Chapitre quatrième

LA MAISON DU QUAI DE LA BALISE

Qui donc marche, veille et guette dans cette maison ?
PORITZKY. (Gespenstergeschichte.)

Je ne puis prétendre que les heures d’effroi se suivaient, dans Malpertuis, selon une norme inexorable, qu’elles adoptaient, dans l’épouvante, une régularité de marées ou de phases lunaires, comme dans la fatale maison des Atrides.

Me rapportant aux belles études de M. Fresnel, je serais enclin à invoquer le phénomène des interférences, pour essayer d’expliquer le flux et le reflux dans le déchaînement des forces mauvaises de Malpertuis. Ainsi se produit en quelque sorte un phénomène de « battement », où l’intensité de ces forces varie avec le temps.

L’abbé Doucedame, qui montre une aversion de plus en plus marquée pour un tel sujet d’entretien, a bien voulu me parler d’un certain « pli dans l’espace » pour expliquer la juxtaposition de deux mondes, d’essence différente, dont Malpertuis serait un abominable lieu de contact.

Ce n’est là qu’une image et l’abbé Doucedame prétend, avec une sombre satisfaction, qu’il me faudrait des connaissances mathématiques très étendues pour qu’elle se présentât, nette et lumineuse, à mon entendement.

De cette manière, il me laisse, sans remords, le bandeau sur les yeux, car je ne fus ni ne serai jamais un foudre de science et de savoir.

Il y a donc des trêves dans le malheur et l’abomination, pendant lesquelles l’esprit des ténèbres se recueille ou nous oublie, nous laisse jouir de paix et de quiétude.

Le cousin Philarète devient fort aux échecs et stupéfie son maître ; le Dr Sambucque, qui grogne, le nez sur l’échiquier :

— Philarète, mon garçon, tu es un cachottier qui a déniché quelque part un excellent traité de jeu, ou bien un pendard à qui la chance fait les yeux doux.

Le taxidermiste se trémousse sur sa chaise, buvant du lait, et Sambucque continue :

— Cette combinaison du cavalier et de la tour, appuyée sur le sacrifice du pion du valet… Eh ! eh ! mon gaillard, c’est une trouvaille, et je m’y suis laissé prendre !

La tante Sylvie a brodé un dessin compliqué et Éléonore Cormélon la complimente sans détours.

— C’est de l’antique, madame !

Rosalie ne veut pas rester en défaut :

— On dirait un beau chat endormi.

La tante Sylvie s’explique.

— Euryale m’a fourni le modèle.

Ma cousine condescend à éclairer leur lanterne.

— C’est le lion du Gebel.

Alice lui dédie un sourire qui ne manque pas de séduction.

— Vous dessinez très bien, mademoiselle Euryale, et ce que vous faites en ce moment est un portrait, mais je me demande de qui.

Euryale dit :

— C’est la tête de la princesse Nofrit.

Je me mêle à la conversation.

— C’est de l’art égyptien.

— Merci de nous l’avoir dit, répond Euryale avec une ironie qui m’est pénible.

Je lui jette un regard noir, qu’elle dédaigne : je suis bien proche de l’aimer de tout mon être ou de la détester de toutes mes forces. Depuis le premier soir où sa main se rivait à mon cou et qu’une promesse prodigieuse tomba de ses lèvres, elle affecte d’ignorer mon existence.

À plusieurs reprises, et de plus en plus timidement, je lui ai glissé quelques propositions de rencontre au jardin ou dans la bibliothèque. Parfois elle m’a répondu par un refus dur et bref, d’autres fois elle m’a tourné le dos sans desserrer les dents.

Je pense qu’elle porte des toilettes de vieille femme, que ses cheveux feraient le désespoir d’un démêloir, qu’elle a un visage de pierre, qu’elle est vilaine, vilaine…

Ce jour, je lui disais :

— Tu sais, Euryale, demain j’aurai vingt ans !

