CHAPITRE XLVIII

Il s’assit dans le fauteuil du client et croisa les jambes.

— Vous aimeriez avoir certains renseignements sur le señor Lennox, paraît-il.

— Ses derniers moments seulement.

— Je me trouvais là, à l’époque, señor. Je travaillais à l’hôtel. (Il haussa les épaules.) C’était tout à fait provisoire, naturellement. J’étais à la réception.

— Je ne vous vois guère dans ce rôle, dis-je.

— On peut avoir des moments difficiles.

— Qui a posté la lettre qui m’était adressée ?

Il me tendit un paquet de cigarettes.

— Goûtez donc celles-ci.

— Trop fortes pour moi, dis-je en secouant la tête.

Il eut un petit sourire, alluma lui-même une autre cigarette et aspira une bouffée. Ce type était tellement raffiné qu’il commençait déjà à me taper sur le système.

— Je sais pour la lettre, señor. Le mozo avait peur de monter à la chambre du señor Lennox, où le guardia était posté. Alors, j’ai porté moi-même la lettre au correo. Après le suicide, vous comprenez. Le señor Lennox avait un billet de cent pesos dans la main gauche quand je suis entré chez lui. Dans la droite, il tenait un pistolet. Sur la table, devant lui, était la lettre. Et un autre papier que je n’ai pas lu. J’ai refusé l’argent.

— Mes compliments ! dis-je, mais il ne releva pas l’ironie de ma réplique.

— Il a insisté, alors j’ai pris le billet et, plus tard, je l’ai donné au mozo. J’ai sorti la lettre sous la serviette du plateau à café. Le guardia ne m’a rien dit. J’étais presque en bas quand j’ai entendu tirer. Vite, j’ai caché la lettre et je suis remonté en courant. Le guardia essayait d’entrer. J’ai ouvert avec ma clef et le señor Lennox était mort. Le reste, reprit-il avec un soupir, vous devez le savoir.

— L’hôtel était plein ?

— Non. Il y avait six personnes, au plus.

— Des Américains ?

— Deux americanos del norte. Des chasseurs.

— Des purs gringos ou des demi-Mexicains ?

Il passa la main lentement sur son genou.

— L’un était peut-être d’origine espagnole. Il avait l’accent de la frontière.

Je hochai la tête.

— Eh bien ! C’est vraiment gentil de votre part de vous être dérangé pour venir me voir, señor Maioranos. Vous direz à Randy que je lui suis très reconnaissant.

— No hay de que, señor. Il n’y a vraiment pas de quoi.

— Et plus tard, s’il a le temps, il pourrait m’envoyer quelqu’un qui sait de quoi il parle.

— Señor, dit-il d’un ton glacé, vous doutez de ma parole ?

— Vous avez toujours l’honneur à la bouche, vous autres. Ne vous fâchez pas. Restez assis et laissez-moi vous expliquer.

Il se réinstalla dans le fauteuil, l’air hautain.

— Je ne fais que des suppositions, remarquez. Je peux me tromper. Mais je peux avoir raison aussi. Ces deux Américains étaient là dans un but précis. Ils sont venus en avion. Ils se faisaient passer pour des chasseurs. L’un d’eux s’appelait Menendez, un gangster. Il a dû s’inscrire sous un autre nom. Lennox savait qu’ils étaient là et il savait pourquoi. Il m’a écrit cette lettre parce qu’il n’avait pas la conscience tranquille. Il s’était servi de moi, et comme c’était un type correct, ça le gênait aux entournures. Vous dites que vous avez porté la lettre au correo. Pourquoi ne l’avez-vous pas mise dans la botte, devant l’hôtel ?

— La boîte, señor ?

— La boîte aux lettres. Le cajon cartero, si je me souviens bien.

— Otatoclan n’est pas une ville, señor, dit-il en souriant. Une boîte aux lettres dans ce village ? Mais personne ne saurait à quoi ça sert.

— Ça va, n’en parlons plus, dis-je. Vous n’avez jamais apporté de café au señor Lennox dans sa chambre, señor Maioranos. Vous n’êtes pas entré chez lui. Mais les deux Américains, eux, y sont entrés. Le guardia était payé, naturellement. Un des Americanos a assommé Lennox par-derrière. Puis il a pris le pistolet Mauser, a ôté la balle d’une des cartouches et a remis la cartouche dans le canon. Ensuite il a collé son arme à la tempe de Lennox et il a tiré. La blessure était vilaine à voir, mais pas dangereuse. Ensuite, on l’a transporté sur un brancard sous une couverture. Et quand l’avocat américain est arrivé, Lennox a été drogué, couché dans la glace et planqué dans un coin sombre de la carpinteria où le menuisier fabriquait le cercueil. L’Américain a vu Lennox froid avec sa plaie à la tête et le lendemain le cercueil a été embarqué avec des cailloux dedans. L’Américain est rentré chez lui avec les empreintes et un document à la noix. Qu’est-ce que vous dites de ça, señor Maioranos ?

— C’est possible, señor, dit-il avec un haussement d’épaules. Ça demande de l’argent et de l’influence. Peut-être aussi le señor Menendez connaissait-il des gens importants à Otatoclan, l’alcade, le propriétaire de l’hôtel, je ne sais pas.

— C’est une idée, en effet. Ça expliquerait pourquoi ils ont choisi un trou perdu comme Otatoclan.

— Alors, le señor Lennox est peut-être encore vivant, non ? fit-il avec un petit sourire.

— Bien sûr. Il fallait bien un faux suicide pour étayer les aveux qu’il avait écrits. Il fallait que la mise en scène soit assez soignée pour qu’un avocat, autrefois district attorney, s’y laisse prendre. Mais si jamais ça rebondissait, le D.A. actuel ferait une sale gueule. Ce Menendez n’est pas aussi coriace qu’il le croit, mais il l’a été assez pour me cogner dessus parce que je ne me tenais pas tranquille. Il devait donc avoir ses raisons. Si la combine était découverte, Menendez allait se trouver embringué dans une sale histoire internationale. Les Mexicains n’apprécient pas plus que nous les policiers pourris.

— Tout ça est possible, señor. Mais vous m’avez accusé de mentir. Vous m’avez dit que je n’étais pas entré dans la chambre du señor Lennox pour y prendre sa lettre.

— Vous y étiez déjà, mon vieux… En train de l’écrire.

Il leva la main et ôta ses lunettes vertes. Personne ne peut changer la couleur des yeux d’un homme.

— Il est peut-être un peu trop tôt pour un gimlet ? dit-il.