Chapitre troisième
LE CANTIQUE DES CANTIQUES
Je vis le Capitano, la tête clouée au
mât,
et je sus qu’il venait d’être frappé par les dieux.
HAUFF
(Le Vaisseau fantôme).
L’automne passait, sans joie ni gloire sur la ville. Il est possible qu’au-dehors des remparts il dorât les bois, feutrât les chemins creux de jonchées moelleuses et douces à la marche, qu’il soutirât l’hymne de la fécondité à la harpe des vergers et qu’il semât à généreuses poignées les sains et robustes plaisirs, mais une fois dans la cité des hommes il se montrait avare de largesses et de sourires.
Les façades pleuraient, hantées d’immenses chagrins ; un bruit aigre d’eau courante emplissait les rues ; derrière chaque porte, chaque fenêtre, une main fantôme s’impatientait au gré des rafales.
Les arbres, exilés sur les mails et les avenues, n’étaient plus que de grêles tracés au fusain et les feuilles mortes acquéraient, au caprice du vent, un maléfique pouvoir de mains à gifles.
Les cheminées armoriées de Malpertuis crachaient de puissantes colonnes de fumée dans l’air gris, car dans toutes les chambres ronflaient de vastes feux de bûches et de charbon de terre.
Dès que, de leur pas d’argent, les cartels comptaient quatre heures, que le parfum triomphant du café montait des cuisines, les Griboin parcouraient la maison d’une allure pressée, portant des lampes allumées qu’ils posaient en des endroits déterminés : tournants de couloirs, paliers d’étage, niches de hall.
Malpertuis ne semblait que plus sombre, constellé de ces étoiles lointaines et fumeuses.
En ces moments, la perspective éloignée du magasin de couleurs et vernis, qu’on pouvait entrevoir du fond d’un des vestibules latéraux du rez-de-chaussée, prenait l’aspect rassurant d’un havre de lumière. Je m’y serais dirigé souvent, si je ne m’étais heurté à la silencieuse hostilité de Nancy et de Mathias Krook.
Ce domaine était leur, et ils faisaient sentir qu’ils n’entendaient en partager les avantages avec personne.
Parfois, une ombre blottie au creux d’un escalier soupirait et gémissait à mon passage : c’était Lampernisse qui, de loin, guettait ce paradis perdu.
J’aurais voulu me lier d’amitié avec lui, car il m’inspirait une étrange pitié et même une sorte de confuse affection, mais il m’évitait comme il nous fuyait tous. Je m’entêtais pourtant, essayant de me trouver sur son chemin pour lui tenir quelques brefs propos de bonne entente.
Je fus en partie récompensé de cette obstination, si toutefois la première angoissante découverte que je fis dans Malpertuis, grâce à Lampernisse, peut s’appeler une récompense.
Le premier fantôme qui s’y dressa devant moi, fut celui de toutes les vies encloses : l’ennui.
Il pleuvait et ventait à longueur de journée, et à certains moments l’averse prenait des allures rageuses de déluge.
Il ne fallait pas compter sur le jardin et ses repoussants mystères pour se soustraire aux heures noires et silencieuses de la maison. Les arbres se battaient entre eux, à coups de branches mortes ; le sol flagellé se soulevait en cloques et en pustules crevant en boue ; pendant les courts moments de répit où les branches et les rameaux reprenaient haleine, on entendit le clapotis plein de hargne de l’étang.
Il y avait une riche bibliothèque dans la maison, mais je ne suis pas grand liseur ; d’ailleurs, les volumes reliés de cuir sombre sentaient la chaussure moisie.
Une fois que je m’y aventurais, j’y trouvai installés l’oncle Dideloo et Alice Cormélon, la plus jeune des trois sœurs.
Je surpris des gestes embarrassés et l’oncle essaya de le prendre de haut :
— Un jeune homme de bonne éducation n’entre jamais dans une pièce sans frapper !
