Chapitre neuvième

LA NUIT DE LA CHANDELEUR

À la Chandeleur, le démon, ennemi de la lumière,
dresse ses plus terribles pièges.
(Folklore flamand.)

Les pages qui suivent sont dues à dom Misseron, en religion père Euchère, abbé du moutier des Pères Blancs, dont le nom s’entoure d’une certaine renommée littéraire. En effet, on possède de lui quelques recueils de récits de voyages et d’aventures, car il fut, avant son pieux adieu au monde, un grand voyageur devant l’Éternel.

Les mémoires de Jean-Jacques Grandsire ont dormi bien des années dans les archives de cet homme de bien, et il convient de lui rendre cette justice qu’il n’y fit pas de coupes sombres.

Jamais, d’ailleurs, il n’eut l’intention de les livrer à la publication ; il a fallu l’intervention de l’indiscret sans probité que je suis, pour que cela se fît.

Ainsi l’histoire de Malpertuis, qui aurait pu s’achever sur un mystère absolu, continue et se défait quelque peu — bien peu, hélas ! — des voiles ténébreux qui l’enserrent jalousement.

Le bon frère Morin ne dut pas se faire prier pour me tracer un fidèle récit de l’arrivée du visiteur.

Les matines chantées, comme les conventuels se dirigeaient vers le réfectoire, l’homme surgit du brouillard et traversa, d’un pas alourdi par la fatigue, le pré sur lequel s’ouvre la poterne du sud.

Le frère Morin, qui en avait la surveillance et qui s’apprêtait à laisser paître en liberté trois de nos vaches rousses qu’un trop long séjour à l’étable affaiblissait visiblement, le vit venir et s’empressa au-devant de lui.

— Je veux vous épargner le détour par le grand pré qui est très humide et dont le sentier est défoncé par le roulage d’hiver, lui dit-il. À vrai dire, je ne devrais pas le faire, les étrangers sont tenus de se présenter à la grande porte et d’y être reçus par le frère tourier, mais vous me paraissez très las.

Le frère Morin, pour être un saint homme, n’en était pas moins bavard, et rien ne lui plaisait davantage qu’un brin de causette.

L’homme portait une soutanelle que le brouillard et la pluie matinale avaient trempée et un coup de vent avait dû lui enlever son chapeau, car il était tête nue et ses cheveux lui collaient sur le front et dans le cou.

— Il y a un bon feu dans la cuisine, continua le frère, et le café est tout chaud. Comme on a cuit le pain hier, vous le mangerez frais, on n’en fait pas de meilleur. Le fromage provient du lait de nos brebis, il est bon, mais un peu maigre en cette saison.

Le voyageur murmura quelques vagues remerciements.

— Seriez-vous d’Église ? demanda tout à coup le frère Morin qui n’avait pas fait grande attention, jusque-là, aux habits du visiteur.

— Je suis l’abbé Doucedame, répondit l’autre, et je suis venu voir le Très Révérend Père Euchère, pour qui je ne suis pas tout à fait un inconnu, j’ose l’espérer.

— Pas avant de vous être convenablement restauré, répliqua le brave frère Morin. Notre saint abbé m’en voudrait certainement si je vous laissais aller à lui, dans l’état où vous êtes.

L’abbé Doucedame se laissa conduire au coin du feu, accepta une grande jatte de café au lait, mais refusa l’énorme tartine beurrée et le copieux triangle de fromage de brebis.

— Je ne pourrais avaler un morceau, avoua-t-il. Ma gorge est douloureusement enflée et tout le corps me fait mal. J’ai fait route toute la nuit, dans la pluie et le vent, par des chemins affreux. Si je n’avais entendu, à travers le brouillard, l’appel de votre cloche, je crois que je me serais couché sur le bord de la route pour mourir.

— Miséricorde ! s’écria le frère Morin, vous n’allez pas tomber malade, hein ?… J’étais si heureux de voir enfin quelqu’un… Les visiteurs sont bien rares à cette époque.

— Je voudrais parler au plus vite au père Euchère, murmura l’abbé Doucedame.

— J’y cours ! s’exclama l’excellent Morin. Non, non, restez assis auprès du feu. Notre saint abbé sera trop content de se déplacer pour vous faire accueil !

En effet, je laissai aussitôt ma tasse de lait fumant et les tartines de pain chaud que je savourais — je l’avoue à ma honte — avec une réelle gourmandise, et je suivis le bavard frère Morin à la cuisine.

