Chapitre deuxième

PRÉSENTATION DE MALPERTUIS

Le génie de la nuit emporta la tête du renard
our en orner sa maison et lui faire honneur.
(Les histoires d’Hussein.)

Le soleil ! Donnez-moi le soleil !
IBSEN. (Gespenster.)

Les dieux menus, comme les dieux pénates,
les brownies, les Glassmànnchen, ne sont jamais des esprits,
mais de minuscules incarnations, donc absolument matérielles
et empruntant leur puissance à la terre où ils vivent.
WORTH. (Folklore comparé.)

Il me faut présenter Malpertuis, et me voici frappé d’une singulière impuissance. L’image recule comme les castels de Morgane ; le pinceau devient de plomb dans la main du peintre ; tant de choses, que je voudrais fixer par description ou définition, se dérobent, deviennent vagues et s’envolent en brumes.

Sans mon excellent maître, le bon abbé Douce dame, qui m’obligea souvent à voir au lieu de regarder, je me serais détourné de la tâche entreprise.

Six semaines avant la mort de l’oncle Cassave, nous avions quitté notre maison du quai de la Balise pour Malpertuis.

La maison du quai restera douce à ma mémoire. Elle était petite et drôlement bâtie, ses fenêtres aux vitres verdies la plongeaient dans un jour d’aquarium d’une infinie douceur ; elle sentait la verveine et le tabac, celui que filmait l’abbé Douce-dame qui en était l’hôte fidèle.

La porte s’ouvrait sur un hall, le seul grand espace qu’abritait son toit étriqué ; hall où veillait le portrait de mon père, le capitaine Nicolas Grandsire, gardé à son tour par de redoutables panoplies.

Le capitaine nous envoyait assez d’argent pour acquitter le loyer et nous permettre de vivre sans de trop lourds soucis. Mais, vers l’époque où l’oncle Cassave nous appela à lui, les chèques des banques de Singapore, de Shanghaï ou de Canton étaient devenus de plus en plus minces et rares.

Au temps de notre relative aisance, Élodie y traitait quelques amis de la façon la plus honnête, et l’abbé Doucedame en était certainement le plus estimé comme le plus assidu.

C’était un petit homme, rond et gros comme un muid, à la joyeuse figure de pleine lune, à la soutane grasse.

Il aimait la bonne cuisine — et celle d’Élodie était excellente — le vin honorable, le tabac de Hollande et les vieux livres.

Son nom n’a pas complètement sombré dans l’oubli, et c’est justice, car il est attaché à certaines publications qui gardent encore quelque autorité. Ainsi lui doit-on une étude très fouillée sur les gravures de Wendell Dietterlin, une biographie fort originale de Gérard Dow et des travaux de recherche sur la ferronnerie d’art au XVe siècle.

Il reprit les curieuses études du Dr Misés de Leipzig sur les figures, le langage et l’anatomie comparée des anges.

Il prétendait que ces esprits célestes expriment leur pensée par la lumière et usent des couleurs en guise de sons.

Il disait régulièrement sa messe, ne dérobait jamais une minute à son bréviaire, menait une vie d’exemplaire chasteté et humilité, mais n’en était guère plus aimé de ses supérieurs. La reprise des études du Dr Misés lui avait valu, en effet, une réputation imméritée d’hérésiarque et même quelques retraites punitives en de sévères moutiers. Mais la jeunesse de ce prêtre s’était passée sous des cieux lointains et périlleux, où la gloire de Dieu se défend au prix du sang et de la souffrance des soldats du Christ, et même les évêques tatillons et piaulards n’eussent osé l’oublier.

Au sein de quelles dangereuses aventures Doucedame avait-il connu le capitaine Nicolas Grand-sire ? Il n’en a jamais rien dit, et mon père se contentait de clore ses lettres par de vives amitiés au saint bonhomme Tatou que Dieu garde pour le bonheur des pauvres mortels et leur accès à la gloire éternelle.

— Qu’est-ce donc qu’un tatou ? demandait Élodie, méfiante.

