Chapitre cinquième
EXIT DIDELOO… EXIT NANCY… EXIT TCHIEK…
Il est des crimes que Dieu seul peut
venger.
(Le livre d’Enoch.)
Dans l’escalier, pour la troisième fois, j’ai glissé dans la main d’Alice un billet où je lui demande un second rendez-vous dans la maison du quai de la Balise.
— Glissez votre réponse sous le buste du dieu Terme, supplie-t-il en guise de finale.
Le dieu Terme et Cupidon, prince des amours, sont deux : au troisième appel, pressant et douloureux, un carré de papier porte en brève et unique réponse : Non !
Toutes mes ruses, pour arriver à un tête-à-tête avec la plus jeune des dames Cormélon, échouent.
Je guette Alice comme une proie ; elle se dérobe avec une adresse qui tient de la malice, jusqu’au moment où le hasard me fournit la raison de son refus et achève de me briser le cœur.
C’était par un de ces jours neutres où rien ne vient troubler l’étrange sommeil de Malpertuis, où tout ce que la maison enclôt de mystérieux et de terrible est absent ou soumis à l’obscure loi de la trêve.
Dans le salon jaune où l’on vient si rarement, tant il est hostile à nos présences, l’oncle Dideloo écrivait d’une plume affairée.
La porte était entrebâillée et je le vis penché sur son ouvrage, le front moite, les yeux fiévreux.
Enfin, d’un geste nerveux, il sécha au buvard la feuille écrite, la mit sous enveloppe et quitta brusquement la pièce.
Je m’y glissai derrière lui et m’emparai du buvard.
L’écriture de l’oncle Dideloo était grosse et claire, tracée en outre d’une plume d’oie taillée en épaisseur, ce qui fit que le buvard la reproduisait fidèlement en renversée.
De là à la présenter à la révélation d’un miroir, il n’y avait qu’un pas. Mon cœur, mon pauvre cœur de vingt ans…
Mon Alice adorée,
Je veux te revoir. Mais nos rencontres, dans Malpertuis même, deviennent de plus en plus hasardeuses. J’ai beau me dire que personne ne nous voit, je sens des yeux attentifs et combien dangereux braqués sur nous du fond de l’ombre. Il faut nous évader pour quelques heures de cette maison du péril. J’ai cherché un toit complaisant à nos tendresses et j’ai trouvé, enfin !
Retiens bien l’adresse : rue de la Tête-Perdue, 7.
C’est une ruelle que presque tout le monde ignore et qui s’amorce au fond de la place des Ormes, pour finir au Pré-aux-Oies.
Au numéro 7 de cette ruelle habite la mère Groulle, une vieille femme à moitié sourde et aveugle qui aime beaucoup l’argent, mais n’est pas suffisamment sourde pour ne pas entendre les trois coups de sonnette qui lui font ouvrir la porte, même aux heures les plus nocturnes. Elle t’ouvrira donc, même si tu sonnes à minuit, et ne te reconnaîtra pas, ni même ne te regardera. Tu monteras l’escalier qui se trouve devant toi ; deux portes donnent sur le palier.
La chambre, notre chambre, est celle qui donne sur le jardinet ; elle ne pourra que te plaire : au temps de son ancienne gloire, la mère Groulle a dû être une personne de goût.
Je t’attendrai ce soir à minuit. Il n’est pas bien difficile de quitter Malpertuis où le sommeil est général à dix heures, quand on n’insiste pas trop au whist.
Ceci est un désir… Hélas ! mon Alice adorée, ne m’oblige pas à le changer en ordre. Dans ce cas, je t’appellerai Alecta…
Ton Charles.
Je laissai retomber le buvard révélateur de tant de félonie et courus au jardin cacher mes larmes de rage et de honte.
Ce ne fut que lorsque les dernières séchèrent au rude vent du nord qui secouait les arbres, que je me souvins de l’ultime phrase et de sa menace : Dans ce cas, je t’appellerai Alecta !
