Chapitre huitième
CELUI QUI ÉTEIGNAIT LES LAMPES
Son crime, selon les dieux,
fut d’avoir secouru la misère des
hommes…
HAWTHORNE.
Tout au fond du grand hall, une étoile bleue me regardait venir, et je reconnus la lampe en gros verre brûlant auprès du dieu Terme.
Je marchai vers elle, comme un voyageur perdu dans un marécage maudit répond au traître appel d’un feu follet.
En passant devant la cage de l’escalier en spirale, je vis les sombres hauteurs de la maison, étoilées à leur tour, de flammèches minuscules : les lampes et les chandelles de Lampernisse étaient toutes allumées. Je l’appelai de toute la force de ma désespérance.
— Lampernisse ! Lampernisse !
Je reçus une réponse singulière.
C’était un bruit énorme et mou, celui d’une voile décarguée battant au vent.
Et, tout en haut de l’escalier en vrille, une étoile s’évanouit.
Alors, immobile, incapable de rompre un charme cruel qui me tenait rivé au sol, le dos à la muraille, j’assistai à la lente mort des lampes.
Elles furent soufflées une à une, et à chacune des éclipses le bruit se répéta, féroce et lourd.
L’ombre se rapprochait de moi, en tapinois. Déjà les hauteurs de la cage d’escalier étaient d’encre et de poix.
Dans une niche de l’étage devait brûler une chandelle de suif ; je ne la voyais pas, mais sa falote clarté jaune se déversait sur les marches et la rampe.
Un nuage glissa sur le palier, plus noir que la nuit ambiante, et, soudain, l’extinction de la chandelle s’accompagna, non du bruit de voile déchirée mais d’un cri monstrueux, un grincement de gigantesque ferraille.
L’obscurité fondait sur moi du cintre ténébreux.
Deux lumières persistaient encore ; celle d’une belle lampe à flamme ronde qui brûlait ordinairement en retrait du grand palier et dont je ne pouvais voir qu’un mince et lointain reflet, car elle se trouvait loin de moi, et celle de la lanterne vénitienne aux vives couleurs, mais qui répandait fort peu de clarté.
La grosse et fidèle lampe dut quelque peu se révolter, car sa lumière sauta, diminua et reprit de l’ampleur.
Une ombre passa, disparut et reparut, accompagnée de claquements et de cris de fureur, et la lampe céda, vaincue.
Restait la lanterne.
Je la voyais très bien, car elle se balançait au bout de son câble, presque au-dessus de ma tête ; le ténébreux agresseur devait se montrer, s’il voulait lui faire subir le sort de l’autre luminaire.
Je le vis en effet, si toutefois on peut dire qu’on voit l’ombre se profiler sur l’ombre.
Quelque chose de puissante envergure, une sorte de fumée rapide, piquée d’une double luciole rouge, fonça vers les couleurs chatoyantes, qui ne furent plus.
Mais à ce moment tragique, je repris l’usage de mes mouvements.
Une seule clarté restait vivante dans la maison diabolique : la lampe bleue du dieu Terme.
Je m’élançai vers elle et m’en emparai, bien décidé à la défendre contre n’importe quelle entité de la nuit.
Alors s’élevèrent les plaintes.
Jamais je n’en ouïs de plus déchirantes, de plus désespérées, et soudain mon nom se trouva mêlé à ces appels d’inhumaine souffrance.
— Petit maître… De la lumière, petit maître !
C’était Lampernisse qui m’appelait, quelque part dans les ténèbres opaques de l’étage.
Vivement, je remontai la mèche de la lampe bleue et une belle clarté naquit au bout de mon poing brandi vers l’obscurité menaçante.
— Lampernisse… Je viens… Courage !
Je montai, quatre à quatre les larges marches, entouré de lumière azurée, défiant du geste et de la parole l’ennemi inconnu.
— Viens donc m’arracher ma lampe !
Il ne se manifesta point et je pus atteindre le vaste palier d’étage où s’élevaient les plaintes de Lampernisse.
La lumière bondit devant moi, éclaboussant de bleu clair les murailles et les boiseries, réveillant des ombres fantastiques.
— Lampernisse !
Je faillis me heurter à lui et, quand je le vis, il me fallut tout mon courage et toute ma colère pour ne pas laisser choir ma lampe devant tant d’horreur.
Mon pauvre ami gisait sur le plancher noir et gluant de sang, dans une affreuse nudité, une atroce blessure béant à son flanc maigre.
J’essayai de tendre vers lui une main secourable, mais il fit un faible geste de refus.
Ses bras esquissèrent un geste d’impuissance et retombèrent avec un bruit de fer. Je vis alors que d’énormes chaînes le tenaient rivé au sol.
