Chapitre septième
L’APPEL DE MALPERTUIS
Est-ce le sommeil ou la veille qui m’a
apporté la vérité ?
Mrs. BLAVATZKY.
Les sorcières des montagnes de Thessalie
conservaient ces beaux yeux vivants,
pendant sept lunes, dans des urnes d’argent,
puis s’en faisaient des parures qui,
pendant sept ans, pleuraient des perles.
WICKSTAED. (Le
grimoire.)
Après les quelques feuillets dus à Doucedame-le-vieil, que le lecteur vient de lire et qui auront, sans doute, jeté quelque lumière dans ces ténèbres, je juxtapose ici la suite des mémoires de Jean-Jacques Grandsire.
Je fus réveillé par un bruit lointain, comme une respiration géante.
Je ne connaissais pas la chambre, très blanche, avec des murs de névés et de petites fenêtres lumineuses comme de la nacre.
Il y faisait tiède comme dans un nid de chardonnerets où, à l’époque des œufs, on fourre la main : un feu clair se jouait derrière les grilles d’une salamandre.
Un bruit de pas résonnait dans une pièce voisine et, comme je fermais les yeux à moitié, je vis entrer une femme inconnue, rougeaude et luisante de belle santé. Elle ne resta pas longtemps, enleva une soucoupe de la table, lécha un fond de tasse poisseuse et sortit, son énorme séant encombrant un moment la porte, l’obstruant goulûment.
Je pensai à une poupe de barque où j’aurais voulu, dans un élan de gaieté gamine, inscrire un nom charmant, qui rachetât tant de graisse et de lourdeur.
Au-dehors, tout près de la fenêtre, une curieuse dispute aérienne éclata, vibrante ; je soulevai un peu la tête et je vis le ciel bleu moussant de petits nuages comme une lessive de poupée, tourmenté de formes nerveuses.
— Des mouettes ! m’écriai-je.
Et aussitôt, j’ajoutai :
— La mer !
Elle barrait l’horizon d’une bande d’acier empanachée de fumées fuyantes.
— Viens voir ! m’écriai-je encore, ne sachant à qui je m’adressais.
Je m’étais rendu compte que les chambres autour de la mienne étaient tout à l’heure pleines de voix confuses ; elles devinrent, sur le coup, silencieuses, une porte claqua et j’entendis une voix cette fois-ci familière :
— Dieu du Ciel !… Il est revenu à lui.
Un ouragan de jupes envahit la pièce, des bras nerveux m’entourèrent, des baisers humides mouillèrent mes joues.
— Jean-Jacques… Monsieur Jean-Jacques… Jiji… Oh, je n’aurais jamais dû le quitter !
Élodie était là, sanglotante, vibrante comme une harpe heureuse.
— Je savais bien que le bon Dieu me le rendrait !
Mais je restais muet, frappé de grande stupeur.
Élodie avait une puissante chevelure sombre, qu’elle lissait énergiquement sur sa tête, en dures plaques de cirage, et voici que c’était un casque d’argent que je voyais contre ma poitrine.
— Élodie, que nous est-il arrivé ?
Elle avait compris sans doute, car sa bouche se plissa, mécontente.
— Rien, mon petit, rien dont tu doives te souvenir. Écoute… nous avons une belle chance, un excellent docteur est fixé dans les environs, Mandrix il se nomme. Il vient te voir. Il te guérira certainement.
— Guérir ? Mais je ne suis pas malade, hein ?
Élodie me regarda d’un air perplexe et détourna les yeux.
— Tu marches un peu… difficilement.
Je voulus remuer les jambes… Mon Dieu ! elles étaient de plomb et n’obéissaient pas à ma volonté.
Élodie dut s’apercevoir de la pénible découverte, car elle secoua énergiquement la tête.
— Je te dis qu’il te guérira… Oh, il est très fort. Il a beaucoup voyagé, il était jadis dans la marine. Il a connu Nicolas… ton père.
Par pitié pour son trouble, je détournai la conversation en demandant où nous étions.
Elle se rasséréna et se mit à causer avec volubilité, à quoi je n’étais guère habitué de sa part.
Nous étions dans le Nord, près de la mer, dans une maison perdue sur la dune : le soir, on voyait un phare éclairer les navires qui voguaient vers les terres d’aventure.
