CHAPITRE XXX
La route surchauffée par le soleil vibrait dans la lumière poudreuse. Un vent chaud soufflait par bouffées. J’étais en bras de chemise, les manches roulées, mais le métal de la portière était trop brûlant pour pouvoir y poser le bras.
Après avoir contourné la dernière colline, j’eus l’impression de pénétrer dans un autre pays. Cinq minutes plus tard, je m’engageais dans l’allée des Wade et m’arrêtais devant le perron.
Wade répondit lui-même à mon coup de sonnette et m’ouvrit la porte. Il était en chemise Lacoste et en blue-jean ; il était bronzé et semblait très en forme.
Il me conduisit dans son bureau et s’installa dans son fauteuil. Sur sa table s’élevait une pile imposante de feuillets jaunes. J’accrochai mon veston au dossier d’une chaise et allai m’asseoir sur le divan de cuir.
— Merci d’être venu, Marlowe. Vous prenez un verre ?
Je devais avoir cet air de circonstance qu’on arbore quand un soûlographe vous offre à boire. Il sourit.
— Je prendrai un Coca, dit-il.
— Vous pigez vite, dis-je. Au fond, je ne tiens pas non plus à l’alcool. Je boirai un Coca avec vous.
De la pointe du pied, il sonna son larbin et un instant plus tard, Candy apparut. En m’apercevant, il fit la gueule. Il portait une chemise bleue et un élégant pantalon de gabardine, mais pas de veste blanche. Wade commanda les Coca-Cola. Candy me lança un sale coup d’œil et s’en alla.
— C’est le bouquin ? demandai-je, en désignant la pile de papier.
— Oui, une simple ordure.
— Je n’en crois rien. Où en êtes-vous ?
— Aux deux tiers. Enfin pour ce que ça vaut ! Laissons tomber ce sujet.
Le menton au creux de ses mains, il regarda fixement le fond du bureau.
— Eileen prétend que j’ai essayé de me suicider. Ça a été si grave que ça ?
— Vous ne vous en souvenez pas ? Il fit non de la tête.
— Je ne me souviens de rien, sinon que je suis tombé et que je me suis fendu le crâne. Après ça, je me suis retrouvé au lit et vous étiez là.
Il fronça les sourcils, puis la porte s’ouvrit et Candy entra avec deux Coca-Cola et des verres qu’il remplit. Il en posa un devant moi sans me regarder.
— Il faut que le déjeuner soit prêt dans une demi-heure, dit Wade. Mais où est ta veste blanche ?
— C’est mon jour de sortie, répliqua Candy du tac au tac. Et je ne suis pas cuisinier, patron.
— De la viande froide ou des sandwiches avec de la bière suffiront, dit Wade. La cuisinière est en congé, Candy. J’ai un ami à déjeuner.
— Vous croyez que c’est votre ami ? ricana Candy. Demandez donc à votre femme.
Wade se renversa dans son fauteuil et sourit.
— Attention à ce que tu dis, mon petit bonhomme. Tu te la coules douce ici. Je ne te demande pas souvent de services. D’accord ?
Candy se mit à regarder le plancher. Au bout d’un moment, il releva la tête et sourit :
— Bien, patron. Je mets la veste blanche et je prépare le déjeuner.
Il fit demi-tour et s’en alla à pas feutrés. Wade regarda la porte se refermer. Puis il haussa les épaules et se retourna vers moi.
— Dans le temps, on les appelait des domestiques. Maintenant, ils sont baptisés gens de maison. Je me demande quand il faudra leur servir le petit déjeuner au lit. D’ailleurs, ce type est pourri, je le paye beaucoup trop.
— Vous parlez des gages… ou des petits à-côtés ?
— Pardon ? fit-il d’un ton sec.
Je me levai et lui tendis quelques feuillets jaunes pliés.
— Lisez donc ça. Vous ne vous souvenez pas que vous m’avez demandé de les déchirer, bien entendu. C’était dans votre machine à écrire, sous le couvercle.