— Lampernisse, suppliai-je, dis-moi…
Il râlait hideusement.
— Promettez… murmura-t-il.
— Oui, oui, tout…
Il ouvrit des yeux vitreux et me sourit.
— Non… ce n’est pas cela… de la lumière ! Oh, miséricorde !
Il retomba sur le côté, les yeux clos, le flanc palpitant.
Quelque chose marchait vers moi, du fond de la nuit, et une griffe monstrueuse surgit à la hauteur de mon regard.
Un oiseau d’une taille démesurée, un aigle d’une majesté terrible, à faire trembler les étoiles, se dressait dans la clarté bleue. Ses yeux brûlants me fixaient avec fureur, et son bec s’ouvrit pour laisser passer l’épouvantable cri de rage qui hantait Malpertuis depuis mon arrivée.
La serre de fer noir m’arracha la lampe des mains et la lança au loin. Les ténèbres se fermèrent autour de moi comme des murs de tôle.
J’entendis le monstre se jeter sur sa proie et le bruit des chairs qu’il lacérait.
— Promettez !
Une voix très faible, aérienne, le murmurait à mon oreille.
Ce fut le silence.
Puis j’entendis une porte s’ouvrir.
Il y eut de nouveau un peu de clarté naissant au fond de l’ombre, celle d’une chandelle ou d’une lanterne sourde portée haut.
Des pas hésitants, s’aventurant avec prudence dans l’escalier obscur, s’approchèrent.
La clarté s’élargit, glissant le long des marches.
J’aperçus la chandelle.
Elle était fichée dans un vulgaire chandelier de grès vert et, portée par une main tremblante, s’agitait. Une grosse poigne aux doigts courts et boudinés en protégeait la flamme.
Comme sa clarté tombait sur moi, le porteur s’arrêta et je l’entendis grogner.
La grosse main cessa d’abriter la flamme et, s’avançant vers moi, me saisit par le bras.
— Allons, viens par-ici !
La voix était méchante.
La chandelle fit un écart et sa lumière enfin révéla un visage, celui du cousin Philarète.
Je balbutiai son nom, mais il ne répondit pas.
Ses gros yeux me couvaient d’un regard morne et sa main, serrant davantage mon bras, m’entraîna avec force.
Une haleine douce et glaciale me fut soudain soufflée au visage, je me sentis devenir léger, immatériel presque.
Pourtant, une sensation de rudesse me courba les reins comme si un lutteur m’eût ceinturé ; une couleuvre se tordit autour de mes jambes, remonta vers mes poignets.
Il me sembla glisser dans une eau profonde et très froide.
— Tu vois, tu entends, mais je t’assure que la souffrance te sera épargnée.
La sensation d’agréable légèreté m’était restée, mais j’étais voué à une immobilité absolue, le moindre geste m’était défendu ; il est vrai que je ne songeais pas à le tenter, tant cette inertie m’était douce.
— Je devrais t’en vouloir un peu, mais je suis un vieil homme qui ne connais pas de rancune ; pourtant tu n’as jamais voulu m’apporter le râle d’eau qui aurait fait une belle pièce, en vérité, et quand il t’a fallu capturer un des vilains petits génies du grenier, tu as perdu le piège dont la construction m’avait demandé beaucoup de temps et d’habileté.
J’étais étendu à plat sur une table très froide ; au-dessus de ma tête pendait un lustre à multiples branches dont chacune était garnie d’une grosse torsade de cire. Elles brûlaient toutes d’une flamme haute et tranquille, répandant une douce clarté dorée.
J’avais reconnu la voix du cousin Philarète, mais je ne le voyais pas ; mon champ de vision étant limité, je n’apercevais que le plafond aux profonds caissons feutrés d’ombre et la partie la plus éloignée de la chambre.
— Si tu pouvais tourner la tête, tu verrais les compagnons que tu rejoindras bientôt. Sans doute les retrouveras-tu avec quelque plaisir, mais tu ne peux te mouvoir et je vais les faire apparaître devant toi.
J’entendis un souffle puissant comme si quelqu’un essayait de faire prendre flamme à un tison rouge. Puis de légers heurts se produisirent contre le plafond.
Les flammes des bougies vacillèrent quelque peu.
Trois formes efflanquées s’avancèrent alors contre les solives et j’entendis le cousin Philarète rire et se frapper les cuisses en manière de grosse satisfaction.
— Les voilà… Tu les reconnais, n’est-ce pas ? Seulement il ne m’appartient pas de leur faire faire autre chose que de danser au plafond comme des baudruches vides qu’ils sont en réalité.