Pourquoi ce nom, si voisin de celui d’Alice, remplit-il de courroux les yeux d’effraie de dame Éléonore Cormélon ?
Quelle voix mystérieuse l’avait prononcé dans le crépuscule de notre maison du quai de la Balise, et pourquoi Alice en avait-elle crié de frayeur, au point de me menacer ?
Les peines de cœur ne sont pas exemptes d’une acre volupté ; je m’en rendis compte en retournant au salon jaune pour y retrouver le buvard et relire les mots qui m’avaient fait tant de mal.
Il n’y était plus.
Je ne m’en occupai pas outre mesure, supposant que l’oncle Dideloo, s’étant souvenu de son imprudence, l’avait repris.
Je retrouvai Alice au dîner : une légère rougeur aux joues, un peu de fièvre dans ses yeux, m’apprirent que la lettre était arrivée à sa destination ; quant à l’attitude triomphante de l’oncle Dideloo, elle ne put me laisser dans le doute de la réponse :
Alice avait accepté l’aventure galante de minuit !
Peut-être que tout se serait terminé pour moi par une crise de larmes, un peu de rancœur et un oubli salutaire, si Dideloo, grisé par sa victoire, ne se fût imprudemment gaussé de ma jeunesse.
Le Dr Sambucque, en veine de discussion philosophique, se mit à discourir sur les vertus du grand âge en invoquant De Senectute de Cicéron.
Dideloo l’approuvait en renchérissant.
— Dire que les éducateurs, critiqua-t-il, laissent ce chef-d’œuvre aux mains de morveux dans le genre de notre ami Jean-Jacques. Ah ! voilà ce qu’on peut appeler jeter des perles aux cochons.
Je rougis de colère, ce qui sembla fort lui plaire.
— Ne vous fâchez pas, petit, conclut-il d’un ton doucereux et protecteur, il vous reste encore les toupies ronflantes et les billes d’agate.
Je grinçai des dents et quittai brusquement la salle à manger, où je l’entendis rire aux éclats.
— Canaille, grondai-je, nous allons bien voir quelle tête vous ferez quand…
Une fois encore mon projet fut vague et tourmenté, et ne se précisa qu’à l’heure du souper, quand j’eus revu Alice.
La jalousie me pinçait le cœur, la rancune me montait à la tête comme un vin traître.
Cela décida de l’aventure…
Au coin de la rue du vieux Chantier, un veilleur de nuit, porteur d’une hallebarde, cria la demie d’onze heures, comme je refermais sans bruit la porte derrière moi.
L’oncle Dideloo avait bien prophétisé le moment du sommeil dans Malpertuis : à partir de dix heures tout y devint tranquille et sombre, à part les éternelles lampes étoilant les couloirs et qu’aucun esprit d’ombre ne venait menacer.
Une fête quelconque égayait encore la ville, car derrière les fenêtres rougies des cabarets on entendait des chants et des rires, et parfois je croisais des hommes avinés parlant à la lune.
Par-ci par-là, au fond des rues désertes, luisaient encore quelques feux mourants de lampions.
Pour arriver à la place des Ormes, il me fallait traverser une rue de réputation douteuse, où les tavernes honteuses se coudoyaient. Au seuil de l’une d’elles, un groupe de masques m’interpella :
— Viens nous offrir à boire, beau garçon !
Je continuai ma route sans détourner la tête, poursuivi par des quolibets et des plaisanteries grossières.
La rue s’achevait dans le noir, au long d’une rangée de maisons moroses qu’éclairait une lanterne suspendue.
Dans sa clarté, un noctambule se tenait immobile, les yeux levés vers le ciel. Il était drapé dans un manteau noir à capuchon et, en approchant, je vis que lui aussi participait à la fête moribonde, car un masque lui couvrait le visage.
Mais quel masque…
Je me souviens que, lorsque j’étais enfant, Élodie avait enlevé à un de mes livres d’images une gravure représentant le démon peignant des masques. Le Malin s’y penchait sur un visage de carton qu’il transformait, à rapides coups de pinceau, en une horreur sans nom.
