Chapitre dixième

L’ABBÉ DOUCEDAME PARLE.

De la croyance des hommes sont nés les dieux…
VOLTAIRE.

Il a suffi d’un rêve de femme ou
de poète pour faire naître un dieu.
STERNE.

Quand sa tente tint au sol, qu’il eut chassé et péché,
taillé des flèches et aiguisé des harpons,
il coupa une branche d’arbre et en fit un dieu.
ZABELTHAU. (Les Ages d’Or.)

La charpie et les bandages avaient transformé la tête de l’abbé en une grotesque sphère blanche, tachée d’ombre à l’endroit des yeux et de la bouche. Ces yeux étaient brillants et d’une profondeur d’eau marine, comme j’en ai vu parfois à ceux qui font d’émouvants adieux à la vie.

Il parlait sans grande difficulté et son esprit était clair ; il m’affirma qu’il souffrait très peu et qu’il reconnaissait là une preuve de l’infinie miséricorde du Seigneur.

— Mon père, dit-il, dès que j’eus pris place à son chevet, je suis petit-fils de sacrilège ; cela vous explique-t-il l’effroyable drame de cette nuit ?

— Mon frère, répondis-je, bien embarrassé par un problème duquel la sagesse ecclésiastique nous tient éloignés, je crains que vous ne donniez dans la superstition.

— … Qui est fille naturelle de toutes les religions du monde, repartit Doucedame avec un peu d’ironie. Je pourrais vous citer des ouvrages faisant autorité qui reconnaissent que les enfants des prêtres prennent, jusqu’à la sixième génération, la forme d’un loup monstrueux, dans la nuit de la Chandeleur. Certains affirment que cette malédiction disparaît plus vite, mais je ne puis consacrer les heures qui me restent à de vains échanges de vues.

» Mon grand-père Doucedame fut ordonné prêtre et, que le Ciel ait pitié de lui comme de moi-même, fut un serviteur indigne du Seigneur. Pourtant, l’affreuse révélation ne m’en vint que tard dans la vie, sur une terre lointaine où je m’efforçais de gagner de pauvres âmes païennes à la gloire du Rédempteur. Un seul homme était au courant de cette fantastique tare : le capitaine Nicolas Grandsire, et je crois qu’il a mis tout en œuvre pour me secourir et me délivrer.

» Oui, quand il m’appelait le bonhomme Tatou, il faisait allusion à la sombre menace annuelle, et cela sans malice, croyant me mettre en garde contre le péril infernal.

» Ce fut lui qui m’obligea de quitter les pays des antipodes, espérant que le démon ne me suivrait pas au-delà des lointaines latitudes.

» Il me confia, en partie, la garde de ses enfants qu’il laissa au pays, imaginant qu’au contact des jeunes âmes pures, la mienne serait délivrée du boulet de Satan.

» Hélas, je me rendis bien vite compte que l’on ne se détache pas si aisément de la roue du destin, surtout quand le Tentateur la fait tourner à son agrément et son profit.

» Cassave eut tôt fait de me découvrir, de me considérer comme une chose à lui, et son cousin Philarète, l’odieux naturaliste, dès notre première rencontre, me fit savoir qu’il me destinait une magnifique peau de loup.

J’avais décidé de ne pas interrompre les ultimes discours du pauvre abbé, mais je ne pus me défendre de lui poser une question.

— Qui donc est ou fut cet énigmatique Cassave ?

— Père Euchère, je vais me tourner bientôt vers ce terrible personnage. Je n’ai voulu consacrer à moi-même que le nombre de minutes nécessaires à mon pardon. La tache originelle rend légitime la punition des fils pour la faute des pères, mais elle leur permet d’aspirer à la rémission du péché.

» Dieu admet certes des exceptions à la terrible loi du châtiment des sacrilèges, mais il laissera, de temps à autre, se lever des loups-garous parmi les hommes. Je ne puis que l’en louer.

» Je ne reparlerai de moi-même et de mes forfaitures, qu’à l’heure où je m’approcherai pour la dernière fois de la sainte table de pénitence, en vous suppliant de m’absoudre.

» À présent, je me dois encore à l’œuvre redoutable que j’ai entreprise : arracher le masque de Malpertuis.