— C’est une grosse bête dans mon genre, expliquait l’abbé Doucedame, mais elle est restée sur les rives de l’Amazone, ce que je n’ai pas fait, moi, puisque je suis ici à boire de bons vins, manger de bonnes choses et mériter bien mal la miséricorde divine.

— Comment, lui ai-je demandé en faisant mine de prendre des notes, expliquez-vous le nom de Malpertuis, que la maison de l’oncle Cassave semble porter comme une malédiction ?

L’abbé Doucedame avait pris alors un air de grave attention, qui lui seyait fort mal d’ailleurs, pour expliquer :

— Dans le célèbre et truculent Roman de Renart, les clercs ont donné ce nom à l’antre même de Goupil, le très malin. Je ne m’avance pas trop en affirmant que cela signifie la maison du mal ou, plutôt, de la malice. Or, la malice est, par excellence, l’apanage de l’Esprit des Ténèbres. Par extension du postulat ainsi posé, je dirai que c’est la maison du Malin ou du diable…

Je fis une moue effrayée.

— Je préfère le renard tout court. Sur les linteaux des fenêtres géminées de la façade se trouvent quelques vilaines figures…

— Des calmars flèches, des guivres, des herpétons, détailla l’abbé.

— Et parmi elles, les têtes de renard sont les plus sympathiques ; les corbeaux de pierre des pou-très en saillie portent les mêmes sculptures.

— Ce sont de mauvais chiens oreillards, et rien de plus. Mais tout doux, tout doux, mon jeune ami. La figure du renard appartient de droit à la démonologie. Les Japonais, qui sont maîtres en cette science sombre et redoutable, ont fait du renard un sorcier, un thaumaturge de grande puissance et un esprit de la nuit aux pouvoirs infernaux très étendus. J’ai vu quelques grimoires, dont je dois condamner sans merci la lecture et bien plus encore la connaissance, où les gravures qui représentent la lutte de saint Michel et de l’Ange révolté, donnent au Malin terrassé la figure chafouine et perverse du renard.

» Malheureusement, les archives, que j’ai consultées à tant de reprises, ne m’ont pas révélé la raison de ce choix pour la maison de l’oncle Cassave. Je pense que nous le devons aux moines Barbusquins, maîtres, aux siècles passés, des principales dépendances de cette demeure que je pressens triste et menaçante.

— Parlez-moi de l’ordre des Barbusquins, dis-je avec brusquerie, sachant bien qu’il n’aimait pas traiter le sujet.

Ses petits bras ronds et gros firent des gestes d’impuissance et d’ennui.

— Cet ordre… cet ordre, voyons, mon petit. De fait, il n’exista jamais, et la dénomination est simplement populaire.

» Les bons conventuels dont vous voulez parler étaient des Bernadites, qui eurent beaucoup à souffrir des Gueux de terre et de mer, aux temps de la grande révolte des Pays-Bas contre Sa Majesté Catholique.

Je m’obstinais pourtant.

— Peut-être vos moines portaient-ils la barbe…

— Non, non. Ne versez pas dans une erreur aussi vulgaire. Ces moines portaient la barbute en signe de pénitence, et peut-être la raison de leur nom se trouve-t-elle là, tout simplement. Mais je n’oserais le proclamer, et encore moins l’écrire ! Laissez les morts en paix, surtout lorsqu’ils furent hommes saints aux mérites multipliés par la souffrance et la persécution.

— Oho ! l’abbé, la tradition en décida tout autrement, il me semble !

— Taisez-vous ! supplia l’abbé Doucedame. La tradition est une détestable colporteuse d’erreurs auxquelles, hélas, le diable fait la vie longue et tenace.

Après cet entretien, qui ne fut pas unique, mais se répéta quelques fois sur le même mode, je me sens plus apte à reprendre la description de Malpertuis.

Je me suis souvent penché sur d’anciennes gravures représentant de vieilles rues pleines d’un hautain ennui, rebelles à tous les efforts tentés pour les animer de lumière et de mouvement.

Parmi elles, je n’ai eu aucune peine à retrouver la rue du Vieux-Chantier, où se trouve Malpertuis, et sans trop de recherche j’y retrouve la maison elle-même, parmi les hautes et sinistres demeures, ses voisines.