D’avoir entrevu brièvement cette image, j’avais été pris de convulsions et Élodie l’avait soustraite pour tout de bon à mon attention horrifiée.
Or le masque qui se levait vers les étoiles l’évoquait d’une manière si saisissante que je fis un bond de côté.
Le solitaire ne bougea pas, ne sembla pas s’apercevoir de ma présence ni de mon effroi. Il se tenait collé contre le mur, la tête levée, la clarté de la lanterne sur l’effroyable grimace de son faux visage.
Je le dépassai rapidement.
Arrivé au coin de la rue, je me retournai : il avait disparu. Je me trouvais sur la place des Ormes ; les maisons s’y écartaient, faisant place à quelques arbres et élargissant un pan de ciel où montait un croissant de lune.
Pendant un instant, la faucille lunaire s’effaça, une grande ombre passant devant elle ; pourtant nul nuage ne troublait la pureté de ce ciel glacé.
L’ombre passa au-dessus des arbres, puis au-dessus des maisons ; devant moi, quelque chose chut par terre avec un bruit mou : je vis une petite chouette morte dont le ventre d’argent saignait.
*
* *
J’avais sonné trois fois au numéro 7 de la rue de la Tête-Perdue ; une vieille m’avait ouvert, griffé la main en prenant les pièces d’argent que je lui tendais, et tourné aussitôt le dos.
Un escalier éclairé par une lampe vénitienne menait en étroites marches à l’étage.
Quelque part au rez-de-chaussée, la vieille femme se mit à dire à haute voix d’étranges choses qui s’adressaient à un chat.
En me penchant sur la rampe de l’escalier, je pouvais la voir tapie dans un énorme fauteuil de peluche, le chat, qu’elle nommait Lupka, sur les genoux.
Je me rendais compte que, depuis des années, la lumière s’était en grande partie dérobée à ses yeux et qu’elle vivait dans un continuel demi-sommeil qui lui rendait le repos complet inutile.
Quand la sonnette se mettait en branle, un frisson parcourant le dos de Lupka, elle savait qu’elle devait recevoir des visiteurs et leur argent.
Eh oui ! c’étaient d’étranges choses qu’elle psalmodiait.
— Les dieux reprennent goût à la vie, Lupka, mais c’est la détestable vie des hommes et rien de plus qui leur échoit. C’est bien fait, bien fait et je m’en réjouis. Attention ! Tu n’aimes pas que je te le dise… ni Lui, non plus, eh ! je m’en moque… pour ce que fut ma triste part !
— Trois fois l’eau de velours a coulé sur ta peau, Lupka, chantonna-t-elle ; j’ai ouvert et il m’a mis une pièce d’or dans la main. L’or est chaud et à travers la corne de ma chair, il caresse mon cœur ; l’argent est plus froid et sa douceur ne monte pas bien haut dans mes veines. Comment est-il l’homme que mes yeux refusent de voir ? dis-le donc, Lupka, dont les frissons sont le langage. Bien, bien, je sais à présent… une limace collée à la roue du destin, sur laquelle se lève le pied de Dieu.
J’ai reçu de l’or chaud comme l’amour… et la main qui frôlait la mienne n’était pas tout à fait celle d’un homme. Peu me chaut… qui donc prétend s’opposer à la marche du destin ? Qui est-il ? Où est-il ? Que fait-il ?… Que m’importe, dis-je, mais puisque le souffle qui anime la forêt de ta merveilleuse fourrure est bien bavard ce soir, je ne puis que lui prêter l’oreille. Une flamme qui palpite au vent de la douleur et de la crainte ? Que dis-tu ? Il s’agite dans l’autre chambre, attentif à tout ce qui se passe ou se passera dans la voisine ? Ah ! Lupka, il fut un temps où cela se traduisait par un seul mot : « jeunesse ! »
» Tais-toi… tais-toi ! Je te défends de voir, Lupka !
