Chapitre sixième
LE CAUCHEMAR DE LA NOËL
Qui veut troubler les desseins divins
par des discours sans connaissance ?
ZACHARIE.
Que seraient les dieux, sans
l’épouvante ?
(Imitation de l’Écriture.)
La veille de Noël arriva, dépouillée de la joyeuse anxiété de la grande fête proche. Au matin, j’avais trouvé la cuisine froide, ses feux morts. J’appelai Élodie, elle ne répondit pas et je sentis qu’elle aussi nous avait quittés, mais elle était partie sans un adieu, sans un regard jeté en arrière vers tout ce qu’elle avait aimé.
À midi, les Griboin servirent un repas détestable auquel personne ne toucha. Quelque chose d’indéfinissable flottait en l’air, crainte, angoisse de l’attente, annonciation du malheur, que sais-je ?
Le Dr Sambucque, recroquevillé sur sa chaise, ressemblait à une maigre et hargneuse belette, s’apprêtant pour quelque final coup de dent. Le cousin Philarète me fixait de ses lourds yeux glauques, mais ne me voyait pas, j’en étais certain.
Les dames Cormélon étaient des ombres immobiles ; comme elles étaient assises à contre-jour, je ne pouvais voir les visages.
Tante Sylvie, le dos collé au dossier de sa chaise, dormait la bouche ouverte, les dents brillantes.
Euryale…
Sa chaise était vide ; pourtant, j’aurais juré que, l’instant d’avant, elle était à sa place ordinaire, dans sa triste robe de madelonnette, les yeux perdus dans le vague ou fixés obstinément sur un dessin de la nappe ou de son assiette.
Je me retournai et vis les Griboin à leur poste auprès des tables à dessert, leurs visages d’une blancheur repoussante ; il est possible que le reflet de la neige en fût la cause.
Cette neige qui, depuis des jours, montait de toute sa patience blanche, ne tombait plus qu’à rares flocons.
Je sentis le besoin de secouer l’immense torpeur qui pesait sur nous tous, et, avec une peine énorme, je parvins à articuler quelques mots.
— Demain c’est la Noël !
— Ding !… le cartel frappa un coup retentissant.
La femme Griboin avait posé sur la table un épais pudding aux raisins, qui était resté intact.
Je vis que tous les yeux étaient rivés à cette compacte et immangeable pâtisserie.
— Ding ! recommença le cartel.
Le pudding occupait le milieu d’un large plat en étain mat, orné de massives figurines ; mes regards s’attachaient à l’une d’elles.
Ce plat figurait souvent sur la table à l’heure du dessert et jamais n’avait sollicité particulièrement mon attention, ni celle des autres, je crois ; pourtant, à cette minute, il semblait être devenu le centre d’une préoccupation angoissée, dont j’essayais vainement de trouver la raison.
— Ding !… C’était le dernier coup de trois heures qui sonnait. Il déclencha l’attaque des forces obscures que Malpertuis gardait encloses.
— Ah !… Était-ce un soupir ou un râle qui s’échappa de toutes les poitrines serrées dans l’étau de l’épouvante ?
Soupir de soulagement devant une chose enfin tangible ?
Râle de terreur devant cette première manifestation de l’ire infernale ? La figurine se détacha du plat.
Je vis un tout petit homme, épais et lourd comme s’il eût été tout de même d’étain ou de plomb ; son visage pour n’être guère plus large qu’un dé de femme, était si hideux que sa vue brûlait le regard. Les bras levés dans un geste de rage folle, il courait sur la nappe, se dirigeant vers Philarète, et j’aperçus alors qu’une de ses mains manquait.
Le taxidermiste ne bougeait pas, ses yeux lui sortaient des orbites et sa bouche s’était ouverte toute grande sur un appel de folie que personne n’entendait.
Le monstrueux marmouset s’approchait de Philarète quand une main gigantesque fendit l’air et s’abattit sur lui.
J’entendis le bruit écœurant d’un œuf qu’on écrase et une large tache pourpre étoila la blancheur de la toile.
La formidable main justicière se retira et s’enfouit dans l’obscurité d’une large robe, celle d’Éléonore Cormélon.
Sambucque éclata d’un rire frénétique qui tordait tout son être usé.
— Bien fait ! rauqua-t-il dans un hoquet qui lui mit la bave à la bouche.
— Fais-le taire, Griboin ! ordonna une voix horrible. Et je vis Rosalie Cormélon étendre une main tout aussi grande et affreuse que celle de son aînée.