L’abbé Doucedame s’y trouvait auprès du foyer crépitant, entouré d’une buée grise qui s’élevait de ses vêtements mouillés, la tête penchée sur la poitrine, respirant avec peine.

— Il s’est endormi, le pauvre ! s’écria le frère Morin, apitoyé.

Je posai ma main sur son front et le sentis brûlant de fièvre.

— Qu’on le mette au lit sur l’heure, avec deux bouillottes aux pieds, et qu’on lui prépare une tasse de lait brûlant avec du rhum, ordonnai-je. Ce qui fut fait sans tarder.

J’allai le voir deux heures plus tard, quand j’eus expédié le plus gros travail de la matinée et, à mon extrême mécontentement, le trouvai réveillé et même prêt à se lever.

— Je vous défends de quitter le lit, lui dis-je sévèrement. Vous avez pris froid et une imprudence pourrait vous coûter cher. Videz cette tasse et je vais vous en faire préparer une autre.

Il me serra la main avec reconnaissance.

— Le frère lai vous a dit mon nom ? demanda-il.

J’acquiesçai du geste.

— Mon cher abbé Doucedame, dis-je, vous ne serez pas fort étonné, si je vous disais que je vous attendais quelque peu.

Il hocha la tête, et me jeta un regard soucieux.

— Vraiment, père Euchère… alors, c’est bien qu’il est ici.

Je fis un nouveau signe affirmatif de la tête.

— Comme vous le dites, mon cher Douce-dame, il est ici et j’espère bien le protéger contre les mauvaises puissances dont il fut la triste victime.

— Ah ! père Euchère, s’écria-t-il avec des larmes dans la voix, puissiez-vous dire vrai ! Mais, même pour un saint homme comme vous, la tâche sera terrible, sinon impossible.

Il dut lire sur mon visage la réprobation avec laquelle j’accueillais ce doute, indigne d’un homme d’Église, car il ajouta aussitôt :

— Pardonnez-moi… le manque de confiance dans la bonté infinie de Dieu est le plus grand des péchés.

Après un moment de silence, il demanda à voix basse :

— Et… comment est-il ?

— Rassurez-vous, répondis-je, sa vie n’est pas en danger, mais son esprit semble glisser dangereusement sur les pentes de l’abîme… Une jeune femme de la contrée, qui quitta jadis son village pour la ville, l’a conduit jusqu’ici.

» En cours de route, ils paraissent avoir eu des aventures qui l’ont fortement effrayé et abattu.

» Je l’ai confié à notre frère infirmier qui le soigne avec dévouement et me semble satisfait de son état actuel.

» Les règles du couvent nous défendent de recevoir ici des femmes, sinon j’aurais volontiers permis à cette brave et courageuse jeune fille de ne pas quitter son chevet.

— Des aventures…, murmura l’abbé Douce-dame, encore et toujours…

— Mon Dieu, mon cher Doucedame, vous pensez bien que j’ai interrogé la jeune fille, qui se nomme Bets et dont je connais très bien l’honorable famille. Elle n’a pas pu dire grand-chose. Elle parlait seulement d’une effroyable apparition qui surgit brusquement du brouillard. C’étaient trois monstres hideux qui, à plusieurs reprises, essayèrent de leur barrer la route, mais se retirèrent à chaque fois, parce qu’une voix claire les interpellait du fond de la brume.

» Alors les horribles fantômes s’enfuyaient en criant : « Euryale ! Euryale ! » et semblaient eux-mêmes très effrayés, aux dires de Bets.

» La vaillante enfant n’a pas cessé de prier et estime, à juste titre, que de cette façon les suppôts du Malin ne pouvaient rien contre elle ni son compagnon.

» Mais ce dernier tremblait de fièvre quand elle nous l’amena, et son esprit battait la campagne. Y comprenez-vous quelque chose, mon cher abbé ?

— Je le crains, répondit-il d’une voix sombre.

Je continuai :

— Bets m’a remis un rouleau de papiers, disant que son ami avait passé trois jours et trois nuit à l’écrire. Elle n’avait eu le temps ni la curiosité de les lire, mais était convaincue que je pourrais en tirer quelques enseignements.

Ici je me tus et me sentis bien perplexe.

— J’ai lu et… comment dire… Dieu rend fous ceux qu’il veut perdre. Mais pourquoi voudrait-il la perte de ce pauvre garçon contre qui s’acharnent de si ténébreuses puissances ? En vérité, Doucedame, mon cœur serait délivré d’un poids bien lourd, si j’étais certain que ces pages sont l’œuvre d’un dément…

— Il ne l’est pas ! affirma Doucedame avec force.