— C’est que je ne suis pas un jeune homme de bonne éducation, ripostai-je. Et puis, si je m’attendais à trouver ici autre chose que des souris !
Je sortis en faisant claquer la porte, à la manière de Nancy, et je me dis qu’Alice Cormélon n’était pas fort vilaine après tout.
Depuis, l’oncle me montra beaucoup de froideur, mais la plus jeune des Cormélon me jetait des regards où l’anxiété se noyait d’un vague sourire complice.
Je trouvais toujours un refuge auprès d’Élodie ; toutefois, aux heures où ses fourneaux ne la réclamaient pas, elle était toute à son chapelet et à son livre d’heures.
— Nous dirons une prière à l’intention de sainte Vénérande, pour que cesse ce mauvais temps et qu’un peu de soleil te permette de jouer au jardin.
Noble et sainte Vénérande, À vous je fais humble offrande…
Je ne sais ce que j’offrais humblement à sainte Vénérande ; je quittais la cuisine bien avant la fin de la pieuse évocation et j’allais demander asile au cousin Philarète.
Je crois que, sans la lourde atmosphère de la chambre, j’y aurais trouvé un plaisir assez durable, Triais le nuage phéniqué qui y flottait, quasi visible, me faisait tourner le cœur.
Le taxidermiste travaillait toujours à quelque répugnante merveille, dont il aimait me montrer l’écœurante évolution.
— Faudra m’apporter des bêtes, mon petit. Je n’en ai jamais trop et, à vrai dire, j’éprouve quelque difficulté à m’en procurer ici. Si la pluie voulait cesser, ne pourrais-tu songer au râle d’eau qui vit dans le jardin ?
Un jour qu’une odeur nouvelle flottait parmi les affreux remugles, je m’écriai avec plaisir :
— Ah, cousin Philarête, je ne vous ai jamais vu fumer !
— Je ne fume pas, cousin Jean-Jacques.
— Pourtant cela sent le tabac, et même le bon tabac !
— C’est l’abbé Doucedame qui a fumé et pas moi.
— Comment, l’abbé vient ici ? demandai-je avec étonnement.
— Il est venu, répondit sèchement Philarète. Et il me tourna le dos.
Je n’étais pas seulement surpris, mais également peiné de savoir que mon excellent maître était venu à Malpertuis à mon insu.
Je ne parle pas des dames Éléonore et Rosalie Cormélon, dont j’évitais la rencontre, et qui ne désiraient certes pas la mienne.
Quant aux Griboin, leur loge de concierge était sans joie comme eux-mêmes. Quand, par hasard, j’en poussais la porte, ces serviteurs, du reste polis et fidèles, me faisaient l’accueil qu’on réserve à l’étranger qu’on n’attend ni n’espère. Ils me demandaient des nouvelles de ma santé, commentaient le temps de la veille et du jour, prophétisaient celui du lendemain, me faisaient, à mon départ, des adieux de grand voyage.
Rien à dire non plus de la tante Sylvie qui adoptait, pendant les visites à son salon particulier, une immobilité et un silence de statue, ni — hélas ! — d’Euryale ; Euryale que je désirais avec la fièvre d’un chercheur de trésors et qui, en dehors des heures communes des repas, disparaissait comme une ombre ; qu’on ne rencontrait jamais au tournant d’un couloir, qui ne poussait jamais une porte, qu’on ne devait pas s’attendre à trouver installée dans un des salons, qui ne se penchait à aucune fenêtre entrouverte. L’ennui voletait autour de moi, sur ses ailes fripées de noctuelle, et me poussait à rechercher l’incompréhensible fantoche qui hantait si étrangement l’ombre de son ombre : Lampernisse.
Un jour, le cousin Philarète me prit à part.
— J’ai fabriqué un nouveau piège à souris. C’est une belle pièce, grande et spacieuse, qui ne blesse ni n’abîme les captures. Toi qui connais la maison, cousin, tu devrais me l’installer au bon endroit, dans les greniers par exemple.