La grosse femme s’appelait Katie ; elle pesait deux cent vingt livres et faisait le ménage comme un amour.
Il y avait une petite ville maritime à une lieue de là, une ville joujou, construite en cailloux multicolores. On s’y promènerait… mais oui, dans une petite voiture, en attendant que je retrouve l’usage de mes jambes. Peut-être qu’une canne me suffirait, car le Dr Mandrix était réellement très fort. On mangerait la soupe aux moules et les petits pains aux anguilles, une pure merveille !
Un pêcheur venait d’apporter six belles soles à la cuisine.
Quelle fête en perspective, car Katie irait en ville avec la charrette du mareyeur et en rapporterait des liqueurs et un tas de bonnes choses. Car il fallait fêter et fêter encore…
Quoi donc ?
Mais… mais ma guérison, du moins ma convalescence, n’est-ce pas ?
Une morne lassitude s’empara de moi ; la gaieté inaccoutumée d’Élodie, cette volte-face de son être calme et austère, l’atmosphère quiète et lumineuse de la chambre, le souffle marin qui nous entourait de toutes parts, ces promesses qu’on jetait en touffes à l’enfant retrouvé, autant de choses qui me mettaient un goût de fades sucreries dans la bouche.
Je n’osais m’avouer encore que, dès mon retour à la vie, le piment des ténèbres, de l’angoisse, de l’épouvante même, me manquait.
Un splendide soleil d’hiver dorait l’air, il blessait mes yeux de nocturne, habitués à l’ombre et aux lampes tremblantes que les esprits impurs menaçaient sans relâche.
J’aurais volontiers donné tout l’iode et tout le sel du grand large, effluves de la vie même, pour les remugles de mort qui stagnaient dans Malpertuis.
Malpertuis m’appelait, comme les forces millénaires font signe aux migrateurs inquiets, à travers les espaces.
Je fermai les yeux, appelant à mon secours la nuit des paupières closes ; lentement, je sombrais dans le gouffre de velours du sommeil, quand je sentis une main s’appesantir sur mon bras. Je la reconnus : grande, très belle, sculptée dans le vieil ivoire.
— Bonjour, mon ami, je suis le docteur Mandrix !
Un homme de haute stature, au visage grave, se tenait à côté du lit.
Je secouai la tête.
— Vous ne me dites pas la vérité, murmurai-je.
Rien ne bougea sur son visage, mais une flamme s’alluma et s’éteignit au fond de ses grands yeux noirs.
— Voyez-vous… j’ai reconnu votre main.
— Vous marcherez, dit le docteur d’une voix lente et profonde. Je puis faire cela pour vous !
Je ressentis une impression bizarre dans les jambes, comme si des mandibules d’insectes les taraudaient.
— Levez-vous !
Un immense frisson me secoua.
— Levez-vous et marchez !
C’était l’ordre d’un dieu, usant de son pouvoir de miracle.
Le Dr Mandrix n’était plus qu’une ombre. La main s’effaça, laissant un sillage de feu sur mon bras. Les fibres secrètes de mon âme vibraient comme un écho assourdi à l’appel d’une cloche mystérieuse perdue dans d’insondables lointains.
Puis le sommeil revint.
*
* *
Je marchais. Je ne songeais pas à m’en étonner outre mesure : sans doute Élodie et les gens de son entourage s’étaient-ils trompés en me croyant cloué au lit par une inexplicable paralysie.
Je marchais sur du sable doux comme du feutre.
C’était par une de ces belles journées que janvier destine parfois aux rivages de la mer, pleine de clarté et de douceur printanières.
Une fumée montait d’un creux de dune et j’y découvris une maisonnette de pêcheur. En approchant, j’entendis le grincement d’une enseigne de fer peint.
Des inscriptions malhabiles chantaient la louange de la bière et du vin de ses caves et l’excellence de sa cuisine ; le portrait d’un gros homme couleur canari, aux yeux bigles et au crâne rasé terminé par une longue et mince natte, annonçait au passant que l’auberge isolée s’appelait Le Chinois Rusé.
Je poussai la porte et me trouvai seul dans une sorte de carré, tout en cloisons de pitchpin, d’accueillantes banquettes de cuir régnant en cercle autour.
Le comptoir qui barrait le fond était fleuri de flacons et de cruchons, et les alcools y luisaient avec des tons d’oriflamme.