— C’est ce que je crains, dis-je simplement, et alors que Dieu le protège !

— Confiez-moi ces écrits, demanda l’abbé.

— Je veux bien, à condition que vous vous sentiez assez fort pour les lire ; n’oubliez pas que vous aussi, cher ami, vous êtes malade.

— Pas à ce point, corrigea-t-il ; d’ailleurs, père Euchère, si je suis venu ici, c’est que tout en moi crie que les heures sont précieuses.

— Peut-être avez-vous raison, dis-je après quelques instants de réflexion. Je vais vous remettre ce rouleau. Puissiez-vous projeter un peu de clarté parmi tant de ténèbres !

Je vins le retrouver à l’heure de midi, comme le frère cuisinier lui apportait une réconfortante collation à laquelle, pourtant, il toucha à peine.

— Vous avez lu ? demandai-je, la gorge serrée par l’angoisse.

L’abbé Doucedame leva vers moi des yeux agrandis par la terreur.

— J’ai lu… Ah ! père Euchère, mon jeune ami n’a pas menti ! Tout cela est affreusement vrai.

— Miséricorde ! m’écriai-je. Dieu ne pourrait permettre une telle abomination !

L’abbé passa la main sur son front moite de sueur.

— Il faut que je me recueille, que je réfléchisse, que je puisse coordonner bien des choses encore, et alors, père Euchère, j’espère pouvoir apporter ce peu de clarté que vous demandez. Pour l’heure…

Il hésitait visiblement.

— J’ai une prière à vous faire, un service énorme à vous demander, aussi incompréhensible qu’il puisse vous paraître. Il s’agit d’une chose — hélas ! — personnelle… terrifiante entre toutes.

— Parlez, dis-je. Tout ce qui est en mon pouvoir et dans celui de mon couvent sera fait.

— Aujourd’hui, nous inscrivons au calendrier…, dit-il d’une voix à peine perceptible.

— Nous sommes au dernier jour de janvier, fete de sainte Marcelle, qui naquit à Rome en l’an 350 et mourut au début du siècle suivant. Sa vie, très édifiante, est, malheureusement, peu connue et les traités d’hagiographie nous apprennent peu de chose à son sujet. Croyez, cher ami, que je le déplore.

— Demain…, continua l’abbé Doucedame, les yeux perdus dans le vague.

— Jour de la Purification ; nous nous préparons à fêter dignement, le lendemain, la Chandeleur.

— La Chandeleur ! s’écria le malade, oui, oui, j’entends bien, la Chandeleur !

— Tout le monde, en ce jour, commence des neuvaines. Vous n’ignorez pas qu’elles sont très efficaces. Au village, on allume des cierges bénits et l’on fait gaufres, crêpes et darioles, dont une part revient au couvent. Même on y fricasse plus d’un lièvre pris au collet et nombre d’infortunés lapins rendent leur dernier soupir dans la casserole, sans parler des poulets et des canards.

» Cette fete me remplit toujours d’une joie un tantinet païenne. N’est-ce pas celle de la lumière ?

— La lumière ! s’écria l’abbé Doucedame. Ah ! père Euchère, elle n’est parfaite et absolue que dans le voisinage de Dieu ; en notre triste monde, les ténèbres s’y collent comme d’infernales ventouses.

Il était très énervé et je mettais son excitation sur le compte de la fièvre qui le brûlait.

— Vous m’avez parlé d’un service à vous rendre, dis-je, délaissant le sujet.

Jamais je ne lus une supplication plus intense dans les yeux d’un homme.

— Ne m’en demandez pas la raison, du moins pas encore, gémit-il ; peut-être que Dieu me prendra en pitié et m’épargnera les tourments que je prévois et que je crains inéluctables. La Chandeleur… Père Euchère, la nuit de la Chandeleur, il faudra m’enfermer dans une chambre dont les fenêtres soient protégées par des barreaux à l’épreuve de toute évasion.

— Eh ! fis-je étonné, personne ne pourrait s’introduire auprès de vous.

— Ce n’est pas cela que je crains, s’écria-t-il. Il ne s’agit pas d’écarter des intrus improbables, mais de me protéger contre moi-même ! Il faudra une chambre dont je ne puisse sortir, que personne ne me laisse quitter ! Oh ! père Euchère, comme il m’en coûte de devoir vous adresser une telle prière, sans vous en donner de valable raison.