— On n’y prendrait que des souris ou des rats.
— Sans doute, sans doute, mais sait-on jamais ? Le monde de ces vieux greniers est bien étrange. Il me revient qu’un certain M. Likkendorf, qui habitait dans le voisinage du port, prit au piège un magnifique rat rose d’une espèce inconnue. Et mon ami Piekenbot, le savetier, m’a certifié que, dans le grenier de sa mère, habitaient des souris à trompe. Une autre fois…
Le Dr Sambucque héla mon interlocuteur.
— Holà, Philarète, à ta leçon d’échecs !
Le taxidermiste me fourra dans la main un grand piège grillagé, pourvu de crochets amorcés de lardons et de bouts de fromage.
— Bonne chasse, cousin… Sait-on jamais ?
La chose en elle-même ne m’inspirait aucun intérêt, mais l’idée d’explorer les greniers de Malpertuis me promettait un antidote passager à l’ennui.
Je montai des escaliers interminables, les uns larges et majestueux qui semblaient vouloir donner accès à des salles de temples, les autres tourmentés, en minces et accores spirales aboutissant à des trappes que je dus pousser à force d’épaules.
J’y fus brusquement.
C’étaient des enfilades pénombreuses de polyèdres creux, piqués de la lumière grise des lucarnes et des œils-de-bœuf. Ils étaient complètement vides ; aucune chaise bancale ne se réfugiait dans un coin ; aucun bahut démodé ne s’appuyait contre les murailles de briques vernies pour éviter qu’elles ne s’abîment en poussière ; aucune suite de malles vermoulues ne jalonnait le plancher, net comme un pont de paquebot.
Il y faisait froid, et le vent, rasant les tuiles de la toiture, emplissait l’espace de miaulements et de soupirs.
Je déposai le piège à tout hasard et battis en retraite, me promettant de limiter à cette courte intrusion dans les combles de Malpertuis le service rendu au cousin Philarète.
Deux jours se passèrent.
Ce matin j’avais été réveillé plus tôt que de coutume par une rafale si brutale qu’elle avait failli défoncer la porte-fenêtre de ma chambre. Je vis, dans la grisaille d’une aube sinistre, teintée de lueurs citrines au levant, le jardin en proie à la fureur rugissante d’une pluie diluvienne.
Je frissonnai : un froid humide se glissa comme une couleuvre sous les draps. Je songeai qu’à cette heure, Élodie devait déjà activer les feux de la cuisine et qu’il y ferait chaud et bon.
Je quittai ma chambre à la hâte.
Une clarté blafarde rôdait par les couloirs, où les lampes éteintes laissaient traîner une odeur grasse d’huile refroidie et de mèches carbonisées.
J’atteignis le hall du rez-de-chaussée qui aboutissait aux escaliers des cuisines, quand soudain, dans l’ombre, à travers les barreaux, une main livide me saisit aux épaules.
Je poussai un cri.
— Chut ! Chut !… N’appelez personne… Il ne faut pas qu’on le sache, supplia une voix lamentable.
Je me trouvai en face de Lampernisse.
Il tremblait de tous ses membres et sa silhouette décharnée s’agitait comme un buisson sous l’orage.
— C’est vous qui avez posé le piège, gémissait-il. Alors… vous saviez… ? Je n’aurais jamais osé… Eh bien !… l’un d’eux s’y est pris ! Venez le voir. Moi, je n’oserais jamais y aller seul. Je me tiendrai derrière vous, loin derrière vous. Croyez-vous que ce sont eux qui éteignent les lampes ?
Il était inutile de s’opposer à la volonté du vieux. Sa main serrait mon bras comme un étau, et il m’attirait dans l’escalier avec une vigueur surprenante.
Je refis l’ascension de l’avant-veille, cette fois-ci avec une vélocité déconcertante, car Lampernisse m’emportait littéralement. Jamais il n’avait dû être plus loquace qu’en ces minutes fébriles, ni plus heureux car, dans l’infâme broussaille de son visage, ses yeux brillaient d’une joie de brasier.