» Hélas ! mon père, trois fois hélas, stériles ont été mes efforts et je ne puis vous en servir que de maigres fruits. J’ai bien peur qu’après vous avoir dit ce que j’ai pu apprendre, vous ne vous sentiez plongé dans des ténèbres plus profondes encore.

Qui est ou qui fut Cassave ? Quentin Moretus Cassave ?

» Ne sursautez pas, mon père, ne croyez pas que la fièvre m’inspire : je le découvre pour la première fois, parmi cette étrange secte d’illuminés qui se fonde vers l’an 1630 en Allemagne et dont les secrets ne furent jamais révélés : les Rose-Croix.

» Ainsi, me direz-vous, cet homme étrange et néfaste aurait atteint plus de deux siècles d’âge.

» Je réponds qu’il vous est impossible d’ignorer que des savants et des chercheurs ont avoué, avec trouble et répugnance, que les Rose-Croix avaient parfaitement pu découvrir l’élixir de longue vie.

» Quelques-uns d’entre eux, Rozenkranz par exemple, n’ont-ils pas dépassé la centaine de plusieurs lustres ? Et, ce qui est plus troublant encore : on trouve bien l’attestation de leur disparition, mais nulle trace de leur décès !

» Quentin Moretus Cassave possédait un savoir énorme. Il était docteur en sciences occultes et hermétiques. J’ai découvert un traité de démonologie et de nécromancie, augmenté d’un aperçu clair et terrible sur la Kabbale, entièrement de sa main, et que j’ai livré sans remords aux flammes, tant il me paraissait redoutable.

» Ce fut un helléniste remarquable et je n’ai pas cru impossible un moment que, son esprit s’étant purifié, il se fût adonné avec amour à la recherche de la beauté éternelle, richesse impérissable de la Grèce antique.

» Ah ! comme il m’a fallu déchanter depuis ! Quelles aspirations monstrueuses se cachaient derrière le voile d’or et de lumière !

» Cassave a promulgué une loi qu’il entendait exploiter à son terrible profit : les hommes ont fait les dieux, du moins ils ont contribué à leur perfection et à leur puissance. Ils se sont prosternés devant cette œuvre immense de leurs mains et de leur esprit, ils ont subi leur volonté, se sont soumis à leurs désirs comme à leur ordre, mais les ont également voués à la mort.

» Les dieux meurent. . . Quelque part dans l’Espace, flottent des cadavres inouïs… Quelque part dans cet Espace, des agonies monstrueuses s’achèvent lentement au long des siècles et des millénaires.

» Cassave voyagea peu. Son esprit seul entreprit de puissantes errances, et cela dut lui suffire.

» D’ailleurs, le temps existait à peine pour lui, si vous admettez ce que je viens de vous révéler quant à sa fantastique longévité.

» Un jour, il donna des ordres.

» Un navire équipé par ses soins partit pour la mer de l’Attique.

» Mon grand-père Doucedame, un homme pervers mais savant, était à bord ; le père de Nicolas Grandsire, le capitaine Anselme, commandait le navire.

» Les instructions reçues étaient pour le moins étranges.

» Il leur fallait retrouver les dieux mourants de la Grèce antique !

» J’ai bien dit mourants, car tous les dieux païens ne sont pas morts ; il leur reste encore un frisson de vie.

» Écoutez donc sans frémir une des affreuses données de ce que je continuerai d’appeler la Loi de Cassave :

« Les hommes ne sont pas nés du caprice ou de la volonté des dieux ; au contraire, les dieux doivent leur existence à la croyance des hommes. Que cette foi s’éteigne et les dieux meurent. Mais cette foi ne se souffle pas comme une flamme de chandelle, elle s’allume, brûle, irradie et agonise. Les dieux vivent d’elle, lui empruntent leur force et leur pouvoir, sinon leur forme. Or, les divinités de l’Attique n’ont pas encore disparu du cœur et de l’esprit des humains ; la légende, les livres, les arts ont continué d’alimenter le brasier que les siècles ont surchargé de cendre. Ne cherchez pas les cadavres de l’Olympe, a décrété Cassave, mais relevez les blessés. J’en ferai quelque chose ! »

» Vous avez lu les mémoires du pauvre Jean-Jacques.

» Qu’en pensez-vous maintenant ?

Je levai des mains frémissantes.