Elle est là, avec ses énormes loges en balcon, ses perrons flanqués de massives rampes de pierre, ses tourelles crucifères, ses fenêtres géminées à croisillons, ses sculptures grimaçantes de guivres et de tarasques, ses portes cloutées.

Elle sue la morgue des grands qui l’habitent et la terreur de ceux qui la frôlent.

Sa façade est un masque grave, où l’on cherche en vain quelque sérénité. C’est un visage tordu de fièvre, d’angoisse et de colère, qui ne parvient pas à cacher ce qu’il y a d’abominable derrière lui. Les hommes qui s’endorment dans ses immenses chambres s’offrent au cauchemar ; ceux qui y passent leurs jours doivent s’habituer à la compagnie d’ombres atroces de suppliciés, d’écorchés vivants, d’emmurés, que sais-je encore ?…

Ainsi doit penser le passant qui s’arrête un instant dans son ombre, et qui s’enfuit aussitôt vers le bout de la rue où il y a quelques arbres, une fontaine murmurante, un pigeonnier de pierre blanche et une chapelle de la Vierge des Sept Douleurs.

Las !… Voici que je me détourne tout à coup de mon projet.

L’abbé Doucedame a dit tout ce que de vieilles archives auraient pu relater au sujet de cette maison, mais elles ne l’ont pas fait.

Je suis entré dans Malpertuis. Je lui appartiens. Elle ne fait aucun mystère de son intérieur. Aucune porte ne s’y obstine à rester close, aucune salle ne se refuse à ma curiosité ; il n’y a ni chambre interdite, ni passage secret, et pourtant…

Pourtant elle restera mystère à chaque pas, et elle entourera chaque pas d’une prison mouvante de ténèbres.

L’abbé Doucedame a manifesté parfois quelque curiosité pour le jardin, qui est vaste comme un parc et qu’entoure un mur si haut, si formidable, que le soleil ne projette l’ombre des hallebardes de son faîte que vers la méridienne.

Quand on se penche hors des fenêtres hautes de la maison, ce jardin ressemble à une vaste plaine gazonnée d’où jaillissent les trombes de verdure des arbres séculaires ; en vérité cette herbe est dure et rare, les fusains y sont étriqués et les halliers hâves ; seules les avoines folles et l’oseille sauvage triomphent du sol ingrat et rembourrent la base des murs.

Les arbres montent une garde hostile au jour et se montrent complaisants aux vies larvaires et à la richesse livide des cryptogames.

Mais la vie, telle qu’on la rêve parmi les arbres, en demeure exilée ; c’est en vain qu’on y épierait la promenade effrontée des merles, la fuite des ramiers, la colère des geais.

Une fois, à minuit, j’entendis la grêle chanson du lulu, la mystérieuse alouette des ténèbres, et l’abbé Doucedame y vit un signe de malheur et de menace.

Pourtant, dans les sagittaires de la pièce d’eau centrale, habite un râle haut sur pattes qui, de temps à autre, fait marcher sa lime à froid et, par temps gris, les pluviers guignards pleurent au fond du ciel.

Cet étang, de considérable étendue, apparaît brusquement derrière une barrière de chênes rouvres qui se serrent les coudes et enchevêtrent leurs brèves et noueuses ramures.

Le noir d’encre des eaux trahit leur énorme profondeur ; elles sont glacées au point de donner à la main qui y plonge une impression de morsure. Malgré cela, elles sont poissonneuses et Griboin y pêche au bergot des carpes miroir, des perches nacrées et d’énormes anguilles bleutées. À vingt toises de la berge sud de l’étang, se dresse une seconde haie, celle-ci de hauts et lourds conifères, qu’on hésite à passer, tant elle est rébarbative.

Passé ce rideau noyé d’ombre et hérissé de pointes, on se trouve devant une bâtisse d’invraisemblable laideur, de pierres niellées, pourries de lèpre, aux fenêtres crevées, à la toiture béante : les ruines de l’ancien couvent des Barbusquins.

