtes.

Il reste devant moi un lot énorme de feuilles jaunies dont je n’ai pas fait usage. C’est la suite du manuscrit dû à dom Misseron.

Peu de choses contenues dans ces pages méritent d’être publiées ; elles n’ont d’ailleurs, pour la plupart, qu’un lointain rapport avec Jean-Jacques Grandsire et Malpertuis.

Il suffira au lecteur de savoir que le saint abbé tomba grièvement malade après la scène rapportée au précédent chapitre, que sa raison à lui aussi vacilla et que, pendant plus d’un mois, il demeura plongé dans une sorte de coma semé de rêves effrayants. Après quoi, grâce aux soins dévoués des conventuels, la conscience sembla lui revenir, et il reprit la rédaction du mémoire que j’ai sous les yeux et qui devenait sans doute pour lui une sorte de marotte, car les matériaux les plus dissemblables s’y trouvent réunis en un désordre inquiétant.

Il est à peu près sans intérêt de reproduire une incohérente étude sur les « frères, dits Barbusquins », qui sent la fatigue cérébrale, pour ne pas employer un terme plus sévère.

Dom Misseron les appelle « fantômes terrifiants et vengeurs au service de N.-S. Jésus, pour combattre les esprits infernaux tenus captifs sur la terre par l’horrible docteur en magie que fut Quentin Moretus Cassave, en sa demeure maudite de Malpertuis ».

Cette étude est d’autant plus sujette à caution, qu’elle est entrecoupée de récits hagiographiques absolument imaginaires sur saint Anschaire et l’illustre fondateur des Chartreux, saint Bruno, d’absurdes pages d’histoire naturelle où il est question de migrations d’oiseaux absolument inexistants ou de fleurs mystérieuses suscitées par les clairs de lune et capables d’attirer les vampires et les loups-garous.

Pourtant, il importe de repêcher, hors de ce fatras, ces lignes troublantes :

Eisengott m’a dit :

— Je ne fus jamais le captif de Cassave ni de ses sycophantes. J’ai volontairement suivi l’affreux exil de mes lamentables amis.

— Ainsi, lui ai-je demandé en tremblant, il vous reste donc, ô créature redoutable, quelque puissance ?

— Peut-être… Celle que me prête encore, par pitié, l’immense Dieu que vous servez, dom Misseron !

— Mais pourquoi, puisqu’elle vous est partiellement restée, n’avez-vous pas sauvé Jean-Jacques…

— Parce que, au-dessus des désirs et des aspirations des hommes, au-dessus des volontés des dieux et de la mienne même, il y a la loi inflexible du Destin ! Ce qui est écrit sur la roue doit s’accomplir…

— Vous n’auriez pas pu…

— Rien !… J’ai fait tout ce que j’ai pu pour Jean-Jacques… Dans la tragique destinée, il était écrit qu’il serait aimé par deux déesses captives des formules de Cassave : Euryale, la dernière Gorgone, et Alecto, la troisième Euménide !… De ce double amour naquit un effroyable drame de la jalousie comme l’Olympe en a connu quelques-uns aux temps héroïques… Lorsqu’une première fois, pendant la nuit de Noël, Euryale projeta son regard terrible sur Jean-Jacques, voulant le pétrifier pour le garder à elle seule, à jamais, ses yeux pleuraient… Les larmes adoucirent le feu de ces yeux et le charme n’opéra qu’à demi… C’est grâce à cela que je pus guérir Jean-Jacques… Vous avez assisté à la fin de ce drame, vous avez vu la lutte des Euménides et de la Gorgone !…

— Dont le pauvre Jean-Jacques fut la victime…

— Il avait désobéi !… Euryale n’est venue, cette nuit-là, que pour le protéger contre les Euménides qui voulaient le reprendre… C’est lui, lui seul, qui est responsable : il a osé lever les yeux sur la Gorgone !… Euryale, d’ailleurs, l’aimait farouchement et le protégea… Sou venez-vous du sort qu’elle fit subir à Philarète, le jour où ce suppôt de Cassave voulut porter la main sur lui ?… Sans elle, les Euménides, depuis longtemps, l’auraient puni de son crime…

— De son crime ?

— Ne s’était-il pas fait aimer par une déesse, lui qui n’était pas tout à fait des nôtres ?… Rappelez-vous le sort de l’oncle Dideloo qui avait cru pouvoir contraindre à l’amour une fille du Tartare ?… Les dieux s’inclinent parfois devant les offenses des humains armés de pouvoirs volés, mais l’heure du châtiment vient toujours… Cette puissance-là, votre Dieu immense nous l’a laissée… Dideloo !… Philarète !… La femme Sylvie qui imposait à la dernière Gorgone son despotisme maternel !… Sambucque !… Tous !… Même Jean-Jacques… Lui cependant n’était pas seulement un homme : un reflet de l’Olympe auréolait son front !…

… Il est impossible de savoir où et dans quelles circonstances cet étrange entretien a eu lieu entre Eisengott et le religieux. Plus loin, ce dernier écrit :

Malgré la vive opposition des conventuels, j’ai fait ensevelir le corps pétrifié du malheureux Jean-Jacques en terre bénie, mais tout de même à l’écart du lieu de sépulture de nos saints moines. Il y pousse de petites fleurs étranges qui tombent en poussière dès qu’on les touche du doigt et des plantes d’une odeur tellement repoussante qu’on ne les approche qu’au prix de nausées ; je les crois apparentées aux anagyres, herbes maudites et malfaisantes.

À plusieurs reprises, j’ai vu une jeune fille de grande beauté, assise immobile auprès de ce tombeau.

