Chapitre premier

L’ONCLE CASSAVE S’EN VA

L’homme qui entre dans le mystère de la mort
en laissant aux vivants le mystère de sa vie,
a volé à la fois et la mort et la vie.
STEPHANE ZANNOVITCH.

L’oncle Cassave va mourir. Sa barbe s’écoule, blanche et frémissante, de son visage plombé, sur l’édredon rouge. Il aspire l’air comme s’il humait des odeurs parfaitement délectables et ses mains, qu’il a énormes et velues, griffent ce qui vient à sa portée.

La femme Griboin, qui est venue lui apporter du thé au citron, a dit :

— Il fait ses petits paquets.

L’oncle Cassave l’a entendue.

— Pas encore, femelle, pas encore, a-t-il ricané.

Quand elle fut partie, dans un remous de jupes apeurées, il a ajouté à mon adresse :

— Ce n’est pas que j’en aie pour longtemps encore, petit, mais, après tout, mourir est une chose sérieuse, et il ne faut pas se presser.

Puis son regard s’est remis à errer par la chambre, s’arrêtant sur chaque objet, comme pour un ultime inventaire.

Tour à tour, il se repose sur un joueur de théorbe en faux bronze, un minuscule et fumeux Adriaen Brouwer, une gravure de quatre sous représentant une vielleuse et une Amphitrite de Mabuse de grande valeur.

On frappe et c’est l’oncle Dideloo qui entre.

— Bonjour, grand-oncle, dit-il.

C’est le seul de la famille qui appelle l’oncle Cassave : grand-oncle.

Dideloo est un fonctionnaire, un méticuleux. Il a débuté dans l’enseignement, mais ses élèves le battaient.

Aujourd’hui qu’il est sous-chef dans une administration municipale, il n’existe pire bourreau pour les expéditionnaires travaillant sous ses ordres.

— Charles, dit l’oncle Cassave, faites-moi un discours.

— Volontiers, grand-oncle, si je ne craignais de vous fatiguer outre mesure.

— Dans ce cas, admirez-moi en silence. Mais faites vite. Je n’aime pas trop votre figure.

Le vieux Cassave va devenir méchant.

— Hélas, gémit l’oncle Dideloo, je suis obligé de vous entretenir de lamentables questions matérielles, grand-oncle. Nous avons besoin d’argent…

— Vraiment ? C’est étonnant !…

— Il nous faut payer le médecin.

— Sambucque ? Voyons, qu’on lui donne à manger et à boire, et qu’on le laisse dormir au besoin sur un sofa du salon. Il n’en demandera pas davantage.

— L’apothicaire…

— Je ne vide aucune de ses fioles et n’ai jamais touché à ses poudres. Il est vrai que votre femme, la charmante Sylvie, qui souffre de toutes les maladies du dictionnaire médical, les emporte toutes.

— Bien d’autres choses encore, grand-oncle… Où trouverons-nous de l’argent ?

— Dans la troisième cave, sous la septième dalle, à neuf pieds quatre pouces de profondeur, se trouve enfoui un coffre plein d’or. Cela suffit-il ?

— Quel homme ! pleurniche l’oncle Dideloo.

— Je suis bien triste de ne pouvoir en dire autant de vous, Dideloo. Et maintenant filez, hein… tête de lard !

Charles Dideloo me jette un regard torve et se faufile hors de la chambre, si mince et si menu qu’il lui faut à peine entrebâiller la porte.

Je suis installé dans un fauteuil à franges et à rouleau, le visage tourné vers le lit.

L’oncle Cassave me rend son regard.

— Tourne-toi davantage vers la lumière, Jean-Jacques.

J’obéis. Le moribond me regarde avec une attention pénible.

— Il n’y a pas à dire, murmure-t-il après un examen assez long, tu es un Grandsire, malgré la perte de caractère de tes traits. Il a suffi d’un sang un peu tendre pour raboter la dure peau de tes ancêtres.

» Mais, bah ! ton grand-père Anselme Grandsire — Monsieur Anselme comme on rappelait au temps jadis — était un fameux coquin !

Cette injure était familière à l’oncle Cassave, et je ne lui en gardais pas rancune, car je n’avais jamais connu ce grand-père si mal noté.

— Il est mort du béribéri, sur la côte de Guinée, sinon il serait devenu un plus grand coquin encore, continue Cassave en riant, car il aimait la perfection en toutes choses !

La porte s’ouvre toute grande et ma sœur Nancy paraît.

Sa robe lui colle sur la peau et accuse des formes splendides ; son corsage, fortement échancré, ne fait aucun mystère de la richesse de sa chair.

Son visage, tout feu et toute ombre, trahit la colère !

— Vous avez renvoyé l’oncle Charles, dit-elle. C’est fort bien, que cela lui apprenne à s’occuper de ses propres affaires. Mais il avait raison, nous avons besoin d’argent.

— Toi et lui, c’est différent, réplique l’oncle Cassave.

— Bon, alors où est-il ? s’impatiente Nancy. Les Griboin n’en ont plus et il y a des fournisseurs qui envoient leurs notes.