J’appelai, je heurtai le bois sonore du comptoir.
Personne ne répondit et, à vrai dire, je n’attendais personne.
Tout à coup, j’eus l’angoissante sensation de ne plus être seul.
Je regardai autour de moi, virai sur les talons d’un lent mouvement de rotation pour que rien ne pût échapper à mes yeux.
La taverne était vide, mais la présence indéniable.
Il y eut un moment où je crus la découvrir dans l’angle de la banquette du fond.
Il y avait un verre sur la table d’en face et un mince nuage de fumée montait.
Mais non, ce n’était qu’une tromperie nouvelle de mes sens, la table brillait, vide et nette, et la fumée n’était qu’un jeu de reflets.
Le moment d’après, l’illusion se renouvela, cette fois-ci purement auditive.
J’entendis le choc d’un verre qu’on repose et le grésillement d’une pipe qui reprend.
Mes regards glissèrent le long des banquettes et plongèrent dans un autre angle, le plus sombre de la pièce ; j’aperçus la forme.
À vrai dire, je ne vis que les yeux, sombres et beaux.
— Nancy ! m’écriai-je.
Ils se voilèrent et disparurent.
Ils ne tardèrent pas à réapparaître, plus proches, presque à la hauteur des miens.
J’étendis la main, très doucement, dans un geste de caresse ; elle se heurta à quelque chose de lisse et de froid.
C’était un vase de gros verre, en forme d’urne, d’un bleu à peine transparent ; je frémis à son contact glacé.
— Nancy ! m’écriai-je encore une fois, la gorge serrée.
Les yeux ne disparurent pas : ils me fixaient à présent avec une douleur indescriptible, ils étaient dans l’urne de verre !
Soudain une voix s’éleva, suppliante, affreuse :
— Dans la mer… je t’en conjure… jette-moi dans la mer !
Et des yeux grands ouverts, d’horribles larmes se mirent à couler.
— Va-t’en !
Une autre voix retentissait tout à coup, impérieuse, de la table où j’avais vu le verre et la fumée.
C’était une forte voix d’homme qui commande, mais je la sentis plus triste qu’hostile.
Le verre était revenu sur la table, la pipe y fumait, mais je vis également le fumeur.
C’était le commandant Nicolas Grandsire.
— Père !
— Va-t’en !
Je voyais son visage ; il n’était pas tourné vers moi, mais vers l’urne bleue où les yeux de Nancy continuaient à pleurer d’affreuses larmes.
J’entendis la porte s’ouvrir.
L’image de mon père disparut ainsi que le verre et la fumée, du vase s’exhala un dernier sanglot et l’atroce vision s’en effaça.
Une main se posa sur mon épaule et m’obligea, d’une lente pression, à me retourner.
Le Dr Mandrix m’attira au-dehors.
Il marcha à mes côtés sans parler, sa lourde et belle main m’obligeant à le suivre et m’interdisant de regarder en arrière vers la mystérieuse taverne des dunes.
— Je sais qui vous êtes, dis-je tout à coup.
— Peut-être, répondit-il doucement.
— Eisengott !
Nous marchâmes en silence, longeant la mer qui s’assombrissait.
— Il te faut retourner à Malpertuis, dit-il soudain.
— Mon père… Ma sœur ! m’écriai-je avec désespoir. Je veux retourner là-bas !
— Il te faut retourner à Malpertuis, répéta-t-il.
Et, soudain, une force irrésistible s’empara de moi, me transporta au loin.
Je ne revis ni Le Chinois Rusé, ni la maison des dunes où Élodie devait m’attendre, ni Élodie elle-même.
Je me retrouvai dans ma ville, en pleine nuit, au milieu de maisons closes aux fenêtres éteintes.
Mes pas résonnaient dans le silence nocturne des rues désertes et je ne les dirigeais pas.
Je me rendis pourtant compte que je tournais le dos à Malpertuis et je crus un instant que je me dirigeais vers le quai de la Balise, vers notre maison.
Il n’en était rien.
Je dépassai le pont et suivis l’eau murmurante de la rivière jusqu’à l’esplanade herbeuse et nue du Pré-aux-Oies.
Une lampe solitaire veillait au loin dans la nuit, au fond du boyau ténébreux d’une ruelle.
Je marchai droit sur elle et, par trois fois, je tirai un pied-de-biche graisseux.