Elle me répondit :

— Tu pourras presque quitter le berceau.

Je me suis promis de me venger de cette injure, sans toutefois savoir comment je pourrais le faire.

Eh !… pourtant j’ai une idée, mais elle est vague, confuse, et me fait trembler et rougir.

Nancy n’a rien changé à son mode d’existence. Elle me semble un peu plus pâle et ses yeux sont cernés d’ombre bleue ; elle n’en est que plus belle et l’oncle Dideloo frissonne quand d’aventure sa robe l’effleure.

Au-dehors la pluie a cessé, mais l’automne, en dépouillant son ciel de nuées, a libéré un vent d’est raide et sec qui annonce l’approche de l’hiver.

Le jardin n’affecte plus cette apparence hostile et je me suis décidé à lui consacrer quelques heures quand le soleil, encore relativement tiède, en prend possession.

Ce projet avorte d’ailleurs régulièrement.

C’est à peine si je pousse une pointe jusqu’aux abords de l’étang ; arrivé là, le froid me saisit, je frissonne, je serre autour de mon cou le foulard de soie sans lequel Élodie me défend de sortir, et je retourne à la maison.

Je me dis alors que je reviendrai le lendemain, et je n’en reviens pas. Pourquoi ? Je sens que la raison est en dehors de moi.

Quelque chose, une force sans doute, estime que je n’ai rien à y faire, que ce qu’il me faut y voir n’appartient pas encore au temps, et je suis rendu aux mornes heures de la vie quotidienne.

Après les repas, nous restons plus longtemps réunis dans la salle à manger, et parfois dans un petit salon circulaire, banal mais familier et qu’égaye un splendide feu ouvert.

Les fauteuils y sont larges, et profonds, le tapis de haute laine est épais et moelleux. Dans un des bahuts se trouve une ample cave à liqueurs, que les hommes apprécient.

Voici que nous y sommes installés ; même Nancy est des nôtres ; elle a consenti à remplacer l’oncle Dideloo au whist des dames Cormélon.

Nancy joue mal. Alice n’est guère plus habile et ses sœurs en sont mécontentes.

Tout à coup, Rosalie s’exclame :

— Tu joues comme une enfant. On ne dirait pas que tu auras bientôt trente-cinq ans, Alecta !

Alice sursaute et je vois un éclair d’effroi et de colère dans ses yeux sombres.

Peut-être qu’elle ne désirait guère entendre révéler son âge. Peut-être…

Eh ! on dirait que l’aînée, elle aussi, n’approuve pas les dires de la puînée ; sa main se pose sur le bras de Rosalie qui retient une grimace de souffrance. Pourquoi l’a-t-elle appelée Alecta ? Cela ne diffère pas beaucoup du nom d’Alice, mais j’emporte l’impression que la cause du mécontentement d’Éléonore Cormélon est là.

Sambucque aussi l’a remarqué.

Il a levé la tête et l’expression de son visage ridé me paraît fort énigmatique.

Haussons les épaules… Il faut que les journées soient bien ternes pour qu’on puisse prêter quelque attention à de si menues choses.

Au fond, malgré ma rancune, je n’ai d’yeux que pour Euryale qui, penchée sur un cahier, le crayon aux doigts, dessine.

Mais soudain mon être se crispe : tout en ne m’accordant pas le moindre regard, la madrée m’a observé dans un miroir, et le portrait qui s’étale, grotesque, enlaidi à dessein, c’est le mien !

Je quitte le salon, le cœur gros ; seul le sourire d’Alice accompagne mon départ.

J’erre dans la maison vide, où quelques lampes brûlent déjà. Depuis de nombreux jours, elles ne s’éteignent pas et Lampernisse ne rôde plus, lamentable âme en peine, par les couloirs hantés ; on le rencontre même à la cuisine où il consent à goûter aux gaufres et aux crêpes d’Élodie.