Je lui imposai le silence.

— Tout sera fait selon votre désir, mon cher frère, et maintenant nous ne nous occuperons que de votre guérison.

Un sourire de détente glissa sur son visage et, peu de temps après, il s’endormit paisiblement.

Le lendemain, je le trouvai reposé, mais faible et parlant avec beaucoup de peine. Le frère infirmier lui trouva la gorge enflée et prescrivit un remède d’herbes cautérisantes très efficace ; en même temps, cet humble mais utile serviteur m’apprit que la prostration dans laquelle le jeune Grandsire était plongé depuis son arrivée ne se dissipait pas au contraire, elle se compliquait de périodes agitées et houleuses, pendant lesquelles le malade était manifestement en proie à de pénibles cauchemars ; les meilleurs calmants semblaient rester sans effet.

J’en fus bien troublé, car la préparation de la fête du lendemain exigeait presque tout mon temps.

Peu après l’heure de midi, le frère tourier m’annonça un visiteur.

C’était un homme du peuple, habillé de vêtements grossiers mais confortables, et porteur d’un paquet enveloppé de forte toile.

— Mon nom est Piekenbot, me dit-il. Je suis savetier de mon état. J’ai mis deux jours pour venir et ce fut un bien désagréable voyage.

— Vous êtes certainement le bienvenu, répondis-je, et Dieu me garde de vous demander la raison d’un aussi long et fatigant chemin.

— Je vous la donnerai pourtant, dit-il en fronçant les sourcils qu’il avait durs et épais, bien qu’elle me semble aussi singulière qu’elle vous le paraîtra.

De son doigt noirci par la poix et le cirage, il me désigna le paquet enveloppé de toile.

— Il faudra remettre cette chose-là à un certain abbé Doucedame.

— Vous savez donc qu’il est ici ? m’écriai-je.

Il secoua la tête et son front se rida davantage.

— Je suis un ouvrier au cœur simple et de bon sens, dit-il ; est-il raisonnable, pour un homme pareil, de prêter créance à un rêve et surtout d’y obéir ?

Je réfléchis avant de répondre, car la question me parut trop grave pour la traiter légèrement.

— Parfois le Seigneur, dans son infinie sagesse, s’est servi du songe pour envoyer à sa créature de salutaires avertissements et même des ordres.

— C’est ce que j’ai pensé, dit-il — et son visage se rasséréna quelque peu — mais tous les songes viennent-ils de Dieu ?

Je le regardai avec effroi.

— Non, dis-je, malheureusement non. N’oublions pas que le Malin est un archange déchu et qu’il dispose de moyens formidables pour induire les mortels en tentation et les pousser dans l’erreur.

Piekenbot accepta cette observation en secouant énergiquement sa grosse et sombre tête.

— C’est ce que je me disais. Comme je n’ai rien à vous cacher, je vous dirai pourquoi je suis venu :

» J’avais un ami, Philarète, qui faisait le métier d’empailleur de bêtes et tenait un petit cabinet de naturaliste. Il y a quelques mois, il le quitta pour s’établir dans une maison de maître. Pour une question d’héritage, à ce qui se disait. Il y a trois jours, je le vis en rêve ; or, notez que je ne rêve jamais. Donc je le vis et je me sentis fort effrayé par son attitude. Il se tenait devant moi, immobile comme une statue ; ses yeux étaient morts et froids et affreux à voir ; seules ses lèvres bougeaient. « — Piekenbot, dit-il, tu feras ce que je t’ordonnerai de faire sous peine de grands malheurs. Demain à l’aube, tu trouveras sur ton seuil un paquet enveloppé de grosse toile que tu te garderas bien d’ouvrir. Tu te mettras immédiatement en route vers le Nord et tu arriveras au couvent des Pères Blancs où se trouve l’abbé Doucedame. Ce paquet lui est destiné. »

» Là-dessus, je vis Philarète chanceler et choir lourdement sur le sol.

» Jugez de ma terreur quand je m’aperçus qu’il était tombé en morceaux et que la terre était jonchée de grosses pierres éclatées. Mais dans le rêve, il faut admettre les choses les plus étonnantes, n’est-il pas vrai ?

» Le lendemain, à mon réveil, j’ai trouvé le paquet à l’endroit indiqué, et je sentis qu’il me fallait obéir aux ordres reçus dans le songe.

Malgré mes instances, Piekenbot refusa de rester notre hôte et il prit rapidement congé après m’a-voir demandé ma bénédiction.