Vers l’unique porte, bardée de fer, mène un perron gigantesque de quinze hautes marches, serrées dans des rampes murées.

Il a fallu à mon excellent maître Doucedame un élan de courage pour les gravir et se livrer ensuite à l’exploration des tristes lieux, défendus par tant de laideur.

Il s’est proposé par la suite de leur consacrer une brochure. En réalité, il prit quelques notes éparses et fiévreuses, mais jamais il ne rédigea l’œuvrette dont il escomptait pourtant quelque renommée. Je suis étonné, écrivait-il, de l’inconfort dans lequel les bons moines y vivaient, et j’ose prétendre qu’ils y recherchaient un mode de sainte pénitence. Les cellules sont étroites, basses, manquent d’air et de lumière. Au réfectoire, les tables et les bancs sont de grossière pierre grise. La chapelle est si haute et si noire qu’elle s’apparente à un puits. Nulle part, les vastes mais repoussantes cuisines exceptées, il n’y a trace d’âtres ou de foyers. Une partie des caves semble avoir été aménagée en laboratoire, car on y trouve encore de puissantes cheminées, un alambic maçonné dont les proportions sont considérables, des conduites d’eau et des creux de forges. Aux siècles passés, les savants conventuels s’adonnaient parfois à la spagyrie, encore que la pratique en fût condamnée.

Je ne puis que m’étonner également de l’étendue inhabituelle des souterrains, aujourd’hui inexplorables par suite d’éboulements, d’inondations partielles et de végétations rudérales qui présenteraient un intérêt certain pour un botaniste averti. Il est évident que l’époque, tristement féconde en persécutions, a poussé les bons moines à s’aménager de ce côté des retraites et des moyens de communication ou de fuite.

J’aurais voulu confier à l’abbé l’exploration, certes, plus facile, de la maison même, mais il s’y est refusé avec une obstination qui frisait parfois la mauvaise humeur.

Après les rares visites qu’il y fit, il se tenait tassé sur sa chaise, la tête basse, la bouche pincée, les mains moites et frémissantes, et je le suspecte d’avoir, durant les longues minutes de silence, murmuré de compliqués exorcismes. Sans doute que Dieu, dont il était l’humble mais fidèle serviteur, lui avait permis d’entrevoir l’effroyable sort que lui réservait cette maison de la grande malice, et qu’il l’avait accepté comme les saints acceptent le martyre.

Seule, la lugubre cuisine trouvait grâce devant ses yeux terrifiés ; Élodie l’aidait à supporter, peut-être même à défier, d’autres présences, occultes, invisibles, mais combien redoutables.

Le pauvre cher homme souffrait de ne pouvoir retrancher, des péchés capitaux, la condamnable gourmandise. Il soupirait longuement devant les soufflés à la moelle, les gigots parfumés d’ail et les volailles ruisselantes de jus que notre bonne posait devant lui sur l’immense table en chêne lustré.

L’âme bourrelée de remords, il piquait sa fourchette dans les grasses dodines, tranchait les filets, écrasait les compotes ; en mangeant, ses lèvres ointes de sauce esquissaient un sourire qu’il aurait voulu amer et navré, mais qui finissait par être bien doux, bien heureux.

En fin de compte, d’ailleurs, il parvenait à se convaincre de l’innocence de sa joie gourmande.

— Si Dieu a piqué les mousserons aux creux tranquilles des prairies, posé une crête charnue sur le crâne pointu du coq, fait fleurir l’ail sauvage au fond des vallées abritées et laissé mûrir le raisin de Madère à l’ardeur des méridiennes du Sud, ce n’est pas pour faire du salami, dont ils rehaussent le goût, un agent de perdition et de damnation. D’ailleurs, on mangeait mal à la table de Minos…

Ainsi discourait-il. Mais, en prononçant le nom du roi des Enfers, il frissonnait et un peu d’anxiété troublait son bon regard bleu.

Je posais souvent des questions qui embarrassaient le brave abbé, surtout quand elles se rapportaient à Malpertuis, à l’oncle Cassave et même à mon père, Nicolas Grandsire.