Il s’approcha de moi d’un air de mystère, comme pour une grave confidence :
— Au fond, je sais bien que c’est Lui… Mais pourquoi ne pourrait-il oublier, Lui aussi, et en même temps m’oublier moi ? Les heures et les puissances sont soumises ici à d’étranges volontés, qui tour à tour imposent l’oubli et le souvenir. Et s’Il avait oublié et que ce soient eux qui éteignent les lampes ? Je crois les connaître. De rage d’être petits, ils singent ce qui est grand. Mais ils ne sont pas inscrits sur le rôle du destin, aucune tâche ne leur y fut assignée. Alors, on pourrait les prendre à un méchant piège à rats, aha !… et leur compte serait bon. Je les tuerais, je leur ferais subir des tortures et garderais mes lampes allumées, sans que personne osât encore me voler les couleurs ?
— Je ne sais de qui vous parlez, ni ne vous comprends, Lampernisse, dis-je doucement.
— Ah ! dit-il, en vérité, ici on ne pourrait répondre autrement.
Son fébrile entrain tomba quand nous atteignîmes les derniers échelons du roidillon des greniers.
— Attendez, murmura-t-il. N’entendez-vous rien ?
Il tremblait si fort que ses frissons se communiquaient à mon corps comme les brèves décharges d’une bouteille de Leyde.
Oui, j’entendais en effet…
C’était un bruit mince et aigu, vrillant le tympan, celui d’une lime minuscule maniée avec frénésie.
Par moments, il se coupait de courtes haltes pendant lesquelles on entendait un pépiement d’oiseaux en colère.
— Mon Dieu ! sanglotait Lampernisse. On le délivre !
Je le repoussai en le raillant.
— Depuis quand les rats se servent-ils de limes de fer pour ouvrir les pièges à leurs camarades ?
Les griffes livides du vieillard s’abattirent sur moi comme des serres de rapace.
— Ne dites plus rien… Et surtout n’ouvrez pas la trappe ! Ils se répandraient par toute la maison ! Il n’y aurait plus jamais de lumière ! Entendez-vous, malheureux ? Ni lampes, ni soleil, ni lune… Ce serait la nuit éternelle de la damnation. Allons-nous-en !
Derrière la trappe, j’entendis un claquement sec de tige rompue, un appel aigu, et puis des rires.
Oh ! des rires tout menus, mais tellement stridents qu’ils semblaient faits de pinces et de lames…
Je me débattis contre l’étreinte de Lampernisse et, d’une sournoise ruade qui lui arracha un gémissement de souffrance, je me libérai.
— Je veux voir ! m’écriai-je avec énergie.
Le vieux eut un rauquement sauvage et se laissa tomber ; un moment après, je l’entendis dégringoler les escaliers en poussant de lugubres lamentations.
À présent, le silence régnait derrière la trappe.
Je la poussai des épaules.
De blêmes lueurs d’aube filtraient par les lucarnes ; à quelques pieds de moi se trouvait le piège aux grillages éventrés.
Je le soulevai avec terreur et dégoût : une perle rouge brillait faiblement sur la planchette de buis frotté, une larme de sang frais.
Et, à un pouce de là, s’agrippant à l’un des appâts…
Une main.
Une main coupée, à la section rose et nette.
Une main parfaite, à la peau fine et brune, grande comme… une mouche vulgaire.
Mais, à chacun des doigts de cette affreuse miniature, poussait un ongle pointu comme une aiguille, d’une longueur démesurée. Je rejetai loin de moi, dans le coin le plus sombre, le piège et sa hideuse merveille.