— Il n’y a qu’à en prendre dans la boutique !

Nancy rit, d’un petit rire strident qui lui est propre et va bien à son genre de hautaine beauté.

— Depuis sept heures du matin, on a servi six clients, pour quarante-deux sous au total.

— Et l’on dit que les affaires reprennent ! ricane le vieux. Mais qu’à cela ne tienne, ma toute belle. Retourne à la boutique, prends la petite échelle qui compte sept marches et monte sur la septième. Ne le fais pas en présence d’un client qui ne te dit rien, car tu portes les jupes bien courtes. Grande comme tu es, et juchée sur la septième marche, tu peux atteindre la boîte en fer blanc qui porte pour étiquette Terre de Sienne. Enfonce tes belles mains blanches dans cette poudre sans promesses, ma douceur, et tu finiras par découvrir quatre ou cinq rouleaux bien lourds pour leur taille. Attends, ne te presse pas, ta présence m’est agréable. Si la terre de Sienne te glisse sous les ongles, tu en auras pour des heures à te faire les mains. Va, va, ma splendeur. Et si, dans l’obscurité de l’escalier, Mathias Krook te pince les fesses, il est inutile de crier. Je ne viendrai pas.

Nancy nous tire une langue rouge et pointue comme une flamme et part en claquant la porte.

Pendant quelques instants, on entend ses talons marteler les marches de l’escalier sonore, puis sa voix s’élève, furieuse.

— Cochon !

L’oncle Cassave rit.

— Ce n’est pas Mathias ! dit-il.

Une gifle claque.

— C’est l’oncle Charles !

Le vieillard est d’excellente humeur et, n’était son teint plombé et le soufflet pénible de sa poitrine, je ne le croirais jamais à l’article de la mort.

— Elle au moins est digne de son coquin de grand-père ! déclare-t-il avec une satisfaction évidente.

Le silence retombe dans la chambre. Le soufflet de forge anime un brasier invisible. Les mains griffent les couvertures avec un bruit de lime.

— Jean-Jacques ?

— Oncle Cassave ?

— Ce matin vous avez reçu, Nancy et toi, des nouvelles de votre père, Nicolas Grandsire ?

— Hier matin, mon oncle.

— Bien, bien, les jours comptent si peu pour moi. D’où est-elle venue, cette lettre ?

— De Singapore. Daddy est en bonne santé.

— Si, au cours des douze semaines que sa lettre a fait route, il n’a pas été pendu haut et court. Tudieu ! s’il revient jamais…

Il réfléchit, la tête penchée sur l’épaule, comme une étrange corneille.

— Il ne reviendra pas… Pour quoi faire, en somme ? Les Grandsire sont nés pour courir grand largue sous le vent du monde, et non pour moisir sous le toit des hommes.

La porte s’ouvre. Nancy revient. Elle sourit et sa méchante humeur s’est envolée.

— J’ai trouvé cinq rouleaux, oncle Cassave ! dit-elle.

— C’est lourd, hein, l’or ? ricane l’oncle… Eh bien ! tu en connais l’usage il me semble ?

— Et comment ! répond Nancy avec effronterie.

Elle nous quitte et me lance, en fermant la porte :

— Jiji, Élodie t’attend dans la cuisine.

Dans l’escalier, on l’entend rire doucement et pousser des gloussements de géline.

— Cette fois-ci, c’est Mathias ! dit l’oncle.

Il rit de bon cœur, bien que cette joie soulève une tempête de râles au fond de sa poitrine.

— Elle a dit cinq rouleaux ? Il y en avait six ! Aha ! la digne fifille de ce coquin d’Anselme Grandsire… J’en suis bien aise !

Ces visites, sa joie et ses discours l’ont visiblement fatigué.

— Va retrouver Élodie, petit, dit-il d’une voix devenue soudainement lasse et lointaine.

Je ne demande pas mieux ; du fond des immenses et noirs souterrains où se trouve installée une cuisine vaste comme une salle de conférences, monte l’odeur chaude des gaufres et le fin parfum du beurre fondu, additionné de sucre et de cannelle.

Je traverse un corridor d’une longueur démesurée, dont l’ombre se troue au mitan d’un faible carré de lumière.

Au fond d’un vestibule baigné d’une mouvante clarté de gaz d’éclairage, un pan de boutique apparaît, lointain et irréel comme si on le regardait par le gros bout d’une lorgnette.

C’est une bien curieuse histoire que celle de cette officine accolée à une puissante maison de maître… Mais j’aurai bientôt l’occasion d’y revenir.

Je vois un haut comptoir de bois brun, des bocaux à piques, des régimes de sacs de papier et les silhouettes de Nancy et du commis Mathias, proches l’une de l’autre, trop proches peut-être.

Mais le spectacle ne m’inspire qu’un médiocre intérêt. L’appel gourmand de la cuisine est autrement impérieux que celui d’une vaine curiosité d’adolescent.

La chanson du beurre et le claquement des gaufriers impose sa note joyeuse au calme obscur de la soirée.