— Il est des livres dont on ne retourne plus la page lue, pontifiait-il. La vie est atteinte de torticolis sempiternel, ce qui l’empêche de regarder en arrière. Faisons comme elle. Le passé appartient à la Mort, qui est jalouse de son bien.

— Elle a bien dû laisser Lazare lui échapper, répondais-je.

— Petit malheureux, veux-tu bien te taire !

— Mais Lazare n’était pas bavard… Ah, s’il avait pu laisser des mémoires !

L’abbé Doucedame se fâchait alors.

— Tes propos, sans connaissance ni respect, m’obligent à des pénitences supplémentaires bien pénibles, se plaignait-il.

En prenant congé de lui sur le seuil de Malpertuis, je le retenais parfois par un pan de sa vieille soutane.

— Pourquoi l’oncle Cassave a-t-il acheté une boutique ?

Je l’accompagnais dans la rue et je l’obligeais à se retourner vers les façades étrangement jumelées, celle de la hautaine maison de maître et celle de ce magasin falot aux ternes vitrines.

C’était un mince bâtiment sans recherche architecturale, bien qu’il fût très vieux et né en des années d’art et d’harmonie.

Son pignon en casque à mèche, surmonté d’une girouette et d’une lanterne de pierre rouge, se penchait en arrière, comme frappé brutalement au ventre. Ses fenêtres étaient à peine des doubles meurtrières aux vitraux vert bouteille qui, au premier aspect, luisaient comme passés au cirage.

Au-dessus de la porte, la vieille enseigne persistait encore : « Lampernisse, Couleurs et Vernis ».

— Pourquoi, pourquoi ? insistais-je. Nancy et Mathias Krook, qui y passent leurs journées, n’y vendent pas toujours pour cent sous.

L’abbé Doucedame prenait parfois un air mystérieux pour répondre :

— Les couleurs… Ah ! mon pauvre petit, sou-viens-toi des magnifiques études du Dr Misés. Couleurs… paroles des anges… L’oncle Cassave a voulu voler quelque chose à nos célestes amis. Mais chut ! Il ne fait pas bon parler de ces choses, car on ne sait jamais quelles sont les entités aux écoutes de nos mots et de nos pensées.

D’un coup sec, il libérait sa soutane et s’enfuyait sans se retourner ; aux jours de grand vent, la tourmente lui faisait de son manteau de larges ailes noires.

Ma bonne Élodie, qui était une femme simple mais de bon sens, répondait à mes vains discours :

— Dieu garde ses mystères et punit les hommes qui essayent d’y porter une profane atteinte. Pourquoi le diable, qui singe en toutes choses le Créateur, ne voudrait-il pas en faire autant ? Con-tente-toi, Jean-Jacques, de vivre selon Sa Loi, de renoncer à Satan et à ses pompes, et de dire tous les soirs, pieusement, ton chapelet. Il est bon également de porter le scapulaire et d’invoquer le nom vénéré de quelques saints de grand mérite.

Eh ! sans doute… Si, comme on le verra plus tard, la marée d’épouvante a grondé autour d’Élodie comme autour des autres, les charmes noirs de Malpertuis n’ont pu directement l’atteindre.

*
* *

L’intronisation — l’expression est un peu pompeuse, je l’admets volontiers — des nouveaux habitants de Malpertuis se fit sans trop de heurts ni d’anicroches…

Le cousin Philarète arriva bon premier, tout son maigre avoir entassé sur une charrette à bras qu’il poussait lui-même.

Nancy lui avait réservé une vaste chambre donnant sur le jardin, dont il se déclara immédiatement très satisfait et qui, deux heures plus tard, sentait le formol, l’iodoforme et l’esprit-de-vin.

Il chargea la table de cupules, de vide-crânes, de pincettes, de boules d’ouate, de soucoupes remplies d’yeux de verre et de poudres colorantes. Une faune morte, mais aux saisissantes apparences de vie, surgit comme par enchantement sur les rayons et les meubles, du joyau azuré du martin-pêcheur, à la noire élégance de l’alcyon, de la cauteleuse apparition d’une belette argentée au guet hargneux d’un lézard d’Australie, de la douceur duvetée des harles roses à la livide maigreur des reptiles.