Je retourne à une occupation qui, depuis quelque temps, me procure un bien innocent plaisir : j’espionne les Griboin ! Pauvre passe-temps s’il en fut et qui n’est guère fécond en découvertes.

Par une petite fenêtre carrée, dont le rideau est à moitié tombé, je parviens à les observer sans être vu. Leur loge de concierge, qui leur sert également de cuisine, est fort exiguë et plus sombre qu’aucune des pièces de la maison. Un jour blafard y pénètre par une fenêtre d’imposte, allongeant les moindres objets d’ombres grotesques. Quand les services de la maison ne les réclament pas, les Griboin s’y tiennent près d’une table en bois blanc recouverte d’un vieux tapis de peluche rouge.

Griboin, coiffé d’un bonnet grec à floche, fume une longue pipe brune ; sa femme, les mains posées à plat sur les genoux, rêve, les yeux fixés, sans voir, sur les figurines d’une grosse image d’Épinal décorant le mur d’en face. C’est bien rare qu’ils s’adressent la parole.

Il n’y a vraiment rien à voir à cette double immobilité, et pourtant je passe un temps appréciable, derrière la petite fenêtre au rideau tombé, à la guetter, et j’essaye de comprendre ce qui se passe chez ces deux créatures heureuses de leur inertie et de leur silence.

Tout de même, il y a des moments où les Griboin secouent la chape de plomb qui les tient écrasés.

La femme disparaît dans un coin où l’ombre la couvre tout entière ; quand elle réapparaît, elle tient un sac de cuir brun. Alors Griboin dépose sa pipe et passe une langue pointue sur ses lèvres noires : ils vont compter leur argent.

Ils comptent ! Ils comptent !

Leurs visages changent ; à présent ce sont deux énormes rats, aux pattes griffues, qui bâtissent des piles d’écus et de jaunets.

Leurs lèvres racornies bougent, et j’y lis une numération montante, entrecoupée d’un mot d’ordre inaudible.

— Économisons ! Économisons !

Les monnaies d’or et d’argent ne tintent pas, et quand la femme Griboin les ratisse d’un geste d’aragne pour les faire réintégrer la bourse de cuir, elles le font sans aucun bruit.

La femme replonge dans le coin ; puis elle reprend sa place à la table, ses mains s’allongent sur ses genoux, et Griboin rallume sa pipe à un fumeron dont je sens l’infecte odeur venir jusqu’à moi à travers la vitre de mon poste de guet.

Alors il me vient à l’idée que je puis leur faire peur. Un jour, sans savoir pourquoi, je criai brusquement : Tchiek !…

Un tremblement de terre n’eût pas secoué davantage les deux retraités, ivres d’argent et de solitude.

Il me faut retourner en arrière pour que l’on puisse comprendre.

Il n’y a jamais à Malpertuis, de visiteurs autres que ceux que j’ai nommés, à l’exception toutefois d’une créature tellement falote, que la plupart des habitants continueront toujours à l’ignorer.

Une fois par semaine, la Griboin procède à un récurage complet de l’immense maison et, grâce à celui qui l’aide à l’ouvrage, tout y reluit et resplendit en quelques heures.

Ce serviteur habillé d’une grossière robe de bure, coiffé d’une sorte de tricorne qui semble vissé sur son énorme tête ronde, se présente sous la forme repoussante d’une barrique montée sur d’épaisses jambes en pieds de marmite ; des bras d’une longueur simiesque achèvent cette grossière ébauche de corps humain. Il soulève de formidables seaux de bois remplis d’eau, manie avec une vigueur indescriptible de fantastiques balais et des torchons larges comme des couvertures.

Les objets les plus lourds paraissent glisser ou se soulever d’eux-mêmes, à son approche ; malgré sa masse, il se déplace et besogne avec une incroyable vélocité. Quand il débite en menus rondins les stères de bois à brûler, son couperet danse dans l’air et les copeaux bruissent autour de lui comme les grêlons d’une giboulée.