— Il est temps que tu viennes, clame ma vieille bonne Élodie. Le docteur allait manger ta part.

— Elles sont bien bonnes, bien sucrées, comme je les aime, glousse une petite voix dans l’ombre.

Il n’y a pas d’éclairage au gaz dans la cuisine. Ce seul luxe, l’oncle Cassave l’a dévolu au magasin ; une lampe à mèche plate éclaire chichement la table et allume les blancheurs des assiettes. Sur le plateau de la cheminée, une chandelle à la flamme tarabustée par l’air chaud du fourneau éclaire le gaufrier de fonte noire.

— Comment va le malade ? continue la petite voix. Très bien, n’est-il pas vrai ?

— Il va donc guérir, docteur ?

— Guérir ? Qui vous parle de cela ? Mais non, mais non, Cassave est bien condamné par la Faculté. N’empêche que je veux faire quelque chose pour lui.

Dans la clarté de la lampe, une main décrépite et blême comme une cire brandit un carré de papier.

— Voici la constatation de décès et le permis d’inhumer ad hoc, prêts et dûment signés par moi. Je n’ai laissé en blanc que la date. Hier, ils portaient encore, comme cause de la mort : double pneumonie. Mais j’ai réfléchi et il m’a semblé que « mal de Bright » serait plus distingué.

» Je dois bien cela à mon vieux Cassave, n’est-il pas vrai ? Et maintenant, je reprendrai volontiers une de ces excellentes gaufres, ma bonne Élodie.

Ainsi parle le Dr Sambucque, dont l’oncle accepte les visites mais refuse les ordonnances.

Il est si petit, si chétif, que, chapeau sur la tête, il arrive à peine à mi-visage d’Élodie, pas bien grande pourtant.

Sa figure est toute rides et coutures, le nez excepté qui jaillit hors de cette miniature chiffonnée, comme un cap de chair rose.

La main de cire devient singulièrement ferme quand elle découpe la gaufre en carrés réguliers qu’elle colmate ensuite de beurre et de mélasse.

— Je crois être son aîné, bien qu’on ne puisse rien dire de précis de ce cher homme, et il s’en va le premier, glousse joyeusement le vieux gourmand. C’est une chose consolante pour un homme de mon âge, car il semble que la mort vous oublie. Qui sait ? Il en est peut-être ainsi. Il y a quarante ans que Cassave et moi sommes liés d’amitié vive et sincère. J’ai fait sa connaissance à bord du coche d’eau. Il venait de la chasse et avait tiré deux barges rouges. Je lui en fis mon compliment, car ce sont de beaux et difficiles coups de feu.

» Il m’invita à manger les barges avec lui. Je n’eus garde de refuser ! La barge rouge, quand elle est bien grasse, est plus fine encore que la bécasse, sa parente.

» Depuis, j’eus mes entrées, petites et grandes, à Malpertuis.

Malpertuis ! C’est la première fois que le nom coule, d’une encre lourde, de ma plume terrifiée. Cette maison, imposée comme point final de tant de destinées humaines, par des volontés terribles entre toutes, j’en repousse encore l’image ; je recule, j’atermoie, avant de la faire surgir au premier plan de ma mémoire.

D’ailleurs, les personnages se présentent moins patients que la maison, pressés sans doute par la brièveté de leur terme terrestre. Après eux, les choses demeurent, comme la pierre dont se font les demeures maudites. Ils sont animés par la fièvre et la hâte des moutons qui se culbutent aux portes des abattoirs ; chandelles humaines, ils n’ont de cesse avant d’avoir pris place sous le grand éteignoir de Malpertuis.

Nancy fait sa froufroutante apparition dans la cuisine ; elle n’aime pas les gaufres et leur préfère les crêpes qu’elle déchire de ses cruelles dents blanches comme des morceaux de peau brûlante.

— Docteur Sambucque, questionne-t-elle, quand l’oncle Cassave va-t-il mourir ? Vous devriez le savoir.

— Fleur de mes songes, répond le vieux médecin, vous adressez-vous à Esculape ou à Térésias ? Au guérisseur ou au guetteur d’étoiles ?

— N’importe, pourvu qu’il sache…

De son doigt de cire, Sambucque pique et repique l’air. Il appelle cela se remettre en mémoire le planisphère céleste.

— La Polaire est en place comme toujours. C’est la seule personne ordonnée de l’infini. Aldébaran allume son feu de tribord sous les Pléiades. Saturne rôde sur l’horizon qu’il empoisonne de son cyanure lumineux.

» Demi-tour… Le Sud est, en ce jour, plus bavard que le Nord, Pégase sent l’écurie de l’Hélicon, le Cygne chante comme si son ascension au zénith allait lui être mortelle, l’Aigle, les feux d’Altaïr dans les prunelles, cherche l’aire la plus proche du Dieu des espaces, le Verseau fait le sale et le Capricorne…

— Assez, s’impatiente ma sœur, comme toujours, vous ne savez rien.