— Mon Dieu ! faut-il croire qu’ils ont trouvé ?…

— Croyez-le ! cria l’abbé Doucedame d’une voix forte, mais…

*
* *

Ici le récit du malade fut interrompu par un accès de faiblesse caractérisé par deux syncopes consécutives qui me remplirent de crainte.

Le frère infirmier me demanda l’autorisation de lui administrer un remède énergique, qui lui rendrait ses esprits, mais capable d’écourter sa vie de quelques heures.

Après une hésitation fort compréhensible de ma part, j’en pris la responsabilité.

L’abbé Doucedame revint à lui et reprit presque aussitôt la parole. Toutefois, la clarté et la précision premières étaient fortement altérées, et la suite de son récit ne fut plus qu’un pénible monologue, entrecoupé de longs silences, et dont le fil se rompait en maints endroits. Sans doute la fièvre y joua-t-elle un rôle prépondérant, et je ne puis attribuer à ce qui suit qu’une valeur purement documentaire.

— Ils flottaient dans l’air. D’aucuns étaient morts et s’en allaient par lambeaux de nuées. Mon grand-père Doucedame en traçait une image sacrilège, même pour des dieux païens, en disant que la charogne divine fondait aux quatre vents de l’espace.

» D’autres palpitaient toujours d’un restant de vie, celle que leur prêtaient encore, comme l’affirmait Cassave, des croyances obscurément enracinées dans quelques cœurs humains.

» Certains gardaient une vie larvaire, d’autres encore, bien que misérables après tout, avaient échappé à la déchéance.

» Grâce à l’épouvante, plus vivace au cœur des hommes que la foi, les puissances des ténèbres survécurent plus nombreuses.

» Derrière les halliers, une dernière déesse était blottie, nue et peureuse ; c’était la dernière Gorgone, qui avait gardé toute sa puissance et toute sa tragique et suprême beauté… Sur la grève, les filles du Tartare, apeurées, s’efforçaient d’entretenir un feu d’algues sèches…

» Aha ! Les voyez-vous ? Vulcain traînant la patte, les Furies tordant leurs mains griffues, Junon flétrie, arrachant les christes marines pour se nourrir et même, un unique Titan, échappé au châtiment jovien, infirme, asservi à Vulcain…

» Ils étaient là, furieux, désespérés, impuissants devant les armes magiques des hommes nouveaux qui allaient les réduire à l’esclavage.

» Cassave, grand maître des sciences hermétiques, avait armé Doucedame de formules formidables, d’incantations qui font frémir les étoiles de la voûte céleste. Il en usa sans vergogne.

» Ah ah ! le fourbe, il fit main basse sur tout ce qui restait encore de vie divine. Ne me demandez pas comment… Sa plume d’oie n’aurait osé confier au papier pareille révélation.

Ici, après une longue pause, le moribond délira pendant plus d’une heure. Quand un peu de calme lui fut revenu, j’eus beaucoup de peine à suivre encore son débit fiévreux et haché.

— Ils furent enlevés à leur patrie millénaire… Ils furent gardés captifs dans une nef nauséabonde .. Comment, sous quelles formes, le sais-je ?

» Doucedame n’a rien dit. Mais les Rose-Croix et surtout l’affreux sieur Cassave étaient riches de tant d’inhumains secrets !

» Et Cassave en prit réception comme d’une cargaison en règle… Aha !

» Les dieux, ou ce qu’il en restait, furent vendus comme pièces de boucherie, contre des livres d’or et des écus… Aha !

» Si j’ai vu juste, Cassave ne fut pas servi selon ses désirs !

» Le dessus du panier avait fondu ; il dut se contenter des restes pourrissants de l’Olympe ! Aha ! Je vous en ai cité : Vulcain ou, pour être plus en règle avec l’Attique, Héphaïstos, le laideron des Cieux, acoquiné avec une vague petite déité de quatre sous. Les Euménides, vieillies dans leur malfaisance impuissante. Une ruine de Titan que Vulcain asservit, n’ayant plus de Cyclopes à commander. Un greluchon, un vague varlet de l’Olympe, que Cassave lui-même n’osa identifier avec le merveilleux Apollon.

» D’autres encore… sans doute, sans doute…

» Cassave, aha ! le fourbe qui fit la loi aux dieux… Il s’aperçut bien de son impuissance quand il voulut leur donner forme et vie, après leur capture maléfique !