Il faisait encore nuit dans le grenier où l’aube grandissait à peine, et dans la demi-ténèbre, je vis…
Je vis quelque chose dont la taille ne devait pas dépasser celle d’un rat ordinaire…
C’était un être à formes humaines, mais hideusement naines. Derrière lui, d’autres identiques en tous points se pressaient. C’étaient des marmousets, d’immondes insectes ayant dérobé à la Divinité une image sacrée par la ressemblance. Et ces êtres, pourtant minuscules, étaient l’expression même de l’horreur, de la colère, de la haine et de la menace.
Je poussai un cri strident, prévoyant l’assaut des monstruosités minuscules, et ma retraite ressembla en tous points à celle de Lampernisse ; je me laissai tomber du roidillon, bondis du haut des marches, et traversai en flèche le vaste espace des paliers.
Alors je revis Lampernisse.
Il galopait à travers les couloirs, brandissant un flambeau à longue flamme rouge. Il se ruait de lampe en lampe, boutant le feu aux mèches, faisant naître dans le noir des ronds de lumière jaune.
Mais j’assistai, impuissant et terrifié, à sa vaine lutte contre les ténèbres de Malpertuis.
À peine avait-il donné le jour à une flamme de lampe, qu’une ombre véloce se détachait de la muraille, fondait sur elle, la soufflait et réinstallait la nuit dans la place.
Alors Lampernisse cria : le flambeau était mort dans ses mains.
Je ne revis plus le fantoche pendant les jours qui suivirent mais, aux heures obscures, je l’entendais, comme toujours, passer en gémissant.
Le cousin Philarète ne me parla plus de son piège, et je n’eus garde de le faire pour ma part.
Un autre événement, sinistre entre tous, devait accaparer toute la somme d’angoisse de mon être.
Dans le hall du rez-de-chaussée, le gong venait de sonner pour le souper. Tout le monde se hâtait de répondre à cet appel.
La porte du cousin Philarète s’ouvrait la première et, dans l’escalier, le bonhomme hélait, d’une voix joyeuse, son ami le Dr Sambucque.
— Que mangeons-nous ce soir, doc’ ? J’ai grand-faim… On ne s’imaginerait jamais comme la taxidermie creuse l’estomac.
Et le vieux médecin de répondre :
— Ce sera certainement du gigot de canemuche !
Les pas des dames Cormélon sonnaient sur les dalles sonores, avec un bruit d’escouade ; quant aux Dideloo, ils étaient toujours installés dans la salle à manger avant le coup de gong.
On entendit crier la poulie du monte-plats et les Griboin s’affairèrent. Nancy, en bonne maîtresse de maison, était la première à son poste, auprès de la table et des services.
L’appel me surprenait souvent dans une partie éloignée de la maison, parfois au jardin, lorsque le temps n’était pas trop méchant.
Ce soir-là, ce fut au salon jaune, où je venais de chiper deux ou trois torsades de cire que je comptais poser à côté de l’écuelle à brouet de Lampernisse, sachant que le présent lui serait agréable.
Je refermais la porte et m’acheminais sans hâte vers la salle à manger, quand je vis au fond du couloir le tablier lumineux du magasin de couleurs.
J’en fus surpris ; ordinairement Mathias Krook éteignait le gaz et fermait la boutique dès le départ de Nancy. Il allait vivement prendre son repas dans une gargote du voisinage et, la dernière bouchée avalée, venait retrouver ma sœur sur le seuil de Malpertuis, où ils restaient à bavarder et à rire jusqu’à la nuit close.
Depuis quelque temps, j’avais formé le projet de raconter mon aventure du grenier à quelqu’un qui eût accepté mes singulières confidences sans sourire.
J’avais pensé naturellement à l’abbé Doucedame, mais il n’avait pas fait de réapparition à Malpertuis.
À l’endroit de Mathias Krook, je ressentais une sympathie assez marquée, bien que j’eusse rarement l’occasion de m’entretenir longuement avec lui.
Il avait un joli visage de fille, souriait de toutes ses dents blanches, me faisait de loin des gestes d’amitié.