— De mon temps, continue le docteur, changeant brusquement de sujet, on parfumait les gaufres à l’eau de naffe ; les dieux ne connaissaient de plus délicat régal. Ah ! oui, vous me parlez de l’excellent Cassave, ma rose. Il en a pour huit jours encore, ce qui n’est que façon de mal parler car, en réalité, il en faudra sept encore à sa belle âme pour s’élancer dans le rayonnement divin des astres.

— Ane, dit ma sœur, trois jours suffiront.

Ma sœur eut raison.

La femme Griboin pousse la tête dans la cuisine.

— Mamzelle Nancy, les dames Cormélon sont arrivées…

— Mettez-les au salon jaune…

— Mais, mamzelle, il n’y a pas de feu !

— C’est bien pour cela !

— Il y a également madame Sylvie et sa fille qui viennent retrouver monsieur Charles.

— Au salon jaune !

Je me révolte soudain.

— Mais puisque Euryale accompagne tante Sylvie !

— Allons donc, feu ou glace, tempête ou calme plat, Euryale s’en moque comme le poisson de la pomme. Eh ! la Griboin, le cousin Philarète est-il là, au moins ?

— Il est chez nous, dans notre cuisine, mamzelle Nancy, il boit la goutte avec Griboin, parce qu’il a le ventre froid, comme il dit.

— A-t-il achevé son travail pour l’oncle Cassave ? Sinon, vous allez le mettre à la porte.

— La souris empaillée ? Oui, oui, mamzelle, il l’apporte, et c’est joliment bien fait.

Le Dr Sambucque part d’un rire de bouteille, un glouglou qui s’obstine dans sa gorge.

— C’est la dernière pièce au tableau de chasse du brave Cassave !

» Une souris qui courait sur l’édredon et qu’il a gentiment étranglée entre le pouce et l’index. Il y a quarante ans, il tuait encore les barges rouges. Aha, aha !

— Tout le monde au salon jaune, ordonne Nancy, j’ai une communication à faire à ces gens.

La Griboin s’éloigne, traînant la savate.

— J’en suis ? demande le petit docteur avec ennui.

— Oui… Finissez de dévorer votre gaufre.

— Dans ce cas, j’emporte une tasse de café additionné de rhum, avec beaucoup de sucre. À mon âge, un séjour dans le salon jaune vaut, par ses conséquences, une sieste dans une glacière ronchonne Sambucque.

Le salon jaune est la plus vilaine, la plus pauvre, la plus sinistre, la plus glaciale des pièces qui, sinistres et glaciales, se partagent l’intérieur de Malpertuis.

Deux chandeliers à sept branches l’éclairent bien mal, mais je suis certain que Nancy n’aura fait allumer que trois, peut-être quatre des torsades de cire.

Les gens qui s’y tiendront, sur de hautes chaises à dossier droit, ne seront que des ombres indistinctes ; leurs voix y retomberont à plat, comme les rumeurs dans le désert, et jamais ils n’y diront que des choses lugubres, méchantes ou désespérées.

Nancy s’empare de la lampe à mèche plate, car les couloirs sont, à cette heure, bourrés de ténèbres opaques. Elle la posera à quelques mètres de la porte, sur le socle d’une statue de dieu Terme, car elle ne se soucie pas de donner un supplément de luminaire à tout ce monde qu’elle déteste.

— Je te laisse la chandelle, Élodie.

— Elle me suffit pour dire mon chapelet, accepte notre bonne.

L’assemblée du salon jaune est bien celle que j’attends, toute en silhouettes noires et indistinctes.

Installé sur la seule chaise basse à forme de prie-Dieu, il me faut quelque temps pour les reconnaître.

Toutes en voiles d’un deuil sempiternel, les sœurs Cormélon occupent un sofa en reps noir : trois mantes religieuses dans l’attente d’un insecte nocturne passant à leur portée.

Elles ne saluent personne, raides et immobiles, mais je sens leurs yeux braqués avec une froide fureur sur notre entrée.

Le cousin Philarète, mal habillé, grossier, nous crie, dès la porte ouverte :

— Bonsoir tout le monde ! Voulez-vous voir ma souris ?

Il brandit une planchette où une forme grise et rose se tient collée.

— J’aurais voulu la présenter dans l’attitude d’un écureuil, mais ce n’est pas heureux, ni même joli joli, dit-il avec sa grosse jovialité d’homme simple.

Le ménage Dideloo se trouve dans la zone de lumière des chandeliers.

L’oncle Charles tient les yeux obstinément baissés sur ses bottines luisantes ; la tante Sylvie, quelconque, neutre, en grisaille, nous sourit d’une lèvre molle et, à son moindre geste, la cuirasse de jais de son corsage frémit et crépite.

Je n’ai de regards que pour leur fille, ma cousine Euryale, habillée comme une madelonnette, mais plus belle encore que Nancy, avec sa formidable chevelure rousse qui semble parcourue d’étincelles et ses yeux de jade.

Elle les tient fermés et je le regrette ; on voudrait jouer avec eux comme avec des gemmes, les faire rouler entre ses doigts, réveiller leurs flammes vertes, les aviver de son souffle.