» En vain, il consulta les plus redoutables grimoires. Il dut avoir recours à un sien cousin, un être qui semblait l’image même de la plus sordide stupidité et dont, par dérision ou dans quelque obscur et incompréhensible dessein, il avait fait, sinon son confident, tout au moins le légataire d’une parcelle infime de son infernal savoir. Ce valet stupide avait une passion étrange et morbide : la taxidermie ! C’était le bonhomme Philarète ! Philarète confectionna pour les divinités des baudruches, des apparences humaines. Il fourra les dieux de l’antique Thessalie comme dans des sacs où ils furent à peine des hommes !

» Écoutez… une d’elles… elle était belle, les siècles l’avaient épargnée, c’était la dernière Gorgone. À deux ineptes valets qui, tout comme Philarète, étaient de son sang, il la confia comme étant leur fille… à Dideloo, un stupide expéditionnaire de mairie, et à sa femme, une ancienne fille de joie du quartier du Port. Aha ! la dernière Gorgone restée belle et puissante, Euryale !

Vers le soir, l’abbé Doucedame s’assoupit et notre bon frère infirmier lui administra une potion calmante, persuadé qu’elle l’aiderait puissamment à passer sans souffrances de vie à trépas.

Je pris un peu de repos mais, sur le coup de dix heures, le frère Morin, qui avait pris place au chevet du moribond, vint me trouver en grande hâte, annonçant que l’abbé s’était réveillé et paraissait très lucide.

*
* *

— Père Euchère, dit-il, mon heure est venue. Je ne crois pas vous avoir tout dit. Mes instants sont comptés. Ne dites pas le contraire, je le sens.

» Qui est, qui fut Quentin Moretus Cassave ? Je me pose la question à moi-même.

» Incarna-t-il le démon ? Je ne le crois pas, mais je pense que le Malin a compté avec lui en lui abandonnant, comme un fief, la maison maudite, Malpertuis, où il allait se livrer à l’épouvantable expérience.

» Quels furent ses desseins en y enfermant, après sa mort, les créatures que vous connaissez ?

» Je ne le sais, mais j’ose formuler une hasardeuse conjecture : il confia la fin de l’expérience à la destinée elle-même.

» Il m’apparaît maintenant que, tout au long de leur séjour à Malpertuis, les habitants y étaient soumis à d’imprévisibles alternances de déité et d’humanité. Laquelle prima ? Peut-on le dire ? Enfermés dans de grotesques dépouilles, ils en supportèrent le poids. Ont-ils passé par des épisodes de connaissance ? Cela j’ose l’affirmer, mais il me semble que, même en ces heures de réveil, ils savaient mal se servir de leur puissance divine. Ils restaient, malgré tout, à jamais, de pauvres créatures. Et quand venaient les longues périodes d’oubli, ils ne se souvenaient même plus qu’ils étaient des dieux. Ils vivaient dans un étrange état humain et végétatif avec, par moments, une sorte d’anxiété, une conscience diffuse de leur essence véritable…

Ici se place une nouvelle interruption de ma part :

— Vous avez parlé d’autres divinités sans citer leurs noms.

Doucedame semblait avoir prévu ma question. Il s’apprêtait à y répondre quand une nouvelle syncope le priva de ses moyens. Pourtant il revint à lui et reprit la parole :

— Le magasin de couleurs… c’est un symbole… la lumière… Lampernisse… oh oui ! Rappelez-vous le dernier cri de sa vie !

— Je m’en souviens : « Promettez ! »

— Et il ajoute : Ce n’est pas cela !… Aha ! je le vois, Lampernisse, qui sanglote parce qu’on lui ravit la lumière des lampes, l’aigle qui le déchire, les chaînes qui le clouent au sol noirci de son sang : Prométhée !

Je poussai un cri d’horreur.

— Ils ont trouvé Prométhée dans son agonie éternelle et l’ont ramené pour en faire Lampernisse ! murmura l’abbé. Ô dérision ! Cassave avait doté Prométhée d’un magasin de couleurs et d’huiles lampantes !… Prométhée qui jouit à Malpertuis d’un statut particulier, dû peut-être au fait que le Destin lui-même lui avait dévolu une éternelle agonie… Lampernisse qui fut peut-être le seul, parmi les dieux captifs du satanique Cassave, à conserver toujours au moins une demi-conscience de son essence divine… Lui, n’oubliait jamais tout à fait !… Tous les autres avaient de longs moments de torpeur et d’oubli… L’aigle de Prométhée, l’aigle du châtiment, lui-même, dut oublier longtemps. C’est ce qui permit au lamentable Lampernisse de mener contre lui, à coups de couleurs et de lumière, pendant de longs mois, un dérisoire combat dont la tragique issue était cependant écrite sur la roue inexorable du Destin…

L’abbé se tut un moment.