— En vérité, il n’est pas des nôtres ! continua la voix.
La silhouette ligneuse de Griboin se détacha de la muraille.
Je le vis se pencher, ouvrir la bouche et souffler une gerbe de flammes rouges sur le petit corps contorsionné du docteur… puis, sur la chaise de cuir, il n’y eut plus qu’une étrange forme de cendres qui fumait.
Je me mis à hurler à tue-tête.
— C’est un rêve, un cauchemar… Pour l’amour de Dieu, que l’on me réveille !
Une houle fantastique souleva tout ce qui m’entourait ; toutes les formes se fondaient, roulaient les unes sur les autres. Les trois dames Cormélon réunies en une masse compacte de voiles, bondissaient à travers l’espace comme une grosse boule de brouillard noir où grouillaient d’indistinctes horreurs. Pendant quelques secondes, je vis le visage livide et suppliant du cousin Philarète, remplacé aussitôt par celui de la tante Sylvie, placide et endormi, puis la tête de Griboin jaillit phosphorescente.
Soudain, je me sentis saisi par les cheveux et tiré violemment en arrière.
Quand j’eus repris la notion des choses, je courais dans le grand vestibule de la maison aux côtés du cousin Philarète.
— Vite, vite, me-soufflait-il, au magasin… Là, nous pourrons tenir encore.
— Mais que nous arrive-t-il ? suppliai-je. Oh ! cousin, dis-moi que nous faisons un bien mauvais rêve.
— Dieu le sait, gémit-il en poussant la porte de l’ancienne boutique.
Elle était si claire et si paisible qu’il me semblait arriver dans un havre merveilleux après la plus atroce des tempêtes ; le gaz y brûlait d’une belle flamme et Lampernisse, assis sur le comptoir, nous regardait venir d’un air bonhomme et fort content de soi.
— Lampernisse, dit Philarète, il nous faut accepter la lutte, mais je crains qu’elle ne soit bien inégale, mon compère.
Alors commença entre les deux hommes un court mais incompréhensible dialogue.
— Tu n’es pas des leurs, Philarète, mais l’ombre redoutable de Cassave te couvre encore !
— Tu es des leurs, toi !
— Hélas !… Mais j’aurai tout de même la mauvaise part !
— Je te sauverai, Lampernisse !
— Ce n’est pas toi, pauvre Philarète, qui pourrais changer le destin, assis sur le granit des siècles !
— À moi !…
— À qui t’adresses-tu ? À ceux-là ? Allons, tu sais bien qu’ils sont moins que le souffle du vent dans les arbres !
Lampernisse avait levé la main et son doigt se tendait vers la partie la moins éclairée de l’officine.
Trois hommes y étaient assis, immobiles.
L’un d’eux me souriait tristement, l’autre évitait honteusement mon regard, le troisième était plus inerte que la pierre même, et je criai de folle terreur.
Je venais de reconnaître Mathias Krook, l’oncle Dideloo et l’informe Tchiek.
Lampernisse partit d’un rire aigu.
— Regarde-les donc, mon petit maître… Et dire que Philarète s’est cru Dieu, en les reprenant à la mort… Regarde !
Il gonfla ses joues et souffla sur les Lazare.
Une vie singulière les anima aussitôt, ils se mirent à rouler, à se balancer, à se heurter comme feraient des balles élastiques et tout à coup, d’un bond, ils s’élevèrent au plafond où ils restèrent collés.
— Des peaux ! Rien que des peaux dans lesquelles on souffle comme dans des conques. Pauvre, pauvre Philarète !
Je me jetai la face contre le sol quand une horrifiante clameur s’éleva dans la maison.
Lampernisse poussa un cri de détresse.
— Les voilà, nous ne pouvons rien contre elles. À moins que…
La porte fut brutalement arrachée de ses gonds et, de l’ombre du hall, je vis trois effroyables visages semblables à celui de la maison de la mère Groulle, qui venaient à nous.
Six griffes de fer, six yeux de feu liquide, six ailes de dragon étaient là, s’apprêtant à jouer leur rôle infernal dans la curée.
Mais, contre toute attente, les monstruosités ne franchirent pas le seuil.
Une voix puissante que je crus reconnaître tonnait dans l’espace.
— Noël ! Noël ! Le Christ est ressuscité !
Un chant immense se leva au loin et j’osai lever mon visage meurtri au-dessus des dalles.