— Cousin Jean-Jacques, proposa Philarète, nous pourrions bien nous entendre. Dans cet énorme jardin, tu pourras me capturer pas mal de bêtes, plumes ou poils, qu’importe, et je te les ferai plus belles que vivantes.

— Je n’y ai jamais vu qu’un vilain râle d’eau, répondis-je sans enthousiasme.

— Prends-le, donne-le-moi, et tu verras s’il restera un sale oiseau comme tu le dis !

Les Dideloo firent une entrée sans bruit.

Quand j’allai les voir dans le vaste appartement du premier que Nancy leur avait destiné sans rancœur, la tante Sylvie faisait déjà de la broderie sur un gros canevas bleu et l’oncle Charles rafistolait une toile décloutée. Ma cousine Euryale s’était retirée dans sa chambre personnelle et ne daigna pas se montrer.

Comme il fallait s’y attendre, les trois dames Cormélon se révélèrent moins accommodantes. Il est vrai que ma sœur les avait reléguées au fond d’un couloir dallé, sonnant le creux, dans une suite de chambres si hautes qu’elles en prenaient des aspects de chapelles. Elles trouvaient partout à critiquer, et même les admirables gobelins décorant les murs ne rencontraient pas grâce à leurs yeux.

— Ce sont des figures à vous donner de vilains rêves ! gémissaient-elles.

— Il nous faudrait bien trente bougies pour éclairer convenablement chacune de ces pièces, protesta Éléonore.

— Il y en a six par chambre, répondit sèchement Nancy, mais vous avez les moyens d’acheter les deux douzaines supplémentaires puisque le notaire Schamp a versé d’avance les premières mensualités.

— Nous dépenserons notre argent comme il nous convient, mademoiselle, et à ce sujet, nous nous passerons de votre conseil, fut l’aigre riposte.

Au Dr Sambucque était dévolue une curieuse et fort amusante chambre toute ronde, faisant partie de la tour qui flanquait l’aile ouest de la maison. Il la trouva à son goût, préférant, comme il le proclamait, la splendide douceur des couchers de soleil à l’ardeur insolente des aubes.

Nancy avait découvert Lampernisse au moment où il versait de l’huile dans une des lampes du vestibule, et lui avait proposé une petite chambre assez claire et confortable de l’annexe sud.

Il avait refusé avec colère.

— Non, non, je n’en veux pas… ô Déesse… il ne faut pas qu’il sache où je demeure. Je me cache là où Il ne peut me découvrir et me voler la lumière et les couleurs !

Comme toujours, Nancy avait souri, et il s’était enfui en poussant des plaintes.

La salle à manger où les habitants devaient se retrouver deux fois par jour, au dîner de midi et au souper de sept heures, était très vaste et certainement la seule pièce luxueuse de cette torve demeure.

Les meubles de bois noir, incrustés d’ébène et de nacre rose, prenaient, à la clarté des lampes et des hautes torsades de cire, des profondeurs luisantes d’eaux précieuses ; des cascades d’aventurines ruisselaient dans l’espace où les rais du soleil de midi poignardaient les vitraux.

Un âtre de dimensions inusitées ressemblait à la maison du feu lui-même, une fois les bûches allumées ; des landiers et des chenêts d’argent massif le flanquaient.

Les époux Griboin, aidés volontairement par Élodie, servaient la table et, selon la volonté de feu l’oncle Cassave, chaque repas y prenait des allures de banquet.

Bien que les convives semblassent s’être mis à table avec l’évidente intention de se montrer aussi gourmés et distants que possible, j’avoue que le premier repas fut presque amusant.

Les dames Cormélon mangeaient comme quatre, reprenant de chaque plat, dans le dessein arrêté de consommer autant que possible tout ce qui leur revenait de droit.

La tante Sylvie, après avoir minaudé à regret devant les hors-d’œuvre, avait bravement attaqué les rôtis et bâfrait, poissant sa serviette et tachant la nappe.

