CHAPITRE XXXII
Avec ses stores baissés et sa fenêtre fermée, la pièce était plongée dans une demi-obscurité étouffante. Une odeur âcre y flottait dans un silence trop pesant. Il n’y avait guère que cinq mètres de la porte au divan et je n’en avais pas franchi la moitié que je savais déjà qu’un homme mort était étendu sur ce divan.
Il gisait sur le côté, un bras replié sous lui et l’autre en travers de la figure. Entre sa poitrine et le fond du divan s’étalait une mare de sang où baignait le Webley à barillet. Je me penchai sur lui et examinai son œil visible grand ouvert, son bras nu et curieusement tordu au creux duquel je vis, dans son crâne, le trou noir d’où le sang s’écoulait encore. Je le laissai dans la position où il était. Il avait le poignet encore chaud, mais la mort ne faisait aucun doute.
Je cherchai des yeux une quelconque lettre d’adieu. Je ne vis que son manuscrit empilé sur le bureau. La machine à écrire était découverte sur son socle. Le suicide paraissait évident. Je n’avais pas entendu la détonation, mais elle avait dû se produire au moment où je me trouvais sur la rive du lac, assourdie par le moteur du hors-bord. Avait-il choisi ce moment-là pour tirer ? Était-ce une simple coïncidence ? Mystère. En tout cas, ça ne me plaisait guère. Mais personne ne se souciait de ce qui pouvait me plaire. Les morceaux du chèque étaient toujours par terre et je les y laissai. Les feuillets déchirés qui contenaient ses élucubrations étaient dans la corbeille li papier. Ceux-là, je les ramassai avec soin et les empochai.
Je sortis et fermai le bureau. Puis je tendis l’oreille. Des bruits s’élevaient dans la cuisine. Je m’y rendis. Eileen en tablier bleu se tenait debout devant la bouilloire qui commençait à siffler. Elle éteignit la flamme et me lança un coup d’œil indifférent.
— Comment aimez-vous votre thé, monsieur Marlowe ?
— Tel qu’il sort de la théière.
Je m’adossai au mur et sortis une cigarette pour occuper mes doigts. Je la pinçai, la tordis, la cassai en deux et en laissai tomber une moitié à terre. Eileen Wade s’en aperçut. Je me penchai pour la ramasser. Puis des deux moitiés roulées entre mes doigts, je fis une boule informe.
Elle préparait le thé :
— Je mets toujours du lait et du sucre dans le thé, dit-elle par-dessus son épaule. C’est d’autant plus curieux que je prends toujours mon café noir. J’ai appris à boire le thé en Angleterre. Bien entendu, pendant la guerre, il n’y avait plus de lait et la saccharine remplaçait le sucre.
— Vous avez vécu en Angleterre ?
— J’ai travaillé là-bas. J’y suis restée pendant tout le blitz. J’y ai rencontré un homme… Mais je vous ai déjà dit ça.
— Où avez-vous fait la connaissance de Roger ?
— À New York.
— C’est là que vous vous êtes mariés ?
— Non, dit-elle les sourcils froncés. Nous ne nous sommes pas mariés à New York. Pourquoi ?
— Histoire de parler, simplement, pendant que le thé infuse.
Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre au-dessus de l’évier, puis se retourna et s’appuya au rebord de faïence.
Ça ne peut pas durer, dit-elle. Mais comment faire ? Peut-être faudra-t-il le faire interner, mais je n’arrive pas à me voir prenant une décision pareille. Il faudrait signer quelque chose, n’est-ce pas ?
— Il pourrait le faire lui-même, dis-je. Ou du moins, il aurait pu jusqu’à maintenant.
Elle se détourna pour déposer une théière sur le plateau qu’elle avait déjà préparé avec deux tasses. Je lui pris le plateau des mains et allai le porter sur la table, entre les deux divans, dans le living-room. Elle s’assit en face de moi et remplit deux tasses.
— Qu’est-ce que vous avez voulu dire ? demanda-t-elle brusquement. Il aurait pu jusqu’à maintenant ?… se faire interner ? C’est bien ça ?
— J’ai dit ça comme ça. Aviez-vous caché le revolver comme je vous l’avais demandé ? Vous savez, le matin qui a suivi cette séance dans sa chambre.
— Caché ? répéta-t-elle en fronçant les sourcils. Non. Je n’ai rien caché. Je n’y crois pas. Pourquoi me demandez-vous ça ?
— Et vous avez oublié les clefs de la maison aujourd’hui ?
— Je vous l’ai déjà dit.
— Mais pas la clef du garage ?