Je n’ai eu garde de questionner les Griboin à son sujet : on ne pose pas de pareilles questions dans Malpertuis, c’est une règle qu’on y adopte immédiatement, de son propre vouloir.

J’ai voulu, un jour, voir son visage, ce qui me valut un beau recul de dégoût : ce visage était absent.

Il n’y avait, dans l’ombre du tricorne, qu’une large surface de chair rose et luisante, présentant trois fentes minces à l’endroit des yeux et de la bouche.

La Griboin le dirigeait du geste et ne lui adressait jamais la parole ; de son côté, il n’émettait qu’à de rares intervalles un son unique et bref, comme le claquement de bec d’un engoulevent crépusculaire.

— Tchiek ! Tchiek !

D’où venait-il ? Où s’en allait-il, la besogne terminée ?

Une seule fois, je vis la Griboin le conduire par le jardin et disparaître avec lui sous les arbres.

Un jour, au moment où les époux avaient, leur joie d’avares satisfaite, repris leur morne attitude, je poussai donc le cri : Tchiek ! Tchiek ! — et, ma foi, je l’imitai fort bien.

Griboin laissa tomber sa pipe et sa femme jeta les bras en l’air en poussant un hululement farouche.

Ils se ruèrent en même temps vers la porte, poussèrent les verrous, y mirent la table et des chaises en barricade.

Griboin décrocha quelque part dans l’obscurité de la loge un long sabre d’abordage, et je l’entendis glapir avec colère :

— C’est toi !… C’est toi !… Qui d’autre que toi ?

Elle gémissait, hagarde :

— Et je te dis que c’est impossible ! Complètement im-pos-si-ble !

Je jugeai bon de ne pas répéter ce tour si bien réussi, craignant je ne sais quelle redoutable découverte, mais je sus que Malpertuis renfermait un mystère de plus.

Un matin de la semaine de mes vingt ans, je descendis à la cuisine, à l’heure où Élodie activait ses fourneaux pour le dîner de midi. Le Dr Sambucque lui tenait compagnie en buvant un doigt de vin d’Espagne et en grignotant des biscuits.

— Élodie, dis-je, donne-moi la clé de notre maison.

— De notre maison ? fit notre bonne, étonnée.

— Mais oui, notre maison du quai de la Balise. Je veux m’y rendre après le dîner.

C’était la première fois, depuis notre entrée à Malpertuis, que je décidais de m’en échapper pour quelques heures.

Élodie hésitait. Je lisais de la réprobation et de la crainte dans son honnête regard.

Sambucque chantonna :

— Quand les ailes poussent…

Élodie rougit et dit tout bas :

— Il faut avoir honte !

— Mais non, protesta le docteur, bien au contraire. Si l’empereur de Cathay vécut dans l’admiration, le respect et l’amour de ses cent millions de sujets, c’est parce qu’à l’âge de dix ans il entretenait déjà sept cents épouses.

— Je l’ai tenu dans mes bras, si petit, et penser que…

Élodie se détourna et je l’entendis étouffer un sanglot.

— Donnez-lui la clé tout de même, Élodie.

Avec un gros soupir elle alla fouiller le tiroir d’une profonde commode et me remit la clé demandée, sans ajouter un mot.

Je m’esquivai, une étrange et délicieuse angoisse au cœur ; dans l’obscurité de l’escalier, j’entendis le frémissement d’une robe, mais ne vis personne.

Au dîner, je touchai à peine aux plats et me fis railler par le cousin Philarète qui faisait largement honneur à de copieuses grillades et à de non moins plantureuses volailles.

Sournoisement, j’épiais les autres, comme si mes moindres gestes eussent trahi mon projet de magnifique évasion.

Ils étaient, comme toujours, indifférents à tout ce qui ne garnissait pas les plats et les assiettes.