Son agréable voix de ténorino, montant parfois du fond de son officine, faisait oublier les trop lourds silences de Malpertuis. Nancy assurait qu’il composait lui-même ses chansons, et l’une d’elles chantera funèbrement dans ma mémoire jusqu’à mon terme terrestre. L’air très attrayant, d’un rythme de valse lente, s’adaptait, avec quelques hésitations, aux magnifiques paroles du Cantique des Cantiques :
Je suis la rose de Saaron, et le lys
de la vallée…
Ton nom est comme un parfum répandu…
Nancy l’aimait beaucoup et, en ses moments de bonne humeur, elle ne se lassait pas de le fredonner.
Comme je regardais le magasin éclairé, la voix de Mathias s’éleva et le Cantique des Cantiques parla d’amour et de beauté dans la nuit hostile de la maison.
Je guettais depuis trop longtemps l’occasion de pouvoir m’entretenir seul avec Mathias Krook, pour la laisser échapper.
Vivement, je parcourus le couloir et entrai dans la boutique de couleurs.
À mon étonnement, je la trouvai vide de toute présence, alors que le chant s’élevait tout près de moi.
— Je suis la rose de Saaron…
— Mathias ! appelai-je.
— Et le lys de la vallée !
— Mathias Krook ! répétai-je.
— Ton nom est comme un parfum répandu…
Le chant cessa ; je n’entendis plus que le murmure pressé du papillon de gaz au bout de son tube de cuivre.
— Eh bien ! Mathias, pourquoi vous cachez-vous ? Je voudrais vous demander… Non, vous raconter plutôt…
— Je suis la rose de Saaron…
Je fis un bond en arrière, heurtant le comptoir.
La voix s’élevait de nouveau. C’était bien celle de Mathias, mais elle montait avec une ampleur soudain accrue.
— Et le lys de la vallée…
Je portai la main aux oreilles. La chanson roulait comme un tonnerre, faisant vibrer le verre des bocaux et des vitres.
— Ton nom est comme un parfum répandu !
Je ne pus y tenir. Ce n’était plus une voix humaine mais une cataracte furieuse, un mascaret de sons et de notes, qui se brisait contre les murs, ébranlait la voûte, grondait autour de moi en une effroyable tornade sonore.
J’allais m’enfuir, appelant au secours, quand je vis le chanteur.
Il se tenait dans l’angle de la porte et il était immense, car il dépassait le comptoir bien plus que Mathias Krook ne le faisait d’habitude.
Mes regards glissaient le long de son corps ; je ne voyais pas sa tête noyée dans l’ombre, mais ses mains, longues et blanches, ses genoux qu’il avait un peu aigus et qui pointaient sous le drap du pantalon, ses pieds enfin…
Ah ! la dansante clarté du gaz qui allumait le vernis de ses chaussures passait sous elles.
Il y avait de la lumière sous les pieds de Mathias !
Et ses pieds reposaient, immobiles, sur le vide de l’air… Mais il chantait, chantait, d’une voix épouvantable qui faisait frémir les verres gradués du comptoir, la balance romaine aux lourdes conques de cuivre, les mille choses qui ne bougent jamais.
J’étais déjà au bout du vestibule, tout près de la salle à manger, quand je retrouvai une voix pour hurler mon horreur.
— Mathias est mort… Il est pendu dans la boutique !
Derrière la porte, j’entendis le bruit argentin d’une fourchette qui tombait par terre, puis la chute bruyante d’une chaise ; les voix ne s’élevèrent qu’après une longue minute d’énorme silence. Entre-temps, je répétai avec fureur :
— Pendu dans la boutique ! Pendu dans la boutique ! J’allais ajouter : — Et il chante toujours ! quand les deux battants de la porte s’ouvrirent avec fracas : le monde se ruait en torrent dans le corridor.
Quelqu’un m’entraîna à sa suite. Je crois que ce fut le cousin Philarète. Je ne revis pas Mathias, car les sœurs Cormélon se serraient les coudes sur le seuil de l’officine et masquaient la vue.