Soudain une voix de pie-grièche s’élève.

— Nous voulons voir l’oncle Cassave !

C’est Éléonore, l’aînée des sœurs Cormélon, qui a pris la parole.

— Vous le verrez tous, et tous ensemble, dans trois jours, et pour la dernière fois. Il vous parlera. Le notaire Schamp assistera à cette réunion, et aussi, comme témoin, le père Eisengott. Telle est la volonté de l’oncle Cassave.

Nancy a parlé d’un trait. À présent, elle se tait et fixe les flammes des bougies.

— C’est pour le testament, j’imagine ? demande Éléonore Cormélon.

Nancy ne lui répond pas.

— J’aurais bien aimé le voir, dit le cousin Philarète. Il m’aurait certainement fait des compliments pour ma souris. Mais sa volonté est sa volonté et ce n’est pas moi qui me mettrai en travers.

— Maintenant que nous sommes réunis, commence l’oncle Charles.

— Nous ? Ne parlez pas de nous comme d’un tout ou de quelque chose qui se tient ! réplique ma sœur. Et si nous sommes réunis, ce n’est pas pour nous parler. Vous savez ce que vous devez savoir. Vous pouvez donc partir.

— Savez-vous, mademoiselle, que nous avons fait plus d’une demi-heure de chemin pour venir ici ? crie Rosalie, la seconde des sœurs.

— Pour ma part, vous pouviez venir des antipodes et y retourner, répond Nancy avec une fureur mal contenue.

Tout à coup, une attention inquiète tend tous les visages, celui d’Euryale excepté. Des pas très lourds font sonner les dalles du vestibule, comme si elles étaient creuses ; puis la porte s’ouvre en criant sur ses gonds.

— Je me demande où se cache celui qui éteint toujours les lampes ! fait une voix plaintive.

— Mon Dieu ! les lampes s’éteignent de nouveau… gémit la tante Sylvie.

— Il y avait une lampe aux côtés du dieu Terme, et comme j’allais vers elle, tout joyeux de sa lumière, « il » l’a soufflée.

— Qui donc ? implore la tante Dideloo.

— Qui le sait ? Je n’ai jamais cherché à le voir, car je le pressens noir et terrible. Il éteint toutes les lampes. Celle qui est rose et verte, et qui donne de si jolies couleurs à l’escalier, brûlait à l’étage. Une main a pincé la mèche et la nuit a coulé sur l’escalier comme une eau d’enfer. Il y a cinq ans, peut-être dix, peut-être toute ma vie, que je le cherche, mais je ne le trouve pas. Ai-je dit que je le veux ? Non, non, je ne crois pas que je le veuille. Mais il éteint toujours les lampes, il les souffle ou pince leur flamme à mort.

Un homme étrange vient d’entrer. Il est immense, maigre à faire peur ; s’il ne se tenait courbé, il dépasserait six pieds de taille. Une casaque rougeâtre flotte autour de cette créature squelettique, au visage complètement mangé par une repoussante toison bourrue.

Il s’approche des bougies avec ravissement.

— Aha ! il ne les éteint pas, celles-là… C’est bon, voir la lumière… Cela me remplace le boire et le manger.

— Lampernisse, ténébrion… Que viens-tu faire ici ? s’écrie le Dr Sambucque.

— Il a le droit d’y être, riposte Nancy. Il sera de l’assemblée prochaine.

— Il y aura des bougies allumées et des lampes, jubile le vieux monstre.

» Dans ma boutique brûle une lumière belle comme le jour, mais je ne puis y retourner. Ainsi l’ont voulu les forces…

— Lampernisse… commence l’oncle Dideloo en réprimant mal un frisson de peur ou de dégoût.

— Lampernisse ? C’est mon nom… Lampernisse. Couleurs et vernis. Cela se trouvait au-dessus de la porte, en belles lettres de trois teintes. Je vendais toutes les couleurs, toutes… Des mèches soufrées, de l’huile siccative, de l’huile de schiste, du mastic gris et blanc, de l’ocre, du vernis blanc et brun, du blanc de zinc et de plomb, gras comme crèmes, du talc et des acides mordants. Je me nomme Lampernisse et je jouissais des couleurs. Maintenant, on m’a mis dans le noir. Autrefois j’ai vendu du noir animal et du noir de charbon, mais je n’ai jamais servi le noir de la nuit à personne. Je suis Lampernisse. Je suis si bon et l’on m’a mis au fond de la nuit, avec quelqu’un qui éteint toujours les lampes !

À présent, le monstre pleure et rit à la fois. Il tend ses pattes d’aragne vers les flammes des bougies qui lui brûlent les ongles. Il n’en a cure et continue à donner cours à sa pauvre joie.

Je ne crains pas Lampernisse qui vit dans la maison, quelque part où on ne le cherche guère ; les Griboin se contentent de poser une fois par jour, dans quelque escalier perdu des étages, une écuelle d’un quelconque brouet, qu’il vide de temps à autre.