Sur l’heure, je me mis en prières.

— Seigneur, éclairez-moi ! suppliai-je.

Le Très-Haut m’entendit-il ? Sans doute.

En me levant, mes yeux tombèrent sur le paquet que Piekenbot avait laissé sur la table, et une grande terreur m’envahit l’âme.

Je le pris et l’enfermai à triple tour dans un placard où je garde quelques objets de valeur.

Il me parut très lourd et j’ose affirmer que, le peu de temps que mes mains le touchèrent, j’eus une impression de brûlure.

Et je décidai de ne pas le remettre à l’abbé Doucedame, de qui l’étrange désir me revint à l’esprit.

Le soir vint, un vent âpre fouaillait les arbres et à la nuit close se mit à souffler en tempête.

La nuit de la Chandeleur était venue.

Fidèle à ma promesse, dès le crépuscule, j’avais fait transporter l’abbé Doucedame dans une pièce de la tour d’ouest, qui avait servi, naguère, de chambre forte. La porte en était en chêne clouté de fer et nantie de trois puissantes serrures extérieures ; l’unique fenêtre, haute et étroite, était pourvue d’une double rangée de barreaux scellés dans la muraille.

Comme les frères lais déposaient l’abbé sur une couchette de fortune, un dernier reflet du couchant incendia le réduit et le malade me parut environné de flammes et de sang.

J’en conçus une nouvelle terreur et décidai de passer une grande partie de la nuit en prières, pour le salut des hôtes qui nous avaient été confiés.

J’ai une vénération particulière pour saint Robert, abbé de Molestes, fondateur du monastère de la forêt de Coteaux, mais je dois avouer que ce culte pieux est dû à une bien indigne vanité.

Il se trouve que Dieu a voulu me faire à l’image de ce saint fondateur et que j’en tire un orgueil immérité ; n’empêche que je n’ai jamais fait appel en vain à celui dont je ne suis, au sens physique du mot, que le pâle reflet.

Je l’invoquai, je lui demandai de me guider à travers les ténèbres et le mystère qui m’entouraient.

Vers minuit, je crus pouvoir prendre un peu de repos, quand des coups discrets furent frappés à ma porte.

C’était le frère Morin, que j’avais posté avec deux autres bons serviteurs à la porte de l’abbé Doucedame, pour le cas très improbable où, pour l’une ou l’autre cause, cette porte eût été ouverte à l’encontre de mes ordres.

Le pauvre homme me parut très effrayé, il était pâle et tremblait de tous ses membres.

J’ai toujours un vulnéraire sous la main et je le lui fis prendre ; il en parut réconforté et me donna la raison de sa venue.

— On marche dans la chambre ! dit-il.

— Eh ! il se pourrait que l’abbé Doucedame eût quitté le lit, bien qu’il m’eût semblé trop faible pour le faire.

— Oh ! mon père, s’écria Morin, ce n’est pas le pas d’un malade qui peut à peine se tenir sur les jambes, ni même d’un mortel ordinaire. Ce sont les pas d’un géant… d’une bête plutôt, ce sont des bonds et des heurts, qui font frémir les murs et même les dalles du corridor.

Je l’accompagnai sans plus de paroles. Je savais le bon frère Morin assez enclin à l’exagération, mais à peine tourné l’angle du couloir, je me rendis compte qu’il n’avait pas menti.

La porte aux triples ferrures était secouée avec une fureur extrême et, bien qu’elle eût défié un bélier, je m’attendais à chaque instant à la voir sauter hors de ses gonds.

— Abbé Doucedame ! m’écriai-je. Qu’arrive-t-il ?

La réponse vint, tellement épouvantable que nous prîmes tous la fuite vers le fond du corridor.

Un rugissement de tigre s’était levé, puis une voix monstrueuse vomissant les injures et les blasphèmes les plus noirs ; en même temps, nous entendîmes le bruit des carreaux qu’on cassait avec fureur.

J’invoquai le saint nom du Seigneur et celui de mon protecteur, saint Robert, puis je me représentai devant la porte.

— Doucedame ! criai-je. Au nom de notre Seigneur Jésus-Christ, je vous ordonne de rester tranquille.

Un rire démoniaque déchira la nuit et j’entendis le bruit frénétique de griffes essayant de labourer le bois épais de la porte.

Le couvent entrait en émoi, des portes s’ouvraient et des voix apeurées demandaient ce qui arrivait.