L’oncle continuait à couler des regards vers Nancy aux pensées lointaines ; Sambucque attirait l’attention de Philarète sur les finesses du menu ; les sœurs Cormélon, à l’exception d’Alice aux sourires rentrés, mangeaient comme si elles eussent été à la tâche ; la tante Sylvie torchait son assiette à l’aide d’un énorme quignon ; Euryale regardait les yeux du soleil dans son verre ; les Griboin glissaient silencieusement de l’un à l’autre, comme des pantins montés sur roulettes.

Au moment de franchir la porte de la rue, la crainte me vint d’une intervention mystérieuse qui m’eût empêché de mettre mon projet à exécution.

Je jetai un regard effrayé autour de moi, mais rien ne bougeait dans la pénombre éternelle du lieu ; seul, au loin, le dieu Terme me regardait de ses yeux de pierre blanche.

La rue me reçut avec un large sourire ; dans un rai oblique de soleil, des moineaux se battaient pour un fétu de paille ; au loin, la crécelle d’un marchand de marée ronronnait.

Tout à coup, d’autres visages surgirent dans la clarté dorée de l’après-midi ; ils appartenaient à des gens quelconques, vaquant à d’ordinaires besognes, ils ne se tournaient pas même vers moi, mais j’aurais volontiers posé des baisers sur toutes ces joues inconnues.

Sur un pont en dos d’âne franchissant, d’une courte enjambée, l’eau verte de la rivière, un petit vieux laissait tremper un fil dans le courant.

— Malgré le froid j’ai pris deux brèmes, me cria-t-il comme je le dépassais.

Devant la vitrine d’une boulangerie, un mitron poudré de blanc déversa une hottée de petits pains frais, tout fumants, et à la fenêtre d’un cabaret, aux rideaux largement écartés, deux fumeurs de pipe heurtaient gravement leurs pots de grès bleu débordants de mousse fraîche.

Toutes ces images si simples respiraient la vie à grands flots ; j’avalais l’air frisquet de la rue que semblaient parfumer les pains chauds et la bière mousseuse, et animer la chanson de la rivière et la joie du vieux pêcheur de brèmes.

Au tournant du quai de la Balise, notre maison parut, ses volets verts baissés.

La clé se prit un peu difficilement dans la serrure et la porte cria légèrement sur ses gonds en s’ouvrant. Ce furent les uniques reproches que me fit cette douce et quiète demeure pour un long abandon.

Je fis un salut à Nicolas Grandsire, grand et sévère dans son cadre d’or terni, et courus au petit salon, témoin de tant d’heures tranquilles.

Une vague odeur de renfermé et de vétiver y flottait, mais, dans la cheminée, le bois était prêt pour la flambée.

Dès les premières flammes, la maison se réveilla et se fit accueillante. Le large divan, sur lequel Nancy entassait une invraisemblable quantité de coussins, m’invita au repos ; des livres délaissés, mais jamais oubliés pourtant, allumèrent le prisme de leurs reliures bariolées derrière la vitre d’une armoire-bibliothèque.

Des bibelots essayaient, par coquetterie, de faire oublier qu’un peu de poussière ternissait leur beauté ; les conques des fasciolaires roses se remettaient à imiter le bruit de la mer à mon approche. D’innombrables menues tendresses se fondaient en une seule pour m’accueillir et me retenir parmi elles.

Dans un coin de la cheminée, je découvris la pipe en merisier de l’abbé Doucedame et son pot à tabac en grès verni.

Je redoutais les âpres joies du pétun, mais une pensée attendrie pour mon excellent maître me fit bourrer cette pipe et l’allumer.

Je m’étonnerai toujours de la manière triomphale dont j’entrai dans le paradis des fumeurs : mon être ne connut aucune révolte et, dès les premières bouffées, ma joie fut plénière.

Ce fut le triple plaisir de ma liberté temporairement reconquise, du décor retrouvé et de la solitaire initiation au tabac, qui me fit oublier que j’attendais…

J’attendais je ne sais quoi, mais j’avais quitté Malpertuis dans la certitude de cette attente.