Au-dessus des têtes de l’oncle Dideloo et de la tante Sylvie, je vis au loin les bras nus de ma sœur, levés en un geste final de noyée.
J’entendis l’oncle bégayer :
— Mais non… Puisque je vous dis que non…
Puis celle du Dr Sambucque, tranchante comme un fil de couteau :
— Nenni… Krook n’est pas pendu du tout… Il a la tête clouée au mur !
Je répétai bêtement :
— Il a la tête clouée au mur !
Ici, j’éprouve une grande difficulté à ordonner la suite de mes souvenirs. Je pense aux paroles de Lampernisse : « D’étranges volontés vous imposent tour à tour l’oubli et le souvenir. » J’ajoute que, tantôt, les habitants de Malpertuis semblent agir en pleine connaissance de cause, qu’il n’existe pas de mystère pour eux, et qu’en d’autres jours ils ne sont plus que de pauvres créatures frémissantes de frayeur devant l’inconnu qui se prépare. Je crois parfois qu’il suffirait d’un effort pour qu’à certaines heures je sois éclairé, mais qu’un fatalisme reposant m’empêche de m’y résoudre…
Pour le moment, sans pensées, je me livrai au reflux qui me rejeta, avec des ombres gesticulantes et hurlantes, dans la salle à manger. Mais, avant d’y arriver, une vision rapide me passa devant les yeux. À côté du buste du dieu Terme, près d’une lampe qui filait à longues pointes de feu, se tenait Lampernisse, ses mains sur les épaules de Nancy, et je crois l’avoir entendu murmurer :
— Ô Déesse… Lui non plus n’a pu garder les couleurs et la lumière !
Je ne puis dire comment parmi nous, brusquement, apparut Eisengott. Il se tenait devant les habitants de Malpertuis comme un juge, au moment solennel de la sentence. Il disait :
— Que cessent les plaintes et les vains discours !
» Personne ne doit savoir ce qui se passe dans Malpertuis !
» Et ne pourrait le savoir !
Il entrecoupait ces paroles de silences, comme s’il répondait à des questions inaudibles.
Le cousin Philarète s’avança et dit :
— Eisengott, je ferai ce qu’il faut.
Il sortit, suivi du Dr Sambucque, dont la petite taille s’était redressée. Leurs pas se dirigeaient vers le magasin de couleurs et s’éteignirent bientôt.
— Et vous tous, reprendrez votre vie, comme l’a voulu Cassave ! conclut Eisengott.
Sa barbe était de neige pure et ses yeux brûlaient comme des escarboucles.
Seule Élodie parla.
— Je prierai, dit-elle.
Eisengott ne se tourna pas vers elle, bien que cette parole forte lui fût adressée.
Et la vie reprit son cours en effet, comme si un lourd trait au goudron avait été passé sur l’atroce événement de cette soirée.
Nancy reprit, dès le lendemain, sa place dans le magasin ; elle s’y tenait seule sous la clarté rousse du gaz, servant des pratiques de plus en plus rares. Je ne la vis pas pleurer ni ne l’entendis se plaindre.
Peut-être étais-je seul à y penser encore, bien que cette pensée fût trouble et vague ; j’essayai de me rappeler quelle fut l’attitude de ma cousine Euryale pendant les moments tragiques et j’acquis l’effarante certitude qu’elle n’avait pas suivi la ruée horrifiée des autres vers la sanglante boutique, qu’elle resta immobile sur sa chaise, les yeux fixés sur son assiette, dans une attitude d’indifférence ou de complète absence mentale.
La formidable volonté de Malpertuis venait de se manifester à ses prisonniers qui, sans plus, courbaient le front.
Ainsi, je ne dis à personne qu’une main grande comme une mouche gisait, tranchée, dans un coin du grenier, et que Mathias Krook, mort, la tête clouée au mur, chantait effroyablement le Cantique des Cantiques.