On m’ouvrit. Un chat aux yeux énormes s’enfuit dans les ténèbres.
Avec un soupir, je me laissai tomber sur de larges fourrures blanches et tendis mes mains glacées vers la féerie rose et dorée d’un feu merveilleux.
J’avais trouvé asile dans la rue de la Tête-Perdue, dans l’infâme maison de la mère Groulle.
Or, ce n’est qu’aux premières heures de cette indigne retraite que je me suis mis à penser à la raison de Malpertuis.
Pourquoi, depuis des mois — qui ont d’ailleurs pris dans le temps des perspectives d’années — suis-je asservi à des terreurs sans nom ? Pourquoi me suis-je soumis sans révolte à un bon plaisir cruel et mystérieux ?
Quels furent les desseins de feu Cassave qui, pour être notre grand-oncle, nous traita jadis comme des étrangers, en nous imposant cette résidence de cauchemar ?
Au fond, depuis que la puissance maléfique de Malpertuis s’est manifestée, et elle ne tarda guère, je n’ai fait que de faibles tentatives pour comprendre, et ceux qui m’entouraient en firent bien moins que moi.
Mon bon maître, l’abbé Doucedame, a dit :
— Insensé celui qui somme le rêve de s’expliquer.
Cela se trouve dans des commentaires qui n’ont obtenu qu’un pénible imprimatur des autorités ecclésiastiques, et une phrase finale fut rageusement biffée par le censeur :
— À Dieu, ni au diable, on ne demande des raisons.
Et maintenant… pourquoi me suis-je jeté dans ce havre d’infamie qu’est l’odieuse maison de la mère Groulle ?
Je ne me plains pas, je n’ai jamais joui d’une plus douce tranquillité, d’un plus complet repos de l’âme que depuis lors.
Les persécuteurs de l’ombre m’oublient probablement, comme cela leur arrivait, par intervalles, à Malpertuis même.
Je vis dans la réconfortante idée d’une liberté d’action et de gestes presque absolue.
Le quartier de la ville où je réside s’isole du reste de la cité par une rivière et un canal que, seuls, franchissent deux ponts relativement éloignés l’un de l’autre.
Je n’y connais personne, car, avant mon entrée à Malpertuis, j’ai mené aux côtés d’Élodie, de Nancy et même de l’abbé Doucedame, une vie retirée que mon excellent maître voulait bien appeler une vie intérieure, en grande partie tournée vers les besoins de l’âme.
C’étaient de beaux mots sonnant creux et dont je sens à présent toute la vanité.
La mère Groulle répond à mes coups de sonnette, à l’heure de mes retours, et accepte avec un grognement avide les larges écus que je dépose dans sa serre de rapace.
La chambre bleue et mauve, parfaitement tenue, se prête à mes longues et paisibles rêveries ; il me serait doux d’y attendre le terme d’une existence, bien qu’elle ait prêté son décor à une des plus ténébreuses tragédies de ma vie.
Près du canal, j’ai découvert une taverne agréable où des mariniers taciturnes vident de larges plats et d’énormes brocs ; personne n’a tenté de lier connaissance avec moi et je rends à tous cette heureuse indifférence.
Je fais exception à cette règle de paix et d’oubli pour une jeune femme de modeste condition et dont le rôle, dans la taverne, me semble peu défini : servante, vacelle, fille d’auberge et vaguement de joie. Elle s’appelle Bets, ses cheveux sont d’étoupe dorée et sa taille est un peu lourde.
Le soir, quand les trois ou quatre mariniers qui s’attardent volontiers prêtent toute leur attention à une compliquée et silencieuse partie de cartes, elle vient s’asseoir à mes côtés, à une table éloignée des joueurs, et ne dédaigne pas le cruchon de vin chaud aux épices que je lui offre.
C’est très simplement que nous en sommes venus aux confidences.
Et, par un de ces soirs, je lui racontai tout.
Il n’était pas loin de minuit quand je cessai de parler.
Les clients payèrent leur dépense et se retirèrent après un bref bonsoir ; la patronne, personne insignifiante et d’une massive indifférence, quitta son comptoir, nous laissant seuls ; au-dehors, le vent sifflait et s’acharnait contre les volets.
Bets, les mains allongées sur les genoux, regardait au-dessus de ma tête la longue flamme du gaz, emprisonnée dans un cylindre de verre.