Et cette certitude, je la formulai à haute voix :

— J’attends… j’attends…

Je prenais à témoin les choses qui m’entouraient, je demandais une réponse aux bibelots vêtus de légère poussière, au grondement dès conques marines, aux fines volutes de la fumée bleue.

— J’attends… j’attends…

Soudain la réponse vint : une grêle sonnette s’agita timidement dans le hall d’entrée.

Mon cœur se serra et, pendant quelques instants, la crainte me tint captif sur le divan, parmi le délice tiède des coussins.

La sonnette répéta son appel avec plus d’énergie.

Il me sembla qu’un temps très long s’écoulait entre le moment où je me levai du divan et celui où, dépassant dans le hall le portrait de Nicolas Grandsire, j’ouvris la porte.

Une silhouette voilée était là, dans la douceur dorée de l’après-midi ; elle entra sans bruit, glissa comme une ombre par le hall vers le salon où le divan la reçut.

Les voiles tombèrent, je reconnus un sourire, des mains fermes me saisirent aux épaules, me courbant en arrière, tandis que des lèvres brûlantes prenaient les miennes.

Alice Cormélon était venue… Je savais à présent que c’était elle que j’attendais, que ce ne pouvait être qu’elle…

Dans l’air, les rondins enflammés soufflaient un parfum torride de résines grillées, la fumée du tabac avait une senteur d’épices et de miel, et des voiles et de la robe d’Alice, qui tombaient avec des floc ! floc ! assourdis sur le tapis de laine bourrue, montait une haleine capiteuse de rose et d’ambre.

*
* *

Le crépuscule glissait sur les pentes des toits assombris, le feu croulait en cendre et les miroirs s’emplissaient d’eau noire quand Alice renoua sa longue chevelure d’ébène et de jais.

— Il faut partir, murmura-t-elle dans un souffle.

— Nous resterons ici, dis-je en la serrant farouchement contre moi.

Elle se dégagea sans peine de ma pauvre étreinte ; sous le merveilleux ivoire de ses bras, des muscles sans défaillance étaient au service de sa volonté.

— Alors, nous reviendrons…

Il faisait déjà trop sombre pour que je pusse lire dans ses yeux.

— Peut-être, soupira-t-elle.

Sa robe montait autour des formes qui avaient dévoilé leur adorable mystère, les voiles se rajustaient.

Tout à coup, elle me prit dans ses bras, frémissant de terreur.

— Écoute… on marche dans la maison !

J’écoutai et frémis à mon tour ; un pas lent et lourd s’avançait, faisant une sourde trouée dans le silence.

Je n’aurais pu dire s’il descendait de l’étage ou s’il montait des caves ; son bruit emplissait l’espace, y régnait en maître, et pourtant il n’éveillait ni sonorité ni résonance.

Il avançait dans le hall et soudain s’arrêta devant la porte du salon où Alice et moi nous nous tenions, immobiles, pétrifiés de terreur.

J’attendais à tout moment de voir cette porte tourner lentement sur ses gonds et s’ouvrir au mystère de ce bruit.

Elle ne s’ouvrit pas.

Mais dans le soir, une voix sombre et lente parla :

— Alecta ! Alecta ! Alecta !

Trois coups espacés furent frappés sur le bois et, par trois fois, mon cœur bondit dans ma poitrine comme si ces coups frappaient au fond de mon être.

Alice chancela, se raidit et brusquement ouvrit la porte.

Le hall était vide, la clarté verte du vitrail y coulait comme un reflet oublié de lune.

— Viens, dit-elle.

Nous nous trouvâmes dans la rue à l’heure douce où les lumières s’allumaient.

— Alecta…, dis-je.

Elle poussa un cri sauvage et me serra l’épaule à la briser.

— Jamais… entends-tu ? jamais… Ne prononce jamais ce nom, si tu ne veux pas que le malheur et l’épouvante soient sur toi !

