CHAPITRE IX
Le gardien qui prit la relève au début de la nuit était un grand gaillard aux épaules massives. Il vint ouvrir ma porte avec un sourire engageant :
— On vous demande, dit-il. Un type de chez le D.A.
Nous suivîmes un long couloir silencieux jusqu’à l’ascenseur et descendîmes au greffe. Un petit gros en complet gris suçotait une pipe en épi de maïs, debout près du bureau. Il avait les ongles sales et ne sentait pas bon.
— Je suis Sprankling, du bureau du D.A., dit-il d’un ton bourru. M. Grenz veut vous voir là-haut.
Après avoir pris l’ascenseur nous pénétrâmes dans les bureaux du D.A. Sprankling ouvrit la porte d’une pièce minuscule où se trouvaient un bureau, un classeur, deux chaises et un type trapu avec un menton en galoche et des yeux d’abruti. Le visage très rouge, il était en train de repousser un tiroir de son bureau. Une âcre odeur de whisky flottait dans la pièce.
Au bout d’une longue minute, Grenz me dit d’une voix feutrée :
— Vous n’avez pas l’air de vous rendre compte du pétrin dans lequel vous vous êtes fourré.
— Je ne me vois dans aucun pétrin.
— On en reparlera. En attendant, je veux que vous me fassiez une déposition complète.
— Et si vous commenciez par attraper Lennox ? dis-je.
Il se pencha en arrière et se mit à rouler un crayon entre ses doigts. Puis il sourit. Il avait l’air tout content de lui.
— Lennox est un homme difficile à cacher, Marlowe. Dans la plupart des cas, on a besoin d’une photo, et d’une bonne photo. Mais un type avec des cicatrices sur la moitié de la figure, sans parler de ses cheveux blancs… Nous avons quatre témoins, et peut-être plus.
— Des témoins de quoi ?
Je recommençais à avoir un sale goût dans la bouche, comme à la suite du gnon que m’avait expédié Gregorius. Du coup, la douleur se réveilla dans mon cou enflé. Je me mis à le caresser du bout des doigts.
— Ne faites pas l’idiot, Marlowe. Il se trouve qu’un juge à la cour de San Diego et sa femme ont accompagné leur fils et leur belle-fille à cet avion. Ils ont vu Lennox tous les quatre et la femme du juge a même remarqué la voiture dans laquelle il est venu et qui la conduisait. Ça ne vous dit rien ?
— Joli, dis-je. Comment vous y êtes-vous pris ?
— Communiqué spécial à la radio et à la TV. Un signalement complet a suffi. Le juge s’est dérangé de lui-même.
— Pas mal, dis-je. Mais il en faut un peu plus que ça, Grenz. Il vous reste à le prendre et à prouver qu’il a commis le crime. Ensuite, il faut prouver que je le savais.
Il effleura d’une chiquenaude le papier sur son bureau.
— Je vais quand même boire un coup, dit-il. Je travaille trop la nuit. (Il ouvrit son tiroir et posa une bouteille et un verre sur le bureau. Puis il remplit le verre jusqu’au bord et le siffla d’une lampée.) Ça va mieux, dit-il, beaucoup mieux. Je vous en offrirais bien un, mais un prisonnier… (Il reboucha la bouteille et l’écarta, sans la mettre hors de portée.) Il faut prouver quelque chose, vous avez dit ? Et si nous avions déjà des aveux, hein ? Vous en feriez une tête, hein ?
Un doigt minuscule, mais glacé, se mit à grimper le long de ma colonne vertébrale, comme un insecte.
— Alors, pourquoi voulez-vous une déposition ?
Il sourit :
— Nous voulons un dossier complet. Lennox sera ramené ici et jugé. Il ne s’agit pas tellement d’obtenir de vous des tuyaux, mais de savoir si on peut vous lâcher, en admettant que vous fassiez preuve de bonne volonté.
Je le regardai fixement. Il se remit à tripoter ses papiers, s’agita dans son fauteuil, regarda sa bouteille et eut beaucoup de mal à ne pas l’empoigner.