» Celle-là n’a pas, par trois fois, tiré la sonnette d’amour, nul besoin n’en fut. Elle ne m’a pas donné d’or, car je n’ai pas dû lui ouvrir la porte. Tais-toi, tais-toi… des étincelles crépitent sur tout ton être, et toi, qui es un démon, tu lui rends un hommage terrifié.
» Aha ! trois coups de sonnette. Il faut que j’ouvre.
» Le reste appartient à la nuit. »
Ainsi, aux lisières du rêve, soliloquait la mère Groulle.
Des bruits montaient dans la cage d’escalier. Je quittai mon poste d’observation, ne sentant plus d’intérêt pour ces vaines paroles et réprimant la nausée qui me venait aux lèvres devant tant de déchéance.
Je gagnai la chambre donnant sur le jardinet.
La porte en était ouverte et elle était vide encore.
Avec un serrement de cœur, je reconnus que cette canaille de Dideloo n’avait ni menti ni exagéré en promettant à Alice un nid digne de l’amour.
Je me demande encore comment cette maison basse et fuligineuse, où l’air stagnait, lourd de remugles, pouvait, sous son toit moussu, abriter une telle merveille de chaude tendresse.
Dans des chandeliers de nacre brûlaient des bougies voilées d’une cape de soie transparente ; le feu de menues bûches crépitantes dansait, rose et bleu, au fond d’un âtre de marbre rare.
Il fallait quelque temps au regard pour découvrir des formes précises de meubles. Tout était blanc, mauve et flou, comme au cœur d’une vaste boule de neige.
Une senteur têtue de tubéreuses flottait dans la tiède atmosphère, et sur une console d’argent une clepsydre comptait les instants à la chute cristalline de ses larmes.
Je restai une minute sous le charme avant de me rendre compte que, dans ce décor de songe bleu, allait mourir mon premier amour ; mais l’âpre sentiment de la jalousie fut remplacé soudain par un autre : une terreur sans nom régnait dans cette atmosphère d’abandon. Je sentais néanmoins que je restais étranger à cette incommensurable angoisse, qu’elle agissait en dehors de moi, que, tout en me frôlant, elle poursuivait un autre dessein.
Un désir violent me prit d’avertir Alice et même l’oncle Dideloo du péril que je pressentais, mais une volonté opposée à la mienne s’emparait déjà de mes gestes.
Je quittai la pièce à reculons et, comme un somnambule, gagnai l’autre chambre. Dans l’escalier, les pas se rapprochaient.
Pouah ! un cloaque succédait à l’Éden blanc et mauve ; par les fenêtres que ni rideaux ni tentures ne voilaient, un insolent clair de lune éclairait sans vergogne la laideur et la sordidité du lieu.
La porte de ma retraite était ouverte et la lampe vénitienne éclairait le palier ; la silhouette de l’oncle Dideloo se dessina sur le faible fond bariolé de couleur.
Il me parut laid et ridicule dans son gros manteau puce à capeline et avec son petit chapeau de feutre rigide.
En montant l’escalier, il sifflait un des airs vulgaires qui m’avaient suivi dans les rues en fête.
Je l’entendis grogner de plaisir en entrant dans la chambre merveilleuse et l’instant d’après, à ma colère, il commença, de sa voix chevrotante, à chanter le Cantique des Cantiques du pauvre Mathias Krook.
Je suis la rose de Saaron…
Ton nom est comme un parfum répandu…
Ah ! le misérable. À cette chanson si émouvante, sacrée par le sang de Mathias, il ajouta du sien sur un mode crapuleux qui me souleva le cœur :
Parfum répandu, répandu
Turlututu, Turlututu…
Trente-six jambes font dix-huit…
Il fallut la grandeur de l’épouvante pour m’empêcher de courir vers lui, de lui jeter mon mépris à la face et de le gifler à tour de bras. Car l’épouvante vint…
Une forme noire, immense, monta silencieusement les marches, dépassa la rampe de l’escalier, glissa vers la chambre d’amour où Dideloo continuait à bramer.
Je reconnus l’effroyable masque de la rue.