Elle se taisait et son silence me fut pénible.
— Tu ne me crois pas, murmurai-je. À ton idée, je viens de raconter la plus folle des histoires.
— Je suis, répondit Bets, une fille simple qui sait à peine lire les écritures. Toute jeune, j’ai gardé les oies ; plus tard, j’ai aidé mes parents, qui étaient des briquetiers, à tirer l’argile rouge des mauvaises prairies. J’ai été élevée dans la crainte de Dieu et la terreur du diable.
» Je crois à tout ce que tu viens de me dire, parce que je n’ignore rien de la puissance du démon et de ceux qui le servent.
» À seize ans, je fus promise à un garçon de bonne renommée et que l’on disait d’avenir ; c’était le fils du pêcheur des étangs communaux et il était appelé à reprendre la succession de son père.
» La nuit de la Chandeleur qui, tu ne peux l’ignorer, est bien redoutable aux gens, il se laissa tenter par le Malin et accepta une peau de loup-garou. Nous avons su, plus tard, que, sous cette forme hideuse, il avait mis à mal beaucoup de voyageurs attardés auprès des carrefours maudits.
» Un jour, mon père découvrit la peau du monstre dans un creux de saule marsault. Il alluma aussitôt un grand feu de bois sec et y jeta la dangereuse dépouille.
» Nous entendîmes un cri effroyable s’élever au loin et vîmes accourir mon fiancé, fou de rage et de souffrance.
» Il voulait se jeter dans le brasier pour en arracher la peau qui brûlait, mais les briquetiers le retinrent et mon père poussa la peau plus avant dans les flammes jusqu’au moment où elle ne fut plus que cendres.
» Alors mon promis poussa des clameurs lamentables, confessa ses crimes et mourut dans d’épouvantables tourments.
» J’ai quitté mon village, car le souvenir m’en est devenu odieux.
» Pourquoi, dis-moi, ne te croirais-je pas ?
Elle sembla se recueillir et continua :
— Si mon pauvre fiancé avait eu le courage de se jeter aux pieds des prêtres et d’avouer sa forfaiture, il aurait pu être sauvé en ce monde encore et son âme ne connaîtrait pas maintenant les supplices éternels. S’il avait osé me parler comme tu viens de le faire, il me semble que j’aurais pu lui être secourable.
— Dois-je comprendre, dis-je tout bas, que tu voudrais m’aider ?
Un sourire très doux éclaira son visage.
— Que je le voudrais ? Oh oui ! il ne faut pas en douter, mais je ne sais trop comment. Tout ce qui t’entoure et te tient me semble si sombre et si compliqué ! Tu dois me laisser une nuit de réflexion, ce n’est pas beaucoup, mais pendant les heures que je réfléchirai, mon chapelet ne quittera pas mes mains ; il vient de la Terre Sainte et dans sa croix se trouve une relique qu’on dit puissante.
Elle sourit encore et, à ce moment, trois coups furent frappés sur les volets.
Sa main se posa sur la mienne.
— Il ne faut pas sortir. C’est un mort qui frappe !
Tout à coup, nous restâmes figés de stupeur, nos yeux s’interrogeant dans l’effroi.
Une voix s’élevait dans la rue où le vent s’était brusquement tu.
— Je suis la rose de Saaron !
Le Cantique des Cantiques montait comme une marée d’immense douleur, et je reconnus la voix de Mathias Krook.
Bets avait fermé les yeux et tout son être frémissait.
La chanson s’envola soudain, se perdit dans les hauteurs.
Bets me regardait de nouveau et ses yeux étaient noyés de larmes.
— Non, non, murmura-t-elle, ce n’est pas un mort qui chante. C’est quelque chose de plus terrible encore et de si affreusement triste, que mon cœur se brise rien qu’à songer que je l’ai entendu.
Je me levai et voulus partir, attiré par une force qui m’appelait au-dehors, mais Bets me retint avec énergie.
— Tu ne partiras pas… Il y a autre chose à présent de l’autre côté de la porte. Je ne sais quoi… mais c’est effroyable. M’entends-tu ? effroyable.
J’entendis un grésillement, et je vis apparaître, aux poignets de mon amie, un chapelet aux grains bruns et luisants.
— Il vient du Jardin des Oliviers !
Je me penchai vers elle.
— Je ne partirai pas, Bets.
