Chapitre intercalaire
LA CAPTURE DES DIEUX

— Qui sont-ils, Thysos, ils ne sont pas morts de ma main ?
— Tu les as tués dans ton cœur, Ménélas,
ils resteront à jamais terribles…
(Les Atrides.)

Moi qui, à la suite de mon vol dans la bibliothèque des Pères Blancs — et peut-être pour l’expier — ai assumé la redoutable tâche de coordonner les divers documents contenus dans le tube d’étain, pour retracer l’histoire de Malpertuis, j’interromps ici, pour quelques instants, le cours des feuillets dus au pauvre Jean-Jacques Grandsire.

C’est que je veux intercaler quelques pages rédigées par Doucedame-le-vieil. J’ai déjà fait semblable emprunt, au début de ce livre, lorsque je détachai, du manuscrit de cet abbé scélérat, les pages qu’il avait lui-même intitulées : La vision d’Anacharsis. Les quelques feuillets que je recopie ici sont les derniers que je livrerai de sa prose redondante qui, pour le restant, n’est qu’étalage — plein de suffisance — de science maudite, qu’effroyable ramassis de dangereux blasphèmes.

On remarquera, notamment, que Doucedame-le-vieil, emporté par le jeu de son orgueil, abandonne le mode impersonnel pour user du « Je » haïssable.

L’île appartient au groupe des Cyclades ; elle doit être voisine de Paros mais, depuis plusieurs jours, au gré de furieuses tempêtes, nous naviguons à l’estime dans des parages particulièrement dangereux. À travers les lambeaux de brouillard, déchirés par les ouragans et aussitôt ressoudés, nous avons aperçu les murailles rocheuses dont parla Anacharsis. Il n’a pu nous mentir, j’en suis certain.

Anselme Grandsire est venu me trouver ; il m’a tenu un raisonnement bien étrange pour un marin comme lui.

— À cette époque de l’année, pareille tempête est faite pour étonner tout homme qui connaît quelque chose à la mer. Je suppose que les éléments se sont mis ici au service de forces qui échappent à notre entendement. Il y a quelque secret à garder dans cette île damnée…

— Eh ! sans doute, ai-je répondu. Ce que nous venons chercher n’est pas si ordinaire.

— Morbleu ! gronda-t-il. À vrai dire, je n’y ai jamais cru On nous promettait une formidable récompense. Je ne m’en souciais pas trop, mais on payait bien pour le voyage et la peine sans égards au résultat. Il se peut que ce résultat soit sur le point d’être atteint. Alors on pense tout de même à la prime vertigineuse…

…Je me demandais où il voulait en venir, mais je gardai le silence. Son poing fermé heurta la table comme un marteau de forgeron.

— Où. le marin perd son latin, le sorcier peut être de bon conseil, et ton compère qui a certainement frayé avec le diable, ne nous a pas imposé ta répugnante présence sans t’en avoir dit plus long.

— Vous voulez parler de l’honorable seigneur Cassave ? dis-je doucement.

— C’est le nom du personnage qui nous paie, répondit-il d’un ton rogue ; il ne m’a pas paru homme à dépenser ses écus en pure perte.

— Certainement, certainement…

— Pas de mots inutiles, Doucedame, rugit-il, si tu ne veux pas que je jette tes tripes aux poissons !

Je souriais, car, à travers les éclats de sa colère, je le sentais anxieux et irrésolu, et prêt à souscrire à mes désirs, sinon à mes exigences.

— L’honorable seigneur Cassave, dis-je, m’a paru un homme étonnant. Il est bien jeune encore et pourtant sa sagesse est celle d’un vieillard ; je le crois versé dans beaucoup de sciences, dont les plus mystérieuses. J’ai beaucoup étudié, monsieur Anselme, je connais le latin, le grec et même les langues jeunes du monde. Par le truchement de leurs livres, j’ai fréquenté les historiens, les docteurs, les humanistes, les bénédictins, les alchimistes. La spagyrie, la nécromancie, la géomancie et autres sciences relevant de la magie noire, rouge et blanche, ont daigné faire confidence à mes veilles studieuses. Mais je me suis senti un pauvre ignorant en face de l’honorable seigneur Cassave dont le savoir prend racine dans la sagesse des siècles les plus reculés et tend jusqu’aux arcanes de l’avenir.