Il passa devant ma porte et le clair de lune l’inonda.
Je vis alors que ce que j’avais pris pour un repoussant visage de carton était une réalité hallucinante.
Le chaperon était tombé et découvrait la tête de l’intrus dans toute son horreur. Elle était énorme, d’une blancheur de craie et trouée par des prunelles sanglantes où vacillaient des flammes. La bouche, immense et noire, ricanait sur une denture de félin, aux canines démesurées, que léchait une étroite langue bifide.
Une vapeur noire ondoyait en une monstrueuse auréole autour de ce mufle d’enfer ; je la vis monter et descendre comme la poix en ébullition et soudain se piquer d’innombrables yeux fixes et cruels : des serpents laqués de ténèbres se tordaient et se battaient autour de ce crâne démoniaque.
La monstruosité resta quelques instants sans bouger, comme pour me laisser le temps d’emplir ma vision de sa hideur sans bornes, puis elle rejeta son manteau et des ailes membraneuses et des griffes de fer luisant apparurent.
Avec un hurlement qui fit chanceler toute la vétuste demeure, elle se jeta dans la chambre où Dideloo chantait.
*
* *
Je poussai à mon tour un appel de terreur et je voulus m’élancer hors de la chambre ; je crois même que, malgré mon indicible épouvante, je voulais me porter au secours du lamentable oncle Dideloo.
Quelque chose me retint.
Elle était posée sur mon bras et pesait comme du plomb.
C’était une main très grande et très belle, comme sculptée dans du vieil ivoire.
Elle sortait de la nuit et je ne voyais qu’elle.
Lentement, elle m’attira vers la fenêtre et je vis le ciel. Il était en proie à un invraisemblable tumulte ; je vis des ailes gigantesques ramer dans le clair de lune, des yeux s’allumer d’une violente fureur rouge, des serres monstrueuses griffer l’espace hanté. Au milieu de ces formes tourmentées par une rage infernale, à quinze toises du sol, une forme humaine se débattait avec désespoir et je reconnus l’oncle Dideloo.
Je criai, mais un roulement de tonnerre et des éclatements de foudre noyèrent ce faible appel de détresse.
La main d’ivoire ne pesait plus sur mon bras ; pourtant je la voyais encore, s’éloignant de moi comme une flamme blanche.
Mais à présent, elle prolongeait une silhouette, bien vague toutefois dans l’obscurité de la chambre.
Une longue lévite… une barbe d’argent, de grands yeux sévères et en même temps infiniment tristes.
— Eisengott !
Il n’y avait plus personne pour me répondre, le fantôme s’était évanoui ; en sanglotant, je m’élançai hors de la détestable masure.
La tourmente avait cessé brusquement, le ciel était pur, tout à la splendeur diamantée des étoiles et à la douceur lunaire.
Je courus vers la place des Ormes, et, de loin, je vis le corps étendu de l’oncle Dideloo.
Mais je ne m’approchai pas : une silhouette trapue s’était détachée de l’ombre des arbres.
Je reconnus le cousin Philarète.
Il marcha vers le cadavre, le souleva sans émotion et l’emporta dans la nuit.
*
* *
Et personne ne parla plus de l’oncle Dideloo, plus jamais !
Sous l’emprise de quelle mystérieuse volonté vivons-nous pour ne plus nous occuper de lui, comme s’il n’avait jamais été des nôtres, comme si jamais il n’avait existé ?
À table, la tante Sylvie était désormais assise aux côtés de Rosalie Cormélon, jadis voisine de l’oncle, et cela lui paraissait être la chose la plus naturelle du monde.
Une fois que nous étions seuls dans la cuisine, je prononçai le nom du disparu devant Élodie.
Elle me dit, sans lever les yeux qu’elle tenait fixés sur le feu :
— Prions ! Il nous faut beaucoup prier dans la vie.
Ce fut aux approches de la Noël que ma sœur Nancy nous quitta.
Elle le fit de la manière la plus simple.