Mes yeux se détachèrent des horribles apparitions des ténèbres et, par la fenêtre du fond, plongèrent dans le jardin où le formidable chant s’élevait.
La blancheur de la neige s’y piquait de larges carrés de lumière dorée et, à travers les ramures dépouillées des arbres, je reconnus le couvent dont les fenêtres vides brillaient d’une aveuglante clarté.
Lampernisse se voila la figure et se mit à sangloter.
— Les Barbusquins ! gémit-il.
Et je n’aurais pu dire si c’était de la joie ou de la douleur qui vibrait dans cet appel. Mais j’assistais à présent à une scène aussi grandiose que terrible.
Le jardin était rempli de monde, je reconnus de hautes silhouettes monacales coiffées de barbutes et vêtues de bure.
Elles avançaient en rangs serrés, d’un pas lourd et majestueux, brandissant des croix de bois noir vers le ciel assombri.
Lentement, elles approchaient de la maison, chantant des hymnes formidables qui agitaient les arbres comme des rafales.
— Noël ! Noël !
Alors une voix puissante de commandement s’éleva de nouveau :
— Place au vrai Dieu ! Arrière les fantômes de l’enfer !
Les premières barbutes étaient arrivées à la hauteur de la fenêtre et je vis luire par les trous des cagoules des yeux rouges de fièvre et de sainte fureur.
— Les Barbusquins ! murmura encore une fois Lampernisse.
Et lui aussi tomba face contre terre. Il me sembla alors que je devenais très léger, que je flottais au-dessus des mondes, que mes mains écartaient les impalpables mousselines d’un nuage.
Quelque part dans un espace irréel, je vis d’énormes et de repoussantes choses mortes fuir comme des nefs sous la tourmente.
J’appelai quelqu’un, je ne sais qui, et pendant une brève minute, je vis apparaître, sourire, pleurer, puis disparaître le visage de l’abbé Doucedame.
*
* *
« Tout cela n’est que cauchemar ! »
C’était la pauvre voix de la raison qui essayait de parler au fond de mon être ; mais elle se tut et ne répéta plus ces consolantes paroles.
J’étais assis dans la cuisine noire ; devant les feux éteints, une chandelle vacillante faisait bondir les ombres d’angle en angle.
Je ne pouvais dire comment j’y étais venu ; en tout cas, c’est là que je retrouvai ce qu’on appelle les esprits.
Je criai, je fis l’appel de tous ceux qui avaient vécu avec moi sous le toit maudit, personne ne répondit.
J’étais seul dans Malpertuis, SEUL !!
Et, alors, j’eus l’incroyable courage de partir en expédition à travers l’horreur nocturne de cette maison infernale.
Les formes falotes de Mathias, de l’oncle Dideloo et de l’informe Tchiek ne flottaient plus au plafond de l’officine déserte.
Je poussai jusqu’à la loge des Griboin.
Elle était vide.
Partout, je cherchai Lampernisse, mais il n’y était plus.
Vide était la chambre du cousin Philarète, vides les appartements des dames Cormélon, sombres et déserts ceux réservés à l’oncle Dideloo et à sa famille.
J’eus l’étrange curiosité d’entrer au salon pour voir si les restes répugnants du Dr Sambucque s’y trouvaient encore, mais sa chaise était nette et propre.
— Cauchemar ! répétai-je en tenant haute comme un flambeau la chandelle pleurant le suif.
Je poussai un cri… de joie peut-être.
Tante Sylvie était là, sur sa chaise, droite et tranquille.
— Tante ! Tante !
Ses yeux étaient clos et mon cri ne la tira pas de son sommeil.
J’approchai et posai ma main sur son épaule.
Lentement son corps glissa de côté et tomba sur le parquet avec un bruit de tonnerre.
Ce n’était pas un corps humain mais une statue de pierre qui venait de se briser sur le sol.
Alors, dans la nuit, une voix très claire s’éleva :
— Nous sommes à présent seuls dans Malpertuis !
Je hurlai :
— Euryale !
Mais ma cousine ne parut pas.
Je courus comme un fou à travers la maison, la suppliant de venir à moi.
Je ne la trouvai point.
Je revins à mon point de départ, l’âme remplie de désespérance. Arrivé devant le dieu Terme, ma chandelle s’éteignit, et je vis, du fond des ténèbres, les terribles yeux verts venir vers moi.
Je sentis un froid énorme envahir tout mon être, mon corps se scella aux dalles, lentement mon cœur cessa de battre.