Mais les autres semblent se faire petits, comme à quelque mauvaise approche. Seules, Nancy et Euryale ne réagissent pas.

Ma sœur enlève des mains de Sambucque la tasse avec laquelle il fait un bruit insupportable. Ma cousine fait l’endormie, mais un peu de feu vert glisse sous ses paupières closes : elle doit guetter la lamentable apparition du ténébrion.

— Allez-vous-en ! dit brusquement Nancy en s’adressant à la ronde.

— Vous êtes polie, mademoiselle, grince Éléonore Cormélon.

— Attendez-vous que je vous fasse jeter dehors ?

— Nancy, je vous en prie, intervient l’oncle Dideloo.

— Vous… vous… gronde Nancy, vous allez vous taire et partir le premier.

— Vous commandez ici, mademoiselle Grand-sire ? demande Rosalie Cormélon.

— Vous avez mis du temps à le comprendre.

— Elle allume les bougies, s’exclame Lampernisse, et des bougies qui ne s’éteignent pas, que personne ne souffle. Bénie soit-elle !

Il se dandine devant les lumières, projetant sur le mur de fond une ombre déhanchée que le cousin Philarète, qui ne comprend pas grand-chose, dirait-on, à la fièvre de ces brefs et désagréables événements, essaye d’éviter comme si elle était tangible et malfaisante.

— Mes couleurs ! crie Lampernisse, dansant de plus belle devant les minuscules feux de joie. Elles y sont toutes ! Je ne les vendrai pas, et personne ne pourrait le faire.

Il prend un air perplexe et, du fond de son immonde toison grise, ses yeux supplient Nancy.

— Si ce n’est celui qui souffle les lampes… Oh, Déesse !

Du geste, Nancy met fin à l’assemblée, geste de faucheur, couchant sur le sol la gloire des épis.

— On se reverra dans trois jours.

Les ombres s’avancèrent vers la porte en une lente marche de processionnaires. Euryale emboîtait le pas à sa mère ; elle avait ouvert ses yeux qui paraissaient voir à peine, car ils étaient sans flammes vertes.

L’oncle Dideloo hésita un moment sur le seuil. Je crois qu’il aurait voulu dire quelque chose à Nancy, mais il se ravisa et se glissa dans l’obscurité du vestibule. Cette courte halte lui avait fait perdre sa place dans la file et Alice, la plus jeune des dames Cormélon, le dépassa.

Je l’entendis tout à coup pousser un « Oh ! » douloureux.

Nancy laissa fuser son petit rire strident.

— La manie lui tient dans les doigts, ricana-t-elle.

Le Dr Sambucque, qui avait déniché quelque part une mince tige de rotin, en frappait sans ménagements le lamentable Lampernisse.

— Oho ! gémissait le fantoche gris, les diables me battent toujours. Ils veulent mes couleurs. Malheur… Je ne les ai plus ; je ne pourrais les donner. Et ils me battent, me battent !

Il se jeta dans l’escalier en criant.

Nous vîmes sa difforme silhouette glisser, simiesque, sur les murs éclairés par les lampes échelonnées de palier en palier.

— Et d’une ! hurla-t-il soudain.

Quelque chose de noir et d’informe clignota sur les murs et les hautes verrières.

— Et de deux et de trois ! Oho, il est là et je ne puis le voir. Lumière et couleurs, il a tout pris. Il me jette dans la nuit.

— Venez tous dans la cuisine, ordonna Nancy. Le fou ne ment pas. La chose qui souffle les lampes est là !

Je ne sais qui, dans l’ombre, répéta lentement :

— La chose-qui-souffle-les-lampes…

Nancy haussa les épaules ; j’ai beaucoup aimé ma sœur, mais elle m’a toujours dérouté. À travers les événements qui nous ont secoués comme rameaux en bourrasque, les femmes m’ont paru plus scientes que les hommes. Hélas ! dès mes premiers pas dans le monde du mystère, je donne dans les conjectures, et peut-être pour accuser ma sœur d’indifférence, car si elle avait su, n’aurait-elle pu se mettre en travers de la plus fatale des destinées ?

— Allons, dit Élodie en déposant son chapelet.

Puis, sans plus souffler mot, elle fit chauffer du vin, du sucre et des épices.

— C’est une bonne soirée, dit Sambucque. Que diriez-vous, mes enfants, d’un médianoche ? Le bon Cassave les aimait. Sur les minuits, les mets et les vins gagnent en goût et en fumet. Cela fut découvert par la sagesse ancienne.

Ce médianoche fut honorable et, comme une langue en sauce y fut servie, le Dr Sambucque en profita pour nous raconter le banquet de Xanthus, le Phrygien, où Esope fit servir des langues et rien que des langues, les proclamant une fois le meilleur, l’autre fois le pire régal de la terre.

Sambucque, rassasié et gonflé comme un petit python, Nancy retirée dans sa chambre, Élodie et moi nous veillâmes auprès de l’oncle Cassave endormi.

Pour la nuit, on l’avait coiffé d’une calotte en toile de Bergame à floche d’argent, qui lui donnait un air si drôle dans la blafarde clarté de la veilleuse à flotteur, que je me mis doucement à rire.