Elle éteignit la flamme du gaz et me poussa doucement dans l’escalier obscur.
Ce furent des noces étranges, très douces ; je m’endormis sur son épaule, ma main dans sa main qui n’avait pas quitté le chapelet aux grains trois fois bénits.
Le lendemain, Bets me dit :
— Il faut essayer de joindre Eisengott.
Je ne croyais pas avoir particulièrement insisté sur le rôle mystérieux d’Eisengott en lui faisant confidence et je demandai :
— Le connaîtrais-tu par hasard ?
— Mais oui, qui ne le connaîtrait pas ? Il habite à trois pas d’ici, si l’on peut dire, au tournant du canal, au coin de la place des Ormes et de la rue du Martinet, une petite maison bien proprette où l’on vend de vieilles et souvent belles choses. Tu vois ce peigne en écaille blonde ? C’est lui qui me l’a donné pour un petit écu. On l’estime beaucoup dans le voisinage, car il ne refuse aide ni conseil à personne.
Place des Ormes ?… Rue du Martinet ?… Je me rappelais, en effet, la silhouette d’une boutique d’antiquaire entrevue jadis. Et, soudain, je me rendis compte que, par les arrières, la maison devait toucher à celle de la mère Groulle. Que fallait-il en conclure ?…
— Bien, dis-je, j’irai.
Je ne bougeai pas de ma chaise et Bets me sourit.
— En effet, tu as bien le temps.
— Et pourquoi ne m’accompagnerais-tu pas, Bets ?
— C’est vrai, pourquoi ne le ferais-je ?
Un groupe de mariniers poussa la porte et fit une entrée plus bruyante que de coutume.
Ils avaient fait équipe avec des flotteurs de bois qui conduisent, par le chemin des eaux, d’énormes radeaux de sapins, du fond de la Forêt-Noire jusqu’aux rives marines de Flandre et de Hollande.
Ils avaient gagné beaucoup d’argent et entendaient faire de la dépense.
— Du vin pour tous et qu’on nous serve quelques plats conditionnés ! commanda un compère à la mine avenante et hilare.
Il ne fallait pas songer à quitter la taverne à ce moment ; Bets devait faire son service et je ne pouvais me dérober à l’invitation de ces braves gens.
Nous bûmes du vin clairet et de longues bouteilles de vin du Rhin parurent sur les tables afin de mettre le monde en appétit.
La cuisine s’emplit de bruit et de fumée. On entendait tinter les casseroles et pleurer le beurre dans les lèchefrites.
— Buvons ! ordonna le gros marinier. Ce n’est pas aujourd’hui que le Hollandais Michaël nous aura !
Un malaise s’empara soudain de mes compagnons.
— Il ne fait pas bon parler de ce méchant ! murmurèrent quelques-uns.
Le gros homme se gratta la tête de l’air de quelqu’un qui se sent en faute.
— C’est vrai, les amis, on nous a appris à ne pas en appeler en vain au saint nom du Seigneur et… encore moins à celui triplement maudit du diable !
— Rien qu’à le nommer, il peut apparaître ! se plaignit un autre.
Je reposai le verre que je levais vers mes lèvres : une ombre venait de tomber sur la table, ombre qui tombait de la fenêtre dont elle interceptait la clarté.
Un visage s’y collait, essayant de voir à l’intérieur de la taverne.
Mes nouveaux amis n’y firent aucune attention et sans doute qu’ils ne s’en aperçurent pas. Peut-être même la vision ne fut-elle que pour moi.
Elle n’avait rien de terrible pourtant, loin de là, car mon cœur se mit à battre violemment.
Le visage tout blanc s’encadrait de l’ombre d’un fin chaperon de laine, les yeux me souriaient, à moitié clos, une légère flamme d’émeraude entre les longs cils baissés.
Je reconnus Euryale.
D’un bond, je fus dans la rue.
Personne ne se trouvait devant la fenêtre et la rue était déserte ; mais, tournant le coin, je vis s’avancer en chancelant la repoussante silhouette de la mère Groulle, son chat Lupka agrippé à son épaule, ses énormes yeux clignotant douloureusement au soleil.
Les mariniers quittèrent l’auberge à l’heure du crépuscule.
Bets, délivrée de sa charge et de ses soucis ménagers, jeta une cape de laine brune sur ses épaules et me fit signe de la suivre.