Sa voix exprimait le regret.
— En effet, je ne suis pas des leurs… Lampernisse ne me l’envoyait pas dire quand il en avait l’occasion. Ah ! celui-là… Je ne puis malheureusement le joindre à vous autres. Il jouit du privilège, comprends-tu ? Quant à toi…
Il se tut pendant un temps qui me parut infiniment long.
— Je n’étais pas très bien fixé sur ton compte… et, à vrai dire, je ne le suis pas encore ; pour avoir été le très fidèle serviteur de Cassave, je ne fus pas son confident, mais voici des semaines que je n’ai pas eu de spécimen sous la main. Tu devrais comprendre ma souffrance. Je ne crains plus rien à ton sujet, mon cher petit. Tu vois bien qu’on m’a laissé le gros Tchiek et pourtant son cas n’était pas bien clair, si j’en crois les étranges terreurs qu’il inspirait aux Griboin. Allons, allons… le bon temps est revenu pour le brave cousin Philarète. Nous allons pouvoir travailler, c’est-à-dire vivre et jouir de toutes les joies de l’existence.
J’entendis le bruit argentin d’instruments et de verres qu’on remuait.
— Hm, hm… grommelait-il, avant que cette inexplicable chose intervînt qui m’enleva tante Sylvie !
» Encore un excellent sujet qui m’a échappé, mais je ne puis travailler à une statue de pierre, la plus dure qui fût jamais.
De nouveau, les verres et les instruments d’acier tintèrent.
— Et le pauvre Sambucque donc… Je l’aimais bien et j’aurais voulu lui assurer la conservation éternelle. Pfuit ! ils ne m’ont laissé que des cendres. Ce fut bien malhonnête et j’estime qu’on a manqué de délicatesse à cette occasion !
» Allons, allons, à l’ouvrage… Il m’a semblé sentir l’odeur du tabac, et alors ce brouillon d’abbé n’est pas loin. Non pas qu’il fût là pour s’occuper de toi, mais je sais ce qu’il cherche et il ne l’aura pas. La nuit de la Chandeleur n’est pas loin.
Alors je vis le cousin Philarète.
Il avait revêtu une longue blouse de toile bise et il brandissait un scalpel long et effilé, dont il vérifiait le tranchant sur l’ongle de son pouce.
— Bientôt, tu seras parmi eux, continua-t-il en faisant un geste vers les pantins sautillant doucement au plafond ; je ne puis, hélas ! te garder la voix comme à Mathias Krook. Cela n’est pas en mon pouvoir et je suppose que lui aussi devait jouir du privilège, bien qu’on me l’ait laissé…
» Je ne suis pas ici pour chercher à éclaircir des problèmes. Je suis un homme simple.
Le scalpel était à la hauteur de ma gorge et la main qui le tenait hésitait quelque peu.
Je ne ressentais aucune crainte. Au contraire, il me semblait que j’arrivais à l’orée d’une grande paix, d’une sérénité sans bornes.
Mais la lame étincelante ne s’abaissa point.
Elle s’était soudain mise à s’agiter fébrilement, comme si la main qui la dirigeait vers ma gorge venait d’être frappée de trouble ou de crainte.
Elle disparut tout à coup de mon champ de vision pour y être remplacée par le visage même de Philarète.
Il était livide et ses yeux globuleux reflétaient la plus abjecte des terreurs.
Sa bouche se tordait et laissa échapper des hoquets et des mots suppliants.
— Non, non… je ne veux pas ! On n’a pas le droit…
Derrière moi, une porte s’ouvrait en criant doucement sur ses gonds.
Philarète balbutia une dernière fois :
— Je suis un homme simple… L’oncle Cassave m’a dit…
Sa bouche se ferma avec un claquement sec, comme celui d’un couvercle qu’on rabat de force, et une étrange transformation de ses traits s’opéra.
Ses yeux se vidèrent de vie et reflétèrent la clarté jaune des torsades de cire, les rides de ses joues se creusèrent, se remplirent d’ombre, son front devint luisant comme le marbre.
Tout à coup, il chancela et disparut à mes yeux.
Un bruit lourd ébranla le plancher et suivit un gros fracas de pierre éclatée.
Une voix s’éleva à mes côtés :
— Ne regarde pas ! N’ouvre pas les yeux !
Des doigts doux comme la soie se posèrent sur mon visage et fermèrent mes paupières.
Une fois de plus, les gonds de la porte crièrent et un pas léger s’éloigna.
Brusquement, je sentis que le charme qui me tenait captif sur la table du taxidermiste venait d’être levé. Je me redressai et une main secourable m’aida à me relever.
Et cette main, je la reconnus…
— Eisengott !