Il déplia les feuilles jaunes et s’adossa pour les lire. Son verre plein de Coca pétillait devant lui sur le bureau. Il lut lentement, les sourcils froncés. Puis, après avoir fini, il replia les papiers et me regarda.
— Un peu délirant, non ?
— Ça m’a plu. Surtout l’allusion à ce chic type qui est mort pour vous.
Il redéplia les feuilles, les déchira en longues bandes d’un geste brutal et jeta les morceaux dans sa corbeille à papiers.
— Je suppose qu’un ivrogne peut écrire ou dire n’importe quoi, dit-il lentement. Pour moi, ça n’a aucun sens. Candy ne me fait pas chanter. Il m’aime bien.
— Vous feriez peut-être bien de vous saouler une fois de plus. Peut-être réussiriez-vous ainsi à vous rappeler ce que vous avez voulu dire. Vous pourriez vous rappeler bien des choses. Nous avons déjà abordé ce problème… la nuit où le revolver est parti.
Il se pencha de côté et ouvrit un tiroir de son bureau. Puis il en sortit un carnet de chèques, l’ouvrit et prit un stylo.
— Je vous dois mille dollars, dit-il d’un ton calme.
Il se mit à établir le chèque, le détacha, fit le tour du bureau et le posa devant moi.
— Vous êtes d’accord.
Je le dévisageai sans toucher le chèque et sans rien dire. Il avait le visage tendu et le regard vide.
— Vous croyez sans doute que je l’ai tuée et que j’ai laissé accuser Lennox, dit-il. C’était une putain, c’est une affaire entendue, mais on n’écrabouille pas la tête d’une femme parce que c’est une putain. Candy sait que j’ai été là-bas quelquefois. Le curieux de l’histoire, c’est que je ne crois pas qu’il le révélerait. Remarquez que je me trompe peut-être.
— Ce serait sans importance, dis-je. Les amis de Harlan Potter ne l’écouteraient pas. De plus, elle n’a pas été tuée avec cette statuette de bronze, elle a reçu une balle dans la tête, tirée avec son propre automatique.
— Elle avait peut-être une arme, dit-il rêveur, mais je ne savais pas qu’on lui avait tiré dessus. Ça n’a pas été publié.
— Vous ne le saviez pas ou vous ne vous en souveniez pas ? demandai-je.
— Où voulez-vous en venir, Marlowe ? dit-il d’un air toujours faussement détaché. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Que je le dise à ma femme ? Que je le dise à la police ? Dans quel intérêt ?
— Vous avez dit qu’un chic type était mort pour vous.
— Je voulais simplement dire que s’il y avait eu une véritable enquête, j’aurais pu être considéré comme l’un, mais seulement l’un, des suspects possibles. J’aurais été un homme fini, et dans plus d’un sens.
— Je ne suis pas venu ici pour vous accuser de meurtre, Wade. Ce qui vous ronge, c’est que vous n’êtes pas très sûr vous-même. Vous avez déjà brutalisé votre femme. Quand vous êtes saoul, c’est le black-out complet.
Il alla jusqu’à la porte-fenêtre ouverte et contempla le lac qui scintillait au soleil. Il ne me répondit pas. Il était muet et immobile depuis deux bonnes minutes quand on frappa légèrement à la porte. Candy fit son entrée, poussant une table roulante avec des plats d’argent, un pot de café et deux bouteilles de bière.
— J’ouvre la bière, patron ? demanda-t-il.
— Apporte-moi une bouteille de whisky, dit Wade sans se retourner.
— Je m’excuse, patron, pas de whisky.
Wade pivota d’un bloc et l’invectiva violemment, mais Candy ne cilla pas. Il baissa les yeux vers le chèque posé sur la table basse en se dévissant la tête. Puis il me regarda, siffla une injure entre ses dents et se tourna vers Wade.
— Je m’en vais, maintenant, dit-il. C’est mon jour de sortie.
Il s’en alla. Wade se mit à rire.