*
* *

En effet, l’oncle mourut le troisième jour, et pendant les quelques heures qui précédèrent son départ, il fut extraordinairement lucide et loquace.

Mais ses yeux étaient déjà plongés dans de partielles ténèbres car, à plusieurs reprises, il s’écria avec colère :

— Pourquoi a-t-on enlevé le tableau de Mabuse ? Charles Dideloo, filou que vous êtes, remettez-le en place ! Il n’y a rien qui s’en ira de la maison, rien, entendez-vous ?

Nancy parvint à le calmer.

— Belle, dit-il en prenant les mains de ma sœur dans ses longues pattes griffues, dis-moi les noms de ceux qui sont dans la chambre, car il n’y a que des ombres où il faudrait des hommes.

— Le notaire Schamp est assis auprès de la table, avec du papier, des plumes et un encrier.

— Bien. Schamp connaît son métier.

Le notaire, un vieil homme d’austère mais honnête mine, salua, bien qu’il se rendît compte que le mourant ne pouvait s’en apercevoir.

— Qui est assis à ses côtés ?

— Il n’y a qu’une chaise vide, mon oncle.

— As-tu convoqué Eisengott, fille du diable ?

— Certainement, mon oncle. Tout près de vous se trouve mon frère Jean-Jacques.

— Très bien, ceci m’est agréable… Aha ! Jean-Jacques, mon jeune ami, ton grand-père qui fut également mon ami — et quel ami, jour des dieux ! — était un fameux coquin. Il doit m’attendre quelque part au coin de l’Éternité et j’en suis bien aise.

— Les dames Cormélon sont présentes.

— La charogne attire les corbeaux ! Éléonore, Rosalie, et même toi, Alice, bien que plus jeune, dirait-on, et diantrement plus jolie, nous sommes de vieilles et bonnes connaissances. Vous me comprenez ? Naturellement, il est des heures où il vous est donné de comprendre, aha ! Vilaines sont vos têtes, mais le démon y fourra de dignes cervelles. Je vous dois quelques-unes de mes dernières paroles et, puisque je m’imagine vous devoir autre chose encore, je vais bientôt régler cette dette.

— Le cousin Philarète…

— C’est mon cousin, son sang est le mien. Il n’y peut vraiment rien, ni moi non plus d’ailleurs. Il est ici de plein droit, bien que le Créateur n’ait pu, j’ose le croire, faire vivre un autre homme aussi stupide que lui.

Philarète, lui aussi, salua comme si l’oncle Cassave venait de chanter ses plus belles louanges.

Cassave vit le geste et sourit.

— Philarète ne fut pas un mauvais serviteur, dit-il avec douceur.

— Mathias Krook ? murmura Nancy après une courte hésitation.

L’oncle Cassave parut mécontent.

— En l’éloignant de cette assemblée comme je le fais, dit-il, il est possible que je lui fasse injustice. Bah ! il s’en consolera. Qu’il retourne donc à la boutique. Elle lui plaît.

Le vieillard s’était tourné péniblement sur le côté, pour essayer de voir le jeune homme ; je crus lire une singulière indécision dans son regard.

— Je me suis parfois trompé dans la vie, Krook, pas souvent en vérité, mais le temps me fait défaut pour revenir sur mes erreurs. Justice ou non, allez-vous-en !

Mathias Krook s’éclipsa, un pauvre sourire de honte sur son joli visage, et le regard de Nancy jeta des flammes sombres.

— Le Dr Sambucque entre à l’instant.

— Qu’on le fourre dans un fauteuil avec quelque chose à grignoter dans le bec.

— Le ménage Griboin est là.

— Ils furent mes bons et obéissants serviteurs depuis des années si longues que je me refuse à les compter. Ils le resteront.

— Lampernisse est assis sur la dernière marche de l’escalier ; il surveille une lampe qui continue à brûler.

L’oncle Cassave éclata d’un rire sinistre.

— Qu’il y reste jusqu’au moment où elle sera soufflée, car elle le sera.

— Voici l’oncle Charles Dideloo, la tante Sylvie et Euryale.

Le moribond fit une grimace.

— Il y eut un temps où Sylvie fut belle, elle ne l’est plus. Je suis content de ne pas la voir. Elle était encore belle quand Charles la découvrit à…

— Grand-oncle ! Grand-oncle ! cria Charles d’une voix angoissée, je vous en prie !

— Allons donc, Euryale, ma fleur adorable, va t’asseoir auprès de ton cousin Jean-Jacques. Vous êtes le double espoir que j’emporte de cette terre.

Au-dehors, une voix supplia :

— Non, non, n’éteignez pas la lampe !

Un homme d’aspect imposant entra et s’assit à côté du notaire Schamp, sans paraître nous voir.

— Eisengott est là ! cria l’oncle Cassave.

— Je suis venu, dit une voix qui vibrait comme une cloche.

Je regardai le nouveau venu avec terreur et respect.