Soudain, la cloche de la grande porte fut agitée avec force et j’entendis, au loin, le frère tourier s’entretenir par le guichet avec un visiteur nocturne.

Bientôt le frère se présenta à moi, une lanterne à là main.

— Mon père, balbutia-t-il, c’est la jeune fille du briquetier, vous savez bien, Bets on la nomme. Elle supplie qu’on la laisse entrer… Elle dit qu’il y a un diable tout en flammes qui essaye de sortir par la fenêtre de la tour d’ouest.

Je donnai rapidement des ordres.

— Quoi qu’il puisse arriver, gardez cette porte ! Tenez-vous, croix brandie devant elle, et dites les prières qui exorcisent ! Et vous, frère tourier, je vous autorise à laisser entrer cette jeune fille. Je viendrai la rejoindre sur l’heure.

Je la trouvai dans la chambre où je m’étais tenu en prière. Elle était livide et son visage, bien que mordu par la bise glaciale qui soufflait, ruisselait de sueur.

— Mon père, gémit-elle, je sais ce que c’est…

Elle s’arrêta brusquement de parler, et ses yeux agrandis par l’effroi se tournaient vers le placard…

Mais je faisais comme elle, et ma terreur n’était pas moins grande : des coups violents venaient d’être frappés à l’intérieur de l’armoire.

J’hésitais avant d’ouvrir, quand soudain la serrure sauta au loin et le paquet de toile roula au milieu de la chambre.

Non, disons plutôt qu’il bondit dans la pièce, car il fracassa une des chaises massives posées devant la table.

Je me mis à hurler les saintes et redoutables paroles qui chassent le démon, car une vie affreuse agitait cette chose informe.

Nous vîmes la toile se fendre, éclater, et une forme hideuse se tordre dans l’ouverture, essayant de se libérer de ses liens.

Sur cette forme, Bets se jeta en criant :

— Dans le feu ! Dans le feu !

Il y avait du feu dans l’être et les flammes dansaient encore sur les grosses bûches de hêtre que j’y avais mises dans le courant de la soirée.

Je vis Bets aux prises avec un étrange et répugnant monstre flasque, une effroyable peau de loup livrée à d’atroces convulsions.

— Dans le feu ! répéta Bets en déployant une vigueur insoupçonnée.

Les premières flammes mordirent l’infernale dépouille et Bets entassa aussitôt sur elle toute la provision de bois sec qui se trouvait à côté de la cheminée.

Au même instant, une clameur énorme ébranla le couvent ; c’était un concert monstrueux de plaintes, de rugissements, d’appels de souffrance inhumaine, d’imprécations et de supplications.

À cela se joignaient les cris de terreur des moines accourant de toutes parts.

— Il brûle ! Il brûle ! s’exclamait Bets qui, insensible aux morsures des flammes, repoussait sans cesse la peau de loup dans le brasier.

Enfin, celle-ci retomba inerte et, peu de secondes après, elle n’était plus qu’un amas de cendres nauséabondes.

Une immense lamentation s’éleva au loin dans le corridor, et les pleurs d’un être souffrant les plus immondes tortures.

Bets me regarda avec des yeux remplis de larmes.

— Je pense à mon pauvre fiancé, dit-elle. Allons trouver l’homme qui a cessé d’être un loup-garou, mais dont les heures sont à présent comptées.

Sans dire un mot, je courus à la chambre de la tour d’où montait la poignante plainte.

— Ouvrez, ordonnai-je au frère Morin. Il n’y a plus là qu’une pauvre âme qui souffre.

Il obéit en tremblant.

De la main du frère tourier, je pris la lanterne et en dirigeai la lumière sur le grabat où l’abbé Doucedame se tordait dans une douleur sans nom.

Il était terrible à voir, sa peau se soulevait, par endroits, en larges cloques, et en d’autres, sa chair n’était plus qu’une plaie sanguinolente.

Mais, dans ses yeux, malgré les tourments, brillait une joie étrange.

— Sauvez mon âme ! émit-il avec peine.

Je le répète : le frère infirmier était un homme habile ; il eut bientôt sous la main des baumes et des compresses lénifiantes.

— Mon père, dit l’abbé Doucedame, d’une voix redevenue soudain calme et claire, Dieu ne me laissera pas quitter cette terre sans avoir parlé.

» Que le jour de la Chandeleur soit celui de la lumière, enfin !

Une de ses mains se détacha de son corps. Elle était complètement calcinée, mais il s’endormit, un sourire de béatitude sur ses lèvres noircies.