Au coin du pont, elle me quitta sans un mot d’adieu et je ne sus quel chemin elle prenait pour revenir à Malpertuis, puisqu’elle y fut avant mon retour et que je n’avais pas perdu un instant en route.

Élodie reprit la clé de mes mains, sans poser de questions.

Je m’assis à côté du feu où les rôtis pleuraient doucement dans les casseroles.

— Élodie, j’ai emporté la pipe de l’abbé Doucedame et son pot à tabac, je crois que je vais avoir grand plaisir à fumer.

Le Dr Sambucque, qui venait d’entrer et avait entendu, m’approuva :

— Mon petit, vous m’en voyez bien aise. De vous savoir fumer la pipe, il me semble qu’un homme de plus vit sous le toit de Malpertuis, et Dieu sait que nous en avons peu !

Élodie ne souffla mot ; elle était visiblement d’humeur morose.

Je quittai la cuisine, suivi de Sambucque.

Sur le palier, le petit docteur me prit le bras.

— Écoutez ! dit-il.

Au loin des gémissements s’élevaient.

— C’est Lampernisse qui recommence. Les lampes s’éteignent à nouveau !

Il s’enfuit de son pas menu et sautillant d’oiseau.

Dans le vestibule, je me heurtai à Nancy. Elle m’attira dans le coin où trônait le dieu Terme et me regarda longuement à la clarté de la lampe de verre qui y brûlait.

— Oh ! Jiji, que se passe-t-il ?… que t’arrive-t-il ? Tu es tout autre… et il y a à peine quelques heures que tu m’as quitté. Tu… tu ressembles tout à coup au portrait de notre père…

Elle posa sa lèvre sur mes cheveux, mais se jeta brusquement en arrière, avec un cri de douleur.

— Tu sens la rose et l’ambre… oh, mon Jiji !

Elle s’enfuit dans le noir et je l’entendis pleurer avec violence.

Je restai sans bouger, accoudé au socle du dieu de pierre, quand une voix d’une tristesse déchirante s’éleva dans les ténèbres :

— La déesse pleure… On a volé la lumière à ses yeux et à son cœur !

La soirée s’acheva au salon en rotonde : échecs, whist et broderie — broderie, whist et échecs.

Alice ne fit aucune faute au jeu et fut complimentée ; elle en rougit de plaisir.

Euryale se leva, laissa tomber le crayon qu’elle maniait mollement et tourna autour de la grande table.

Arrivée derrière Alice, elle s’arrêta et eut l’air de s’intéresser aux cartes ; ce n’était guère aux cartons bariolés que s’attachaient ses regards, je m’en aperçus aussitôt, mais au cou d’Alice, ce col blanc, un peu long, infiniment gracieux, d’où mes lèvres s’étaient détachées avec tant de peine.

Le corps d’Euryale trépidait d’une vie méchante, ses mains se levaient, montaient à la hauteur de ce cou.

Alice souriait toujours, les pensées absentes, ignorant la colère muette de ma cousine.

Je n’éprouvais aucune crainte, un orgueilleux triomphe m’éclatait au cœur.

— Elle est jalouse ! Euryale est jalouse !

Je ne me demandais pas si elle était au courant de mon amoureuse équipée. Je ne pouvais que jubiler intérieurement :

— Elle est jalouse !

Pour un peu, j’aurais voulu voir ses griffes féroces enserrer le cou de la jeune femme, mais rien d’aussi final ne se passa ; les mains d’Euryale retombèrent et s’évanouirent dans les plis de sa robe noire ; elle reprit sa lente ronde autour de la table et se glissa derrière moi.

Je tenais le regard fixé sur le trumeau d’en face ; par manque d’éclairage, il était complètement sombre.

Tout à coup, deux effroyables lucioles trouèrent sa nuit et je revis, pour la seconde fois, les terribles yeux de tigre qui me fixaient ; mais cette fois, au lieu de laisser fluer d’énigmatiques lueurs d’opale, ils brûlaient d’une rage indescriptible.

Je ne tournai pas la tête.