Un matin que nous prenions le café à la cuisine, Élodie, le Dr Sambucque et moi, elle entra, vêtue d’un ample manteau de drap et portant un sac de voyage.
— Je vous quitte, dit-elle ; je renonce à tous les avantages qui me furent promis. Si Dieu le veut, je veillerai de loin sur Jiji.
— Dieu vous accompagne, murmura Élodie sans manifester le moindre étonnement.
— Adieu, ma belle ! dit Sambucque en mordant, aussitôt dit, dans une mince tartine beurrée.
Je la rattrapai dans l’escalier et la retins par un pan de son manteau, mais elle me repoussa doucement.
— Ma destinée est de ne pas rester à Malpertuis. Ce n’est sans doute pas la tienne, Jiji, dit-elle gravement.
— Tu retournes à notre maison du quai de la Balise, Nancy ?
Elle secoua sa splendide tête sombre.
— Oh non !… Oh non !
Elle partit sans plus tourner la tête et la porte de la rue retomba derrière elle avec un bruit définitif de tonnerre.
Je me dirigeai vers le magasin de couleurs ; il était vide.
Bocaux, verres, balances, caisses et bouteilles, tout avait disparu.
J’entendis un grignotement de souris dans un coin et j’y trouvai Lampernisse, vidant son écuelle de brouet.
Je lui racontai le départ de Nancy, mais il avait l’air de ne pas m’entendre et semblait prendre quelque plaisir à son pauvre repas.
Sur ce, par un temps de glace et de neige, arriva la Noël.
Avant d’en venir à cette nuit mémorable, qui apporta aux autres hommes la paix et l’espérance, mais versa des flots d’immonde terreur sur Malpertuis, il convient de rapporter ici un double intermède, qui ne pouvait qu’augmenter mon trouble et ma crainte. Le plus souvent, j’errais à travers la maison où tout le monde s’évitait en dehors des inéluctables heures de la communauté des repas.
Deux ou trois fois, ces errances sans but précis me conduisirent au dernier étage, tout près de la trappe du grenier.
Je ne la soulevai pas ; derrière cette barrière close régnait le silence, bien qu’il me semblât entendre parfois des pas très légers qui auraient pu être des fuites apeurées de souris ou des éveils furtifs de noctuelles arrachées pour quelques instants à leur somnolence hivernale. Assis au bas des marches, espérant je ne sais quoi qui fût de nature à détourner ma pensée de la détresse et de l’abandon qui obscurcissaient à jamais ma vie, je tirais de ma poche la pipe de l’abbé Doucedame et demandais un peu d’oubli aux sages délices du tabac.
Pendant une de ces minutes de relative euphorie, une porte s’ouvrit avec précaution et j’entendis un murmure de voix.
— Eh bien ! Sambucque, me suis-je trompé, oui ou non ?
C’était le cousin Philarète qui parlait sur un mode qui me parut fort anxieux.
— Eh ! oui, on le dirait, répondit le docteur, c’est l’odeur de son damné tabac de Hollande. Il n’y a que lui pour le fumer !
— Je te dis que l’abbé rôde par ici. Faut se méfier de ce ratichon !
— Il y a des semaines qu’il ne vient plus ! grogna le vieux médecin.
— Je te le dis, Sambucque, faut se méfier de lui. Un Doucedame reste un Doucedame, même s’il porte soutane !
— Patience, mon ami. À tout prendre, il n’y a plus si loin d’ici à la nuit de la Chandeleur.
— Sst ! doc’, tu dis des choses bien imprudentes, alors que toute la maison est encore pleine de l’odeur de son détestable tabac.
— Je te dis…
— Ne dis rien !
La porte fut refermée avec violence ; une rumeur lourde montait du rez-de-chaussée, entrecoupée de « Tchiek ! Tchiek ! » rageurs.
C’était jour de nettoyage et la femme Griboin devait piloter par les couloirs l’informe domestique.
Les pas énormes de la puissante masse de chair montaient à présent vers moi, puis cessèrent tout à coup.