— L’aigle… reprit-il. J’ai cru parfois qu’il s’attachait aux pas d’Euryale, la servait en quelque sorte. Qui sait ? Ah ! j’ai cru à tant de choses. Je n’ai pas toujours compris, hélas !… Mais qui pourrait m’en vouloir ? Au fond, qu’importe de comprendre ? J’avais une double mission à accomplir, celle de protéger Jean-Jacques et Nancy, et celle, bien plus terrible, de racheter l’immense faute d’un homme de mon sang.

Tout à coup, un violent frisson agita l’abbé Doucedame, ses yeux s’ouvrirent tout grands.

— Les petits génies du grenier…, rappelez-vous les minuscules dieux pénates, si nombreux, parfois bons, parfois méchants… La nef du capitaine Anselme n’a ramené que ce qu’elle a trouvé.

» Eisengott… les dames Cormélon… Aha !

Ceux-là, vous avez certainement deviné qui ils étaient… Quant à moi, j’ai cherché plus loin, toujours plus loin… Tellement loin que j’ai fini par inquiéter les valets de Cassave, Philarète et Sambucque, ceux auxquels il avait légué quelques miettes de sa science gigantesque et ténébreuse… Je me suis glissé dans Malpertuis à l’insu de tous et même du pauvre Jean-Jacques Grandsire… Philarète et Sambucque tremblaient d’anxiété rien qu’à l’odeur de mon tabac… Ils étaient épouvantés à l’idée que je finisse par découvrir le Grand Secret, ce qui m’aurait armé pour sauver Jean-Jacques et leur faire connaître le châtiment… Le châtiment ?… Une autre puissance s’en est chargée… Je ne suis pas arrivé au bout de ma tâche… Dieu, dans son infinie sagesse, a voulu que les Destins s’accomplissent… Son Saint Nom soit loué !… Mais des parcelles de vérité sont venues jusqu’à mon faible entendement… Griboin, crachant le feu, c’était Vulcain à n’en pas douter ; mais qui était sa femme ?… Peut-on croire à une telle déchéance qui aurait fait, de la fille de la mer, la vieille Griboin ?… Tchiek, n’était-ce pas la grotesque survivance du Titan échappé au châtiment jovien et que rapporta Anselme Grandsire ?… Rappelez-vous ce que disait Lampernisse à son sujet… Qui fut Mathias Krook ? Je vous l’ai dit, Cassave lui-même ne le sut jamais et hésita à l’identifier avec Apollon… La mère Groulle ? Pourquoi ne serait-ce pas, à l’extrême limite de sa déchéance, Junon elle-même ?… Dideloo ! sa femme ! Philarète ! Sambucque ! Je vous en ai parlé, c’étaient des êtres humains, tout simplement, des valets de Cassave, ses exécuteurs testamentaires en quelque sorte… Et Élodie ?… Qui définira jamais le rôle de cette humble femme, pieuse et dévote, au sein de cette tourmente de puissances infernales ?… Et puis il reste… Elle…

L’abbé Doucedame se dressa sur son séant, d’un geste violent il écarta ses bras mutilés.

— Il l’a ramenée dans toute sa force, dans toute son épouvantable beauté ! Seigneur, protégez vos enfants contre elle !

Je le forçai doucement à se recoucher.

— C’est d’Euryale que vous parlez ? demandai-je en tremblant.

Mais le pauvre abbé Doucedame n’aurait pu me répondre : la lumière s’éteignait dans son regard.

— Cela suffit ! m’écriai-je. Que m’importent ces mystères et même la lumière que vous vouliez y apporter ? Songez à votre âme !

Je lui administrai les Saintes Huiles et prononçai les grandes paroles qui absolvent, qui ouvrent le ciel à ceux qui vont vers Lui, confiants dans sa justice et dans sa bonté.

Quand après les ultimes prières, je me relevai, l’abbé Doucedame n’était plus de ce monde.