» Au cas où nous découvririons ce qu’il espérait, il m’a armé de quelques pouvoirs, bien faibles en vérité, mais dont il me plaira d’user avec prudence et discernement.

— Dans ce cas…, cria-t-il.

Un appel de la vigie lui coupa la parole.

— Le brouillard se dissipe !

Nous nous ruâmes sur le pont.

La mer se calmait comme par magie ; les nuées, fuyant éperdument vers le ponant, délivraient l’azur merveilleux du ciel de l’Attique. Alors des matelots se mirent à courir comme des fous, criant de terreur. Oh non ! Anacharsis n’avait pas menti, et la preuve en est que nous perdîmes trois hommes d’équipage, qui moururent de frayeur.

*
* *

Debout sur un tertre de gazon, le bras levé en signe de puissance — celle dont l’honorable seigneur Cassave m’avait nanti — , je prononçai des formules formidables.

Et devant moi, le ciel a frémi de crainte et l’enfer s’est soumis en gémissant.

Avons-nous rempli complètement la mission fantastique ?

Non, je tremble en songeant que la Mort monte à de telles altitudes, et je n’ai pu étendre ma puissance que sur ce qu’Elle a laissé.

Ah ! que de divinités j’ai réduites à une maniable captivité et comme le pouvoir que me prêta le grand Cassave s’entendait à faire des grains de sable d’une montagne !

En route ! Toutes les voiles dehors ! Fuyons sur la mer grande, de peur que le monde des ténèbres, rendu furieux par l’énorme spoliation, ne se jette dans notre sillage.

*
* *

Cassave a pris livraison de notre cargaison !!

Maudite… mille fois maudite, la maison où il osa, de sa terrible main sacrilège, l’entreposer.

Malpertuis est son nom.

Fuyons encore, bien que les bourses lourdes d’or rendent notre déroute difficile.

Existe-t-il, quelque part sur cette terre, un coin où l’on dépense l’or dans toutes les joies, et que le ciel comme l’enfer puissent ignorer ?

*
* *

Pris à mon propre jeu, je me laisse aller ici à une très courte digression.

Doucedame-le-vieil n’en dira pas davantage.

Je ne puis me défendre de frissonner à l’idée des comptes que cet homme audacieux et pervers a dû rendre ; néanmoins, je crois que l’intercession de Doucedame-le-jeune aura pu atténuer quelque peu les horreurs de la géhenne à la créature qui fut de son sang.

Pauvre abbé Doucedame. Je l’imagine sanglotant de terreur le jour où ces feuillets jaunis, écrits par son ancêtre, lui sont tombés entre les mains.

Plus tard, un peu de calme lui étant revenu, il a dû reprendre sa chère pipe et la fumer longuement, en silence, les yeux perdus dans le vague.

Je me représente la scène qui, selon ce que j’ai pu comprendre, a dû se situer un 6 janvier.

Devant lui, de longues théories de livres s’éclairent de reflets roses, au gré des caprices de flamme d’un large foyer ouvert. Tous ses grands et silencieux amis sont là, prêts à fertiliser davantage son bel esprit de chercheur : Épictète, Térence, saint Jean Chrysostome, saint Augustin, saint Raymond de Pennafort, saint Thomas d’Aquin, Scaliger… et, à côté d’un magnifique antiphonaire de saint Grégoire, une transcription par Rawlinson du redoutable livre d’Enoch.

Le soir de l’Épiphanie, noir et déchiré de vent et d’averses, se sanctifie au loin de quelques chansons d’enfant.

— Soir merveilleux, a dû murmurer l’abbé, où l’humeur la plus sinistre des éléments ne peut éteindre l’éclat de l’étoile… Éclairera-t-elle ma lugubre route ténébreuse ?… Hélas, je suis un pauvre homme et un misérable pécheur et n’ai aucun droit à sa lumière !

Il a dû reprendre les feuillets et les glisser dans la fine gaine de cuir que j’ai devant moi, en hochant tristement la tête.

— Et quand j’aurai enfin découvert ce que je crois être le vrai et repoussant mystère de Malpertuis, aurai-je sauvé des âmes de l’emprise du Malin ? Dieu me permettra-t-il, à moi, son serviteur indigne, de travailler à Sa Gloire en gagnant ces âmes à son ciel ?

… Je vois Doucedame-le-jeune tomber dans une pénible rêverie, le feu mourir lentement dans l’âtre et le sourire amical des livres s’effacer dans la nuit.