Il était près de moi, sous sa forme première, en lévite verte, sa longue barbe couvrant sa poitrine, ses yeux graves fixés sur les miens.
Mais, à ce moment, j’y vis autre chose que la sévérité coutumière : une émotion étrange qui, me semblait-il, y laissait briller la douceur des larmes.
— Tu es sauvé ! dit-il.
Je poussai un cri de détresse.
— Pourquoi me fallait-il revenir ici, dans cette maison infernale ? sanglotai-je. Je vous ai reconnu là-bas, près de la mer. Vous étiez le Dr Mandrix, et vous m’avez fait revenir.
Il continuait à me considérer avec de grands yeux immensément tristes et un mot incompréhensible tomba de ses lèvres :
— Moïra !
Je tendis vers lui des mains suppliantes.
— Qui êtes-vous, Eisengott… ? Vous êtes terrible et pourtant vous n’êtes pas méchant comme bien d’autres qui furent ici auprès de moi.
Un soupir souleva sa poitrine et un désespoir pathétique troubla au long d’une brève minute son masque de vieille cire.
— Je ne dois pas te le dire… Les temps ne sont pas encore révolus, mon pauvre enfant.
— Je veux partir, sanglotai-je de plus belle.
Il approuva doucement du chef.
— Tu partiras… Hélas ! tu quitteras Malpertuis, mais Malpertuis te suivra dans la vie, ainsi l’a voulu…
Il se tut et je vis ses belles et puissantes mains tressaillir.
— Qui donc, Eisengott ?
Pour la seconde fois, l’énigmatique mot tomba de ses lèvres frémissantes :
— Moïra !
Il courbait à présent la tête, comme vaincu par une force inéluctable.
— Partons ! dis-je tout à coup.
— Soit, mais tu mettras ta main dans la mienne, tu te laisseras guider par moi et tu n’ouvriras pas les yeux si tu veux échapper au plus terrible des sorts !
J’obéis ; nous franchîmes la porte, je descendis des marches au bras de mon singulier protecteur ; les dalles du corridor sonnèrent sous nos pas.
Soudain, nous fîmes halte, et je sentis le grand corps d’Eisengott trembler contre le mien.
Un hymne sombre et sauvage montait au loin, du fond de la nuit.
— Les Barbusquins ! s’écria Eisengott avec terreur. Ils viennent ! Ils approchent ! Ils sortent de la mort !
Il tremblait comme un buisson dans le vent.
— Vous avez peur d’eux ? demandai-je à voix basse.
Il soupira.
— Non, répondit-il, mais de ce qu’ils représentent pour moi… le néant !
Un vent frais balaya mon visage, l’hymne se tut brusquement.
— Nous sommes dans la rue ! m’écriai-je avec joie.
— Oui, mais je te supplie de garder les yeux fermés !
Nous marchâmes, côte à côte, en silence, jusqu’au moment où il leva la singulière interdiction.
Je me trouvais en face de l’auberge de Bets, où un lumignon veillait encore derrière les rideaux.
— Va, mon enfant, la paix t’est revenue, dit Eisengott en lâchant mon bras.
Je le retins.
— Là-bas, au bord de la mer, j’ai revu mon père et…
Les mots me restèrent dans la gorge.
— Et les yeux de Nancy, murmurai-je avec peine.
Il secoua violemment la tête.
— Tais-toi… tais-toi ! Tu n’as vu que des fantômes, les reflets des choses cachées. Que les grandes volontés qui régissent les mondes fassent qu’elles le restent pour toi, mon enfant !
Il s’éloigna avec une telle rapidité que je ne le vis pas disparaître dans l’obscurité.
Je poussai la porte de la taverne : Bets, le chapelet aux mains, leva vers moi des yeux tranquilles et souriants.
— Tu m’attendais donc ? m’écriai-je.
— Mais oui, dit-elle simplement, je savais que tu reviendrais bientôt et que je pouvais t’attendre, puisque j’ai prié tout le temps. Je me jetai dans ses bras.
— Je veux partir loin d’ici, avec toi ! sanglotai-je.
Bets m’embrassa longuement sur les yeux.
— C’est bien ce que je veux, mon cher garçon, tu iras avec moi à mon village. Je te conduirai chez les bons pères blancs, ajouta-t-elle avec un soupir.
Ses yeux se remplirent de larmes.
— « Viens à moi… Viens à moi… » C’est ainsi que leur cloche parle ; pendant que je priais pour toi, je l’ai entendue comme si elle sonnait tout près, alors qu’en réalité elle est loin, bien loin…
Ici finissent les mémoires de Jean-Jacques Grandsire.