J’ai voulu lui adresser la parole mais, chaque fois que je me dirigeai vers elle, je la vis disparaître comme une fumée. J’ai pourtant pu voir qu’elle portait un bandeau noir sur les yeux, et que sa chevelure, rouge comme du cuivre brûlant, était bien étrange.

Une autre fois, je vis sortir de la haie de fusains, dont les moines ont entouré la tombe, un jeune homme de douloureuse mine, dont le front saignait. Je lui adressai la parole et lui demandai si je pouvais lui donner des soins.

Il se réfugia d’un bond dans le massif de fusains et j’entendis une voix très douce, mais infiniment triste, chanter de profondes paroles bibliques sur un mode païen et détestable.

— Je suis la rose de Saaron !

Les bons frères disent que de gros et dangereux poissons vivent à présent dans le marécage et dévorent les carpes, brochets et anguilles qui faisaient depuis tant d’années les délices de notre table.

Morin prétend que les destructeurs sont des serpents et il prétend les avoir vus. Mais on ne peut attacher grande foi à ce que raconte cet excellent homme, de grand cœur mais de faible jugement.

Plus loin, au beau milieu d’une ennuyeuse dissertation sur les fameux Barbusquins, dom Misseron a écrit :

C’était un homme grand et robuste, dont les cheveux et la barbe grisonnaient à peine. Il était devant moi, sans que je l’aie vu venir et j’en conçus quelque frayeur. J’entends toujours sa voix déchirante, quand il me dit… Eh ! j’ai beau mettre ma mémoire à la torture, je ne puis me souvenir du récit qu’il me fit, mais je puis affirmer, sur mon salut éternel, qu’il fut terrible comme la confession d’un maudit. Je me souviens cependant de ces quelques mots :

— Mon père Anselme Grandsire sauva une déesse des maléfices de l’ignoble Doucedame2. Je suis né de leurs brèves amours dans l’île des dieux morts et, depuis, je n’ai vécu que pour l’œuvre de vengeance et d’évasion des dieux volés et maintenus dans une captivité sordide.

» Comprenez-vous, serviteur du Dieu triomphant de la Croix, que mes enfants Jean-Jacques et Nancy étaient dieux eux aussi ?

» Comme tels ils ont subi l’étrange atteinte de la loi de Cassave. Mais pour l’implacable Rose-Crucien, ils étaient un objet d’obscur orgueil… En effet, un peu de son sang coulait aussi dans leurs veines. À cet endroit, Cassave était particulièrement attentif et sensible. Il pressentait l’amour d’Euryale et l’union de cette épouvantable déité avec mon fils, son petit-neveu, prenait à ses yeux des dimensions d’apothéose. Peut-être prévoyait-il des choses énormes dans l’avenir, mais Moïra, qui fait la loi aux dieux eux-mêmes, détient seule les secrets du lendemain. Mes enfants étaient dieux et, comme tels, ils furent aimés par des dieux ! Ils étaient hommes aussi cependant. Peut-être est-ce pour cela que vint le châtiment : Nancy, dont les yeux pleurent dans une urne, avait aimé un dieu de lumière… Jean-Jacques avait ravi l’amour de deux déesses terribles…

Oh ! comme à ce moment de grands trous se creusèrent dans mon esprit !

Je vis des gouffres où volaient d’immenses oiseaux, puis une figure géante qui envahissait l’espace, et l’homme gémissait avec terreur :

— Moïra ! Celles devant qui le Dieu des dieux lui-même doit baisser la tête… Le Destin ! Le Destin ! !

Je ne me souviens plus de ce qui suivit, si toutefois, il y eut une suite à ces paroles déchirantes ou à ces événements. J’en rends grâce au Ciel, car elles durent être impies et mortelles aux âmes vivant en N.-S. Jésus-Christ.

*
* *

Je n’ajouterai qu’une chose : j’ai cherché à en savoir plus sur dom Misseron, sur cet innocent père Euchère auquel avait été donné le redoutable privilège d’assister au dernier acte du dernier drame de l’Olympe. J’ai osé retourner chez les bons Pères Blancs, sous un pieux prétexte, pour me renseigner à son sujet.

Ma moisson fut maigre. Tout ce que je pus apprendre c’est que, vers la fin de son existence terrestre, le père Euchère sombra dans la démence et qu’on l’éloigna de son cher monastère.

Il construisait avec du papier et du bois léger d’étranges petites maisons qu’il appelait Malpertuis et qu’il livrait, par la suite, aux flammes purifiantes d’un autodafé, se proclamant l’instrument de Moïra et des dieux…

*
* *

Ma tâche est achevée. Le dernier feuillet a été lu et mis à la place que je jugeais la plus propre à éclairer cette singulière et sombre histoire.

Je suis resté longtemps songeur en pensant qu’un amour effrayant se trouve à la base de ce drame mystérieux : une Euménide et une Gorgone se disputant le cœur d’un pauvre garçon de vingt ans qui, sans doute, ne se savait pas fils de dieux.

Quelle fut la destinée de ceux qui survécurent ? Ont-ils vieilli comme des humains et subi l’inexorable loi de la tombe, ont-ils participé à l’immortalité ou plutôt à la longévité des dieux ?

J’ai écrit que ma tâche est achevée. Elle ne l’est pas !

Je sens qu’une mystérieuse et impérieuse volonté me pousse : il faut que je cherche et que je retrouve la Cité et la maison…

Je partirai tantôt. Avant de partir pour cette expédition qui me fait plus trembler que toutes les autres de mon aventureuse existence, j’ai relu une dernière fois les pages de cette histoire maléfique et j’ai apporté d’ultimes retouches à leur coordination. Il faut, en effet, que tout soit bien en ordre pour le cas où…

Les ans ont jauni les pages du mémoire et le temps a dû ternir les pierres de la Cité.

Mais les dieux n’ont-ils pas survécu ?