— Ça vous intéresserait peut-être de connaître le scénario, dit-il soudain avec un ricanement bref. Eh bien ! tête de mule ! vous allez voir que je ne bluffe pas… Lennox est descendu d’avion à Mazatlan. Il a disparu pendant deux ou trois heures. Là-dessus, un grand type brun à la peau tannée et couturée de cicatrices, apparemment des coups de couteau, a retenu une place pour Torreon sous le nom de Silvano Rodriguez. Il parlait espagnol, mais pas assez bien pour son nom. Il était trop grand pour un Mexicain, avec une peau pareille. Le pilote a fait un rapport sur lui. La police mexicaine l’a manqué à Torreon. Notre homme a loué un avion jusqu’à une petite station de montagne appelée Otatoclan. Le pilote de cet avion parlait couramment l’anglais. Lennox a fait semblant de ne pas comprendre un mot de ce qu’il disait. Bon. Il descend à Otatoclan et s’inscrit à l’hôtel, cette fois sous le nom de Mario De Cerva. Il était armé d’un mauser 7,65. Le pilote trouvait déjà son client suspect, il l’a donc signalé à la police locale. Ils ont placé Lennox sous surveillance, tout en prévenant Mexico.
Grenz prit une règle sur son bureau et se mit à l’examiner, simplement pour éviter de me regarder.
— Je vois, fis-je. Un malin, votre pilote, et charmant pour ses clients. Votre histoire ne tient pas debout.
Il me dévisagea brusquement.
— Ce que nous voulons, dit-il d’un ton sec, c’est un jugement rapide ; nous accepterons le meurtre sans préméditation. Il vaut mieux laisser de côté certains détails. Après tout, la famille est très en vue.
— Autrement dit, Harlan Potter. Il acquiesça.
— À mon avis, cette idée ne vaut rien. L’histoire pouvait faire un tremplin formidable pour Springer. Rien n’y manque. Sexe, scandale, fric, etc. De quoi tenir la première page des canards pendant des semaines. (Il haussa les épaules.) Enfin, c’est le patron que ça regarde. Alors, cette déposition ?
— Pas la peine de me bourrer le mou, répondis-je. Il n’y a pas eu plus de Rodriguez aux cheveux teints que de Mario De Cerva à Otatoclan. Et vous n’en savez pas plus sur la cachette de Lennox que sur celle du trésor des îles Cocos !
Il ressortit sa bouteille et siffla un autre verre aussi vite que le premier. Puis lentement, il se détendit, pivota dans son fauteuil et arrêta le magnétophone.
— Qu’est-ce que j’aurais donné pour vous juger ! dit-il d’un ton grinçant. Vous êtes tout à fait le genre de bourrique que j’aime asticoter. Vous êtes classé pour longtemps avec cette histoire-là. Et à la première incartade, on ne vous loupera pas. En attendant, je suis obligé de faire quelque chose qui me fout mal au ventre.
Il prit la feuille de papier posée sur son bureau, la retourna et la signa. Puis il se leva, contourna son bureau, alla ouvrir la porte de sa niche et appela Sprankling. Le petit gros rentra, toujours escorté de son odeur de suint. Grenz lui remit le papier.
— Je viens de signer votre levée d’écrou, dit-il. Je suis fonctionnaire et j’ai quelquefois des corvées bien pénibles. Voulez-vous savoir pourquoi j’ai signé ?
— Si ça peut vous faire plaisir, dis-je en me levant.
— L’affaire Lennox est classée, mon garçon. Il n’y a plus d’affaire Lennox. Il a écrit des aveux complets cet après-midi dans sa chambre d’hôtel et il s’est tué. À Otatoclan. Comme je vous l’ai dit.
Je restai un moment debout sans rien voir. Puis, du coin de l’œil, j’aperçus Grenz qui reculait à pas lents comme s’il s’attendait à ce que je lui cogne dessus. J’avais dû avoir l’air plutôt mauvais pendant un instant. Il finit par se retrouver derrière son bureau et Sprankling m’empoigna le bras.
— Allez, en route, dit-il avec une sorte de gémissement dans la voix. Des fois, on n’est pas fâché de rentrer chez soi, le soir.
Je sortis avec lui, et refermai la porte. Très doucement ; comme la porte d’une pièce où quelqu’un vient de mourir.