CHAPITRE PREMIER
La première fois que je vis Terry Lennox, il était fin saoul dans une Rolls Royce Silver Wraith devant la terrasse des Dancers. Le gardien du parc à voitures avait sorti la Rolls et maintenait la portière ouverte ; car le pied gauche de Terry Lennox pendait à l’extérieur comme si son propriétaire en avait oublié l’existence. Lennox avait un visage jeune malgré des cheveux plus blancs que l’ivoire. Une fille était assise à côté de lui : chevelure d’un magnifique blond vénitien, sourire vague aux lèvres et, sur les épaules, un vison bleu si prestigieux que, près de lui, la Rolls n’avait plus l’air que d’un quelconque tacot de série. Visiblement, le gardien du parc était excédé.
— Écoutez voir, monsieur, dit-il d’un ton aigre, ça ne vous ferait rien de rentrer votre guibolle que je puisse fermer la porte ? Ou alors faut-il que je l’ouvre toute grande pour vous laisser dégringoler par terre ?
La fille lui lança un de ces regards qui aurait pu le traverser de part en part. Mais il parut s’en foutre éperdument.
La jeune personne se tourna vers son compagnon :
— J’ai une idée formidable, chéri, dit-elle avec un sourire enjôleur. Si on ramenait la voiture chez toi ? On prendrait ton roadster à la place. C’est une nuit idéale pour rouler jusqu’à Montecito. Je connais là-bas des gens qui donnent une soirée autour de leur piscine.
— Désolé, dit le type aux cheveux blancs avec courtoisie, mais je ne l’ai plus. J’ai été forcé de le vendre.
À son ton net et affable, on aurait juré qu’il n’avait rien bu de plus corsé que du jus d’orange.
— Vendu ? Comment ça, chéri ?
Elle s’écarta de lui sur le siège, mais sa voix était encore beaucoup plus distante.
— Comment ça, dit-il. Pour pouvoir bouffer.
— Oh ! je vois, fit-elle d’un ton glacial.
On lui aurait posé une tranche napolitaine sur les cuisses qu’elle n’aurait pas fondu.
— Dites donc, mon vieux, fit l’employé, moi, j’ai une autre bagnole à garer. On se reverra plus tard.
Il lâcha la portière. L’ivrogne glissa instantanément du siège et atterrit sur le derrière. C’est à ce moment que je m’approchai pour mettre mon grain de sel. Je le pris sous le bras et le relevai.
— Merci beaucoup, dit-il poliment.
La fille avait pris le volant.
— Il est salement régence, quand il est noir, lança-t-elle d’une voix coupante comme un rasoir. Merci toujours de l’avoir ramassé.
— Je vais le caser derrière, dis-je.
— Je regrette, mais j’ai un rendez-vous et je suis déjà en retard.
Elle embraya et la Rolls démarra.
— Ce n’est qu’un chien égaré, ajouta-t-elle avec un sourire froid. Tâchez de lui trouver une niche quelque part !
La Rolls passa le portail d’entrée, s’engagea sur Sunset Boulevard et disparut.
Je soutenais toujours l’ivrogne qui s’était profondément endormi, quand l’employé revint.
— Vous le connaissez ?
— J’ai entendu la fille l’appeler Terry. À part ça, je l’ai jamais tant vu. Mais faut dire que je suis là que depuis quinze jours.
— Sortez ma voiture, voulez-vous ?
Je lui remis le ticket. Le temps qu’il me ramène mon Oldsmobile, je commençais à avoir l’impression de porter un sac de plomb. Le type m’aida à installer mon colis sur le siège avant.
— On dirait qu’il s’est fait faire de la chirurgie esthétique, le mec !
Je lui donnai un dollar et il me remercia. Il avait d’ailleurs raison avec son histoire de chirurgie esthétique. Tout le côté droit du visage de mon nouveau copain était comme figé et blanchâtre, sillonné de très minces cicatrices aux reflets luisants. Du beau travail. Ce qui s’appelle trancher dans le vif.
— Qu’est-ce que vous allez en faire ?
— Le ramener chez moi, le dessaouler et lui demander son adresse.
— D’accord, bonne poire, fit l’employé en rigolant. Si c’était moi, je le balancerais dans un ruisseau. Les picoleurs comme ça, ça ne vous attire jamais que des emmerdements.
J’habitais cette année-là une petite maison meublée sur Yucca Avenue à flanc de coteau dans une impasse. Un escalier de bois menait au perron abrité par un bouquet d’eucalyptus. Je réussis non sans peine à l’escalader avec mon soûlographe. Une fois dans la maison, je l’allongeai sur un divan et lui jetai dessus une couverture. Il ronfla comme un sonneur pendant une heure. Ensuite, il se réveilla brusquement en réclamant la salle de bains. Quand il en ressortit, il me regarda d’un œil clignotant et me demanda où il était. Je lui fournis aussitôt tous les renseignements nécessaires. Il m’expliqua à son tour qu’il s’appelait Terry Lennox et qu’il avait un appartement à Westwood où personne ne l’attendait. Il parlait très distinctement, sans bredouiller le moins du monde. Il m’annonça également qu’il boirait volontiers une tasse de café noir. Je la lui apportai et il se mit à boire à petits coups en tenant la soucoupe sous la tasse.
— Comment suis-je arrivé ici ? demanda-t-il en jetant un coup d’œil circulaire.
— Vous êtes tombé dans le cirage aux Dancers, dans une Rolls. Votre petite amie vous a laissé choir.
— Je vois, dit-il. Elle n’avait sûrement pas tort. Si je pouvais demander un taxi, je vous débarrasserais tout de suite de ma présence.
— J’ai ce qu’il faut en bas.
Il réussit à descendre les marches tout seul. Tout en roulant vers Westwood, il ne me dit pas grand-chose sinon que c’était bien aimable à moi et qu’il s’excusait de me causer tant d’ennuis. Il avait dû le répéter si souvent et à tant de personnes que c’était chez lui comme un réflexe. Son appartement était petit, impersonnel et sentait le renfermé. Il m’offrit un verre que je refusai, tout en restant debout. Il me remercia une fois de plus avec courtoisie et je pris congé. Je repartis chez moi en me demandant pourquoi diable ce type m’intéressait. Étaient-ce ses cheveux blancs, son visage couturé, sa voix, ses manières ? Je n’en savais trop rien. Je n’avais aucune raison de jamais le revoir. Comme l’avait dit la fille, ce n’était qu’un chien égaré.