— Ce n’est pas loin d’ici chez Eisengott ; à cette heure, nous le trouverons dans sa boutique, regardant la rue et fumant sa pipe.
Nous longeâmes le canal aux eaux vertes, où les premières lampes s’allumaient à bord des péniches.
Bets s’appuyait un peu lourdement sur mon bras, je la sentais heureuse et confiante et sa présence versait un grand calme dans mon cœur tourmenté.
— À quoi penses-tu ? demandai-je soudain.
— À toi, naturellement, répondit-elle avec cette belle simplicité qui était sienne, mais également à mon pauvre fiancé.
» Mon village s’étend tout en longueur sur les rivages de grands, très grands étangs qui communiquent avec la mer par de larges criques.
» Les eaux sont riches, mais les terres désolées. Pourtant les bons moines blancs, que Dieu bénisse, y ont construit un couvent.
» Si mon promis m’avait fait confiance, je l’y aurais conduit et ils auraient chassé le démon de son âme.
» Si tu veux, nous irons leur rendre visite un jour ; ils sauront te protéger contre les mystérieux périls qui te guettent.
Je lui pressai tendrement la main.
— J’irai partout où tu voudras, Bets.
— Oui, quand leur cloche sonne, on entend très bien qu’elle dit : « viens à moi… viens à moi… » Et sur la porte se trouve inscrit, en lettres d’or : Si tu entres, paix et joie — si tu passes, Dieu t’accompagne !
— Et si j’entrais ?
— Je resterais au village, et pourtant le retour m’y serait pénible, et je regarderais au loin le clocher du couvent en me disant qu’il te garde et te protège.
Nous traversâmes quelques ruelles que la nuit envahissait déjà, et dont les portes et les fenêtres venaient de se clore pour le sommeil à venir.
— Voici la rue du Martinet !
Elle s’allongeait, elle aussi, sombre et déserte, s’éloignant du canal vers un vieux mail aux platanes dénudés.
— C’est étrange ! murmura mon amie.
— Quoi donc, Bets ?
Elle ne répondit pas et pressa légèrement la marche.
— Où donc se trouve la boutique d’Eisengott ? demandai-je.
Je sentis son bras trembler sur le mien.
— Je vais te dire ce que je trouve étrange, dit-elle avec un soupir d’angoisse, nous traversons la rue du Martinet et pourtant… oh ! comment le dire ? ce n’est pas la rue du Martinet ! Elle m’est pourtant très familière. Continuons !
Nous avions atteint le petit mail endormi ; le ciel était clair et se piquait d’étoiles.
— Nous nous sommes trompés de route, dit-elle tout à coup, où ai-je eu la tête ? Voici la rue !
Ce n’était pas elle. Bets s’en rendit compte quand nous l’eûmes parcourue dans toute sa sombre longueur.
— Je n’y suis plus, gémit-elle, pourtant je m’y rendrais les yeux fermés. Il nous faut la trouver… il le faut !
Par trois fois encore elle crut l’avoir trouvée, et chaque fois elle dut reconnaître qu’il n’en était rien.
— Oh ! se lamenta-t-elle, on dirait que nous tournons dans une sorte de cercle enchanté. Je ne m’y retrouve plus ! Où sommes-nous ?
Nous n’avions franchi aucun des deux ponts et je me rendais toutefois compte que nous avions été attirés vers un autre point de la ville. Soudain, je m’arrêtai en poussant un cri étouffé.
— Là… là…
Nous étions devant Malpertuis.
La maison du grand-oncle Cassave se dressait dans la nuit, énorme et noire comme une montagne. Ses volets étaient clos comme les paupières des morts et le porche avait des profondeurs sinistres de gouffre.
— Bets ! m’écriai-je, partons… Je ne veux pas entrer !
Elle ne répondit pas et je ne sais si elle était encore à mes côtés.
Il me semblait que des semelles de plomb se vissaient à mes pieds ; je les arrachai avec peine du sol et me mis à marcher d’un lourd pas de somnambule.
Je marchais… Je marchais…
Toute mon âme criait de crainte et de révolte et pourtant je me dirigeais vers le porche.
Je gravis le perron, faisant halte à chaque marche.
La porte s’ouvrit, ou bien elle était ouverte. Dans la nuit noire, j’entrai dans Malpertuis.