— Alors, j’irai la chercher moi-même, dit-il sèchement.
Et il sortit à son tour.
Je soulevai l’un des couvercles d’argent et vis des piles de sandwiches triangulaires artistement préparés. J’en pris un, me versai un verre de bière et me mis à manger mon sandwich debout. Wade revint avec une bouteille et un verre. Il s’assit sur le divan, se servit un plein verre et le siffla d’une lampée. J’entendis au-dehors le bruit d’un moteur qui s’éloignait. Candy sans doute qui partait par l’allée de service. Je pris un autre sandwich.
— Asseyez-vous et mettez-vous à l’aise, dit Wade. Nous avons tout l’après-midi à tuer. (Il avait déjà un coup dans l’aile ; sa voix était vibrante et animée.) Vous ne m’aimez pas, hein, Marlowe ?
— Vous me l’avez déjà demandé et je vous ai déjà répondu.
— Vous voulez que je vous dise quelque chose ? Vous êtes un beau salaud dans votre genre. Vous feriez n’importe quoi pour découvrir ce que vous cherchez à savoir. Vous iriez même jusqu’à faire du gringue à ma femme pendant que je suis ivre mort dans la pièce à côté.
— Vous croyez tout ce que vous raconte votre lanceur de couteau ?
Il se versa encore un whisky et regarda son verre dans le soleil.
— Pas tout, non. (Il but une gorgée de whisky et me sourit.) Ça ne vous ferait rien de me dire pourquoi vous étés ici ? (Puis il repéra le chèque posé sur le bureau, le saisit et se mit à l’examiner par-dessus son verre.) Il m’a tout l’air d’être établi au nom d’un certain Marlowe. Je me demande bien pourquoi. Et c’est moi qui l’ai signé ? Curieuse idée.
— Assez de comédie ! dis-je rudement. Où est votre femme ?
— Ma femme rentrera en temps utile. À ce moment-là, je serai sans doute complètement rétamé et elle pourra s’occuper de vous à loisir. Toute la maison sera pour vous.
— Où est le revolver ? demandai-je soudain.
Il prit l’air ahuri. Je lui dis que je l’avais mis dans son bureau.
— Ça, il n’y est sûrement pas, fit-il. Vous pouvez regarder si ça vous fait plaisir, mais surtout ne me volez pas mes élastiques.
J’allai au bureau et le fouillai. Pas trace de l’arme. C’était déjà ça. Eileen avait dû le cacher.
— Écoutez, Wade, je vous ai demandé où était Votre femme. Elle devrait rentrer ici. Non pas pour moi, mon vieux, mais pour vous. Il faut que quelqu’un veille sur vous. Et je veux bien être pendu si c’est moi.
Il me contempla d’un œil vague. Il tenait toujours le chèque à la main. Il reposa son verre, déchira le chèque et le redéchira et laissa les morceaux tomber à terre.
— Évidemment, ça ne suffisait pas, dit-il. Vos tarifs sont bigrement élevés. Même mille dollars et ma femme, ça ne vous suffit pas ? Dommage, mais je ne peux pas faire mieux… sauf avec ça.
Il caressa le goulot de la bouteille.
— Je m’en vais, dis-je.
— Mais pourquoi ? Vous vouliez que je me souvienne. Ma mémoire est là, dans cette bouteille. Restez ici, mon vieux. Quand je serai suffisamment mûr, je vous ferai mes confidences sur toutes les femmes que j’ai assassinées.
— Ça va, Wade. Je vais encore attendre un bout de temps. Mais pas ici. Si vous avez besoin de moi, vous n’aurez qu’à balancer un fauteuil contre le mur.
Je sortis sans refermer la porte, traversai le vaste living-room, gagnai le patio, dépliai une chaise longue et m’étendis à l’ombre. Au bout du lac, une brume bleue flottait sur les collines. La brise de l’océan venue de l’ouest tempérait la chaleur torride. C’était vraiment un été idéal dans Idle Valley.