L’oncle Dideloo apprécia vite la qualité rare des vins, et ses regards allumés couvaient les admirables formes de ma sœur.

Le Dr Sambucque, voisin de table du cousin Philarète, s’entendit immédiatement avec ce bonhomme.

— Ah ! miam, miam ! clamait le taxidermiste plein de gourmand enthousiasme. Je ne sais ce que je mange, mais c’est diantrement bon !

— C’est un filet au porto à la purée de noisettes, expliqua le vieux médecin.

— On ne pourrait pas nous en redonner demain ? demanda Philarète en le poussant du coude.

Il prit grand plaisir à admirer les figurines décorant la merveilleuse faïence de Moustiers dans laquelle le riz au rhum et à la crème fraîche nous fut servi.

— Il y a un diablotin à six cornes sur mon assiette ! cria-t-il. Et sur la vôtre, docteur ?… Aha, un bonhomme qui boit à la barrique !

Il prétendit regarder celles des autres, à la grande ire des dames Cormélon qui couvrirent les leurs de leurs serviettes en demandant au cousin Philarète s’il n’avait aucun usage du monde.

Le brave homme n’y voyait pas malice, et affirmait qu’en fait de monde, il venait certainement de faire son entrée dans le meilleur qui fût.

Nancy, qui n’était pas mauvaise fille au fond, semblait prendre un réel plaisir à cette première prise de contact, mais je me sentais un peu dérouté à l’endroit d’Euryale.

Elle se tenait droite et raide sur sa chaise, mangeant peu et avec un visible déplaisir. Ses yeux, perdus dans le vague, étaient sans lumière et même quand, d’aventure, ils se posaient sur moi, je sentais qu’elle ne me voyait pas.

Elle portait une méchante petite robe de teinte indécise, trop étroite, qui serrait ses formes en les écrasant ; seule sa terrible chevelure s’allumait de reflets rutilants au moindre mouvement de sa tête et semblait vivre.

La table desservie, l’oncle Charles proposa des jeux.

À mon étonnement, les dames Cormélon acceptèrent une partie de whist, où l’oncle fit le quatrième.

Le cousin Philarète cria d’aise en apprenant que le Dr Sambucque le défiait au jeu de dames.

La tante Sylvie se pelotonna dans un fauteuil et s’endormit. Nancy disparut tout à coup, au visible désenchantement de l’oncle Dideloo. Euryale se trouva à mes côtés sans que je l’eusse vue venir. J’éprouvai dans mon cou une sensation étrange, presque pénible : sa main s’y était posée et ses doigts étaient durs et froids. Ils s’attardèrent si longtemps, si longtemps, qu’il semblait que mon être se figeât dans l’éternité.

Un cartel compta onze heures d’une voix pure de cristal.

Les dames Cormélon gloussaient de joie : l’oncle Dideloo perdait quarante sous.

— Vous êtes décidément plus fort que je ne le croyais, Philarète, disait le Dr Sambucque avec une nuance de regret.

— Je jouais régulièrement aux dames au Petit Marquis, s’excusait le taxidermiste, mais Piekenbot, le savetier, me battait assez souvent.

— Faudra que je vous apprenne à jouer aux échecs, déclara Sambucque.

La tante Sylvie s’éveilla en bâillant et un éclair d’or s’alluma dans sa bouche.

— Jean-Jacques… murmura Euryale.

— Quoi donc ? répondis-je tout bas, mais à grand-peine, car une bizarre torpeur m’écrasait depuis que sa main reposait sur mon cou.

— Écoute-moi, mais ne réponds rien.

— Bien, Euryale.

— Quand tout le monde ici sera mort, nous deux exceptés, tu m’épouseras…

J’aurais voulu me retourner pour la voir, mais sa main se faisait plus lourde et plus froide encore sur mon cou, et je ne pus faire aucun geste. Mais, en face de nous, un trumeau renvoyait nos images.

J’y vis briller deux flammes vertes, immobiles, comme d’énormes pierres de lune perdues au fond d’une eau nocturne.