— Je n’ai pas besoin de clef pour le garage, dit-elle sèchement. Il s’ouvre électriquement. Il y a un bouton dans la maison près de la porte d’entrée et un autre à côté du garage qui actionne le rideau. D’ailleurs, nous laissons souvent le garage ouvert. Ou bien Candy va le fermer.
— Je vois.
— Vous avez le don de faire des remarques bizarres, dit-elle d’un ton aigre. Vous m’en avez déjà donné un échantillon l’autre matin.
— — J’ai fait également des expériences bizarres dans cette maison. Des revolvers qui partent la nuit, des ivrognes couchés sur les pelouses, des docteurs qui viennent et qui ne veulent rien faire, des femmes ravissantes qui me serrent sur leur cœur en me prenant pour un autre, des larbins mexicains qui vous lancent des poignards à la tête. C’est bien dommage, pour ce revolver. Mais vous n’aimez pas vraiment votre mari, hein ? Je crois que je vous l’ai déjà dit aussi.
Elle se leva avec lenteur. Elle semblait tout à fait calme. Mais ses yeux violets me firent l’impression d’avoir changé de couleur. Puis ses lèvres se mirent à trembler.
— Il… il s’est passé quelque chose ? demanda-t-elle, la tête tournée vers le bureau.
J’avais à peine incliné la tête que déjà elle se précipitait vers la porte. Je m’attendais à un hurlement, mais je n’entendis rien. J’avais honte de moi. J’aurais dû la préparer selon la méthode traditionnelle, « j’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer ; si vous vous asseyiez ? je crains qu’il soit arrivé quelque chose de grave ». Et bla-bla-bla ! Tout ça pour rendre les choses encore pires, comme c’est souvent le cas. Je me levai et allai la rejoindre dans le bureau. Elle était agenouillée près du divan et tenait la tête de Wade serrée contre sa poitrine. Sa blouse était déjà couverte de sang. Les yeux fermés, totalement silencieuse, elle se balançait d’avant en arrière, cramponnée à lui.
Je ressortis de la pièce, trouvai un téléphone et un annuaire. Puis j’appelai le shérif du poste le plus proche. Peu importait d’ailleurs ; la nouvelle serait instantanément transmise par radio. Puis je retournai à la cuisine, ouvris le robinet, sortis les morceaux de papier jaune de ma poche et les jetai dans le broyeur électrique d’ordures. En quelques secondes, tout avait disparu. Je refermai le robinet et coupai le moteur. Puis je revins au living-room, allai ouvrir la porte d’entrée et sortis sur le perron. Un des adjoints du shérif devait patrouiller à proximité, car six minutes après, il était là. Je le conduisis au bureau. Eileen Wade était toujours prostrée près du divan. Il s’approcha d’elle sans hésiter.
— Je m’excuse, madame. Je comprends bien ce que vous devez ressentir, mais vous ne devriez rien toucher.
Elle détourna la tête et se releva.
— C’est mon mari, dit-elle. Il a été tué.
Il ôta sa casquette, la posa sur le bureau et prit le téléphone.
— Il s’appelle Roger Wade, dit-elle d’une voix fêlée. C’est le fameux romancier.
— Je sais qui c’est, madame, dit le policier en composant le numéro.
Elle baissa les yeux sur sa blouse tachée de sang.
— Est-ce que je peux monter me changer ? dit-elle.
— Bien sûr, fit-il en acquiesçant. (Puis il parla au téléphone, raccrocha et se retourna vers nous.) Vous dites qu’il a été tué ? Il y a donc un assassin ?
— Je crois que c’est cet homme-là qui l’a assassiné, dit-elle sans me regarder.
Et elle quitta la pièce en coup de vent.
Le policier me regarda, sortit un calepin et se mit à écrire.
— Je vais vous demander votre nom, dit-il. Et votre adresse. C’est vous qui avez téléphoné ?
— Oui. (Je lui fournis les renseignements demandés.)
— Ne bougez pas jusqu’à l’arrivée du lieutenant Ohls.
— Bernie Ohls ?
— Oui. Vous le connaissez ?
— Et comment ! Je le connais depuis longtemps. Il travaillait au bureau du D.A.
— Plus maintenant, dit le policier. Il est chef adjoint de la Brigade criminelle. Détaché par le bureau du shérif de Los Angeles. Vous êtes un ami de la famille, monsieur Marlowe ?
— Mme Wade ne l’a pas précisément laissé entendre.
Il haussa les épaules avec un demi-sourire.
— Ne vous énervez pas, monsieur Marlowe. Vous ne portez pas d’arme ?
— Pas aujourd’hui.
— Je vais toujours vérifier.
Ce qu’il fit. Puis il se tourna vers le divan.
— Dans des cas pareils, les femmes disent un peu n’importe quoi. On ferait mieux d’attendre dehors.