Je me penchai au-dessus de la rampe d’escalier pour voir la femme Griboin faire brusquement demi-tour et redescendre les marches quatre à quatre, abandonnant son auxiliaire.
Tchiek se tenait immobile, comme un automate aux ressorts brusquement rompus, les bras ballants, les jambes écartées.
Je quittai mon observatoire et m’approchai de lui à le toucher.
— Tchiek ! murmurai-je, Tchiek !
Il ne bougea pas. Je lui touchai la main et la sentis froide et dure comme de la pierre.
— Tchiek !
Ma main frôla son front.
Je la retirai avec dégoût. Je touchais de nouveau une pierre glacée, mais cette fois-ci visqueuse comme si elle venait d’être tirée d’un égout.
— Sst ! attention, petit maître !
Je levai vivement la tête : Lampernisse se penchait au-dessus de la rampe d’escalier à deux pieds de mon visage.
— Attention, petit maître, la Griboin revient !
— Qu’est-ce là ? demandai-je à voix basse en lui montrant la répugnante statue de chair.
Il se mit à rire.
— C’est rien !
— Mais encore ?
Lampernisse riait de plus belle.
— Tout à l’heure, quand la Griboin aura fini avec lui, tu n’as qu’à descendre au jardin. Tu sais où se trouve la petite remise en planches où Griboin garde ses engins de pêche ? Oui ? Eh bien ! soulève ses filets. Mais je te le dis, c’est rien… rien…
Et comme je restais devant lui, indécis et mécontent, il reprit cet air mystérieux de confidence que je lui vis un jour à l’approche des greniers.
— Rien… mais il fut quelque chose de grand, d’énorme. Cette brute soulevait des montagnes aussi aisément qu’il déplace aujourd’hui les seaux de la Griboin. Ivre de puissance et d’orgueil, il entreprit la plus formidable des révoltes ! Tchiek… Tchiek… c’est le bruit que font les corps des vaincus qui glissent dans l’abîme… Tchiek… Tchiek… à peine le cri d’un oiseau qui meurt !
Il s’enfuit tout à coup et cessa de rire, car la Griboin revenait.
Je reculai dans l’ombre et l’instant d’après j’entendis de nouveau les « Tchiek ! Tchiek ! » de l’informe créature.
Dans l’après-midi, je suivis le conseil de Lampernisse.
La remise se trouvait à proximité de la haute muraille qui entourait le vaste jardin de Malpertuis. La porte, privée de loquet et de serrure, était entrouverte.
Les engins de pêche du père Griboin s’y trouvaient soigneusement rangés dans un coin, à côté de quelques instruments de jardinage et d’une brouette hors d’usage. Dans un autre coin, de gros filets bruns s’entassaient en hauteur.
Je les soulevai et mes mains frémirent en touchant un gros chapeau de feutre dur.
Tchiek était là, tassé sur lui-même, froid et inerte.
— J’ai dit : rien !
Je me retournai et je vis Lampernisse brandissant un gros dard rouillé.
— Rien… rien… voyez donc !
Avant que je pusse arrêter sa main, le dard avait frappé en plein la face de pierre.
Je criai d’effroi quand j’entendis un sifflement de serpent et vis soudain Tchiek s’affaisser et disparaître.
— Vous voyez ! triompha Lampernisse.
Il n’y avait plus, au milieu des filets de grosse corde brune, qu’une peau fripée mêlée à une bure poisseuse.
— Lampernisse, suppliai-je, il faut m’expliquer ce qui vient d’arriver !
— J’ai montré qu’il n’était… rien, s’esclaffa Lampernisse ; mais tout à coup il redevint maussade et distant.
— Un esclave et c’est justice… Bah ! Philarète, cet ignoble valet de Cassave, s’en occupera s’il en vaut encore la peine, grogna-t-il en me quittant.
Je retournai à la maison ; en gravissant le perron d’entrée, je sentis une caresse glacée sur ma joue : les premiers flocons de neige voltigeaient dans le crépuscule.