Il avait un visage très pâle et très long, que l’immense barbe cendreuse, formant jabot, allongeait encore. Ses yeux étaient fixes et noirs et ses mains si belles qu’elles semblaient empruntées à un gisant d’église. Il était mal habillé et sa lévite verte luisait aux coutures.

— Schamp ! dit l’oncle Cassave, ces gens sont mes héritiers. Dites-leur le montant de la fortune que je laisse après moi.

Le notaire se pencha sur ses papiers et prononça lentement un chiffre. C’était si énorme, si formidable, si fantastique, que le vertige s’empara un moment de tous les esprits.

Ce fut tante Sylvie qui rompit le charme du nombre d’or, en s’écriant :

— Charles, tu démissionneras !

— Bien entendu ! ricana l’oncle Cassave. Il ne pourrait faire autrement.

— Cette fortune, déclara le notaire, ne sera pas partagée.

Un murmure de déception terrifiée s’éleva, mais le notaire y coupa court en continuant :

— Quand Quentin-Moretus Cassave sera décédé, tout le monde ici présent, sous peine de se voir exclure immédiatement de l’héritage et de perdre tout avantage à venir, habitera et continuera de vivre sous ce toit. — Mais nous avons une maison, notre propriété ! gémit Éléonore Cormélon.

— Ne m’interrompez pas, dit sévèrement le notaire. Ils y vivront jusqu’à leur mort, mais chacun touchera une rente annuelle, donc viagère, de…

Ce fut de nouveau un chiffre prodigieux qui tomba des lèvres minces de l’officier ministériel.

— On vendra la maison, entendis-je marmotter l’aînée des dames Cormélon.

— Tous y auront droit au gîte et au couvert, pour lesquels le testateur exige la perfection. Les époux Griboin, tout en ayant les mêmes avantages que les autres, resteront des serviteurs et ne l’oublieront jamais.

Le notaire fit une pause.

— Il ne sera apporté à la maison Malpertuis aucun changement et au dernier vivant sera dévolue la fortune entière.

Le magasin de couleurs sera traité comme la maison même et Mathias Krook en restera le commis, ses gages triplés et maintenus à vie. Seul le dernier vivant sera en droit de fermer ledit magasin.

Eisengott, qui n’aura aucun avantage, à qui rien n’échoit, et qui ne voudrait rien, sera témoin de la parfaite exécution de ces volontés.

Le notaire prit le dernier feuillet du dossier.

— Il y a un codicille : Si les deux derniers survivants sont un homme et une femme, le couple Dideloo en est de fait écarté, ils deviendront mari et femme, et la fortune leur reviendra à parts égales.

Un silence plana, les esprits n’étant pas encore de plain-pied avec l’événement.

— Ainsi je l’ai voulu ! dit l’oncle Cassave d’une voix forte.

— Ainsi il en sera ! répondit gravement le sombre Eisengott.

— Signez ! ordonna le notaire Schamp.

Tout le monde signa. Le cousin Philarète mit une croix.

— Allez-vous-en ! dit l’oncle Cassave, dont le visage se pinça soudain. Eisengott, vous resterez.

Nous nous retirâmes dans la pénombre du salon jaune.

— Qui pourvoira à notre installation dans cette demeure ? demanda l’aînée des Cormélon.

— Moi, trancha Nancy.

— Et pourquoi vous, mademoiselle ?

— Voulez-vous que je vous l’envoie dire par Eisengott ? demanda doucement ma sœur.

— Il me semble… intervint l’oncle Charles.

— Rien du tout ! s’écria Nancy. D’ailleurs, voici M. Eisengott.

Il s’avança au milieu de la pièce, nous couvant de ses regards terribles et lourds.

— M. Cassave désire que Jean-Jacques et Euryale viennent l’assister dans ses derniers moments.

Toutes les têtes se baissèrent, même celle de Nancy.

L’oncle Cassave respirait difficilement et ses yeux reflétaient la clarté des bougies comme des globes de verre.

— Dans ton fauteuil, Jean-Jacques… Prends place dans ton fauteuil… Et toi, Euryale, viens près de moi.

Ma cousine glissa vers lui, soumise mais splendidement indifférente à l’étrange majesté du moment.

— Ouvre tes yeux, fille des dieux, murmura l’oncle d’une voix toute changée et qui semblait enclore un respect terrifié. Ouvre tes yeux et aide-moi à mourir…

Euryale se pencha vers lui.

Il poussa un long soupir, et j’entendis quelques mots glisser et se dissoudre dans le silence :

— Mon cœur dans Malpertuis… pierre dans les pierres…

Ma cousine resta si longtemps immobile que je pris peur.

— Euryale… suppliai-je.

Elle se tourna vers moi, un singulier sourire sur la bouche. Ses yeux mi-clos ne laissaient filtrer qu’un lointain regard, sans flammes ni pensées.

— L’oncle est mort, dit-elle.

Alors, une longue lamentation éclata dans l’escalier.

— Il a soufflé la lampe… Je la veillais bien, et pourtant il l’a éteinte. Oho ! il l’a éteinte !