CHAPITRE XLVI
Une heure plus tard, elle allongea son bras nu et me chatouilla l’oreille.
— Ça te dirait de m’épouser ?
— Ça ne durerait pas six mois.
— Et après, dit-elle. Ce serait toujours ça. Qu’est-ce que tu veux ? Une assurance tous risques ?
— J’ai quarante-deux ans. Je suis gâté par le goût de l’indépendance et toi, jusqu’à un certain point, par l’argent.
— J’ai trente-six ans. Ce n’est pas honteux d’être riche et ce n’est pas honteux d’épouser une femme riche.
Je lui caressai les cheveux et enroulai une mèche autour d’un doigt.
— Tu as peut-être raison.
— On pourrait partir en avion pour Paris. Ce serait merveilleux ! (Elle se souleva sur un coude et me regarda. Je voyais briller ses yeux noirs.) Tu es contre le mariage ?
— Ça réussit une fois sur cent. Les Américaines sont des filles épatantes, mais dès qu’elles sont mariées, elles deviennent empoisonnantes. D’ailleurs, pour toi, ce ne serait qu’un bref épisode. Il n’y a que le premier divorce qui coûte. Dans dix ans, si tu me rencontres dans la rue, tu ne me reconnaîtras même pas.
— Tu n’es qu’un sale égoïste beaucoup trop sûr de lui, dit-elle. Je veux du champagne.
— Comme ça, tu te souviendras de moi.
— Et prétentieux avec ça ! Je pourrais m’offrir un tas de maris ou d’amants, mais je me souviendrais de toi ? Et pourquoi ?
— Excuse-moi, je me faisais des idées.
— Comme nous sommes raisonnables, dit-elle d’un ton sarcastique. Je suis riche, mon chéri, et je le serai infiniment plus. Je pourrais t’offrir la lune si tu le voulais. Qu’est-ce que tu as, toi ? Une maison vide, pas même de chien ou de chat, et un cagibi comme bureau. Même si nous divorcions, je ne te laisserais jamais retomber dans cette misère.
— Comment m’en empêcherais-tu ? Je ne suis pas Terry Lennox.
— Je t’en prie, ne parlons pas de lui. Veux-tu être le seul à m’avoir refusée ? C’est absurde comme ambition. Je t’ai fait le plus grand compliment que je pouvais trouver. Je t’ai demandé de m’épouser.
— Tu viens de m’en faire un plus grand encore.
Elle se mit à pleurer :
— Imbécile ! Pauvre imbécile ! (Je sentais les larmes couler sur ses joues.) Si ça ne durait que six mois, ou un an, ou même deux, qu’est-ce que tu y perdrais, après tout ?
Je la serrai contre moi et elle continua à pleurer sur mon épaule. Elle ne m’aimait pas, et nous le savions tous les deux. Elle ne pleurait pas à cause de moi. C’était simplement une détente dont elle avait besoin depuis longtemps. Puis elle s’écarta et je sortis du lit. Elle alla se refaire une beauté dans la salle de bains. J’allai chercher du champagne. Quand elle réapparut, elle souriait.
— Je suis désolé de cette scène, dit-elle. Dans six mois, je ne me souviendrai même plus de ton nom. Allons dans le living-room. Je veux de la lumière.
Elle s’assit comme avant sur le divan. Je posai son verre devant elle. Elle le regarda sans y toucher.
— Je me présenterai, dis-je. Nous boirons un verre ensemble.
— Comme ce soir ?
— Ça ne sera jamais plus comme ce soir.
Elle leva son verre, en but une gorgée, se tourna vers moi et me lança le reste à la figure. Puis elle se remit à pleurer. Je pris un mouchoir, m’essuyai la figure, puis lui tamponnai les joues.
— Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça, dit-elle. Mais je t’en prie, ne dis pas que je suis une femme et qu’une femme ne sait jamais pourquoi elle fait les choses !
Je me mis à rire et lui remplis son verre une fois de plus. Elle le but avec lenteur, puis se laissa aller sur mes genoux.
— Je suis fatiguée, dit-elle. Il faudra que tu me portes, cette fois.
Au bout d’un moment, elle s’endormit.
Elle dormait toujours, le lendemain, quand je me levai pour aller faire le café. Je me douchai, me rasai et m’habillai. Elle se réveilla alors. Nous prîmes le petit déjeuner ensemble. Puis je demandai un taxi par téléphone et descendis le sac de voyage au bas du perron. Nous nous dîmes au revoir. Je suivis des yeux le taxi qui s’éloignait, puis je remontai chez moi et allai refaire le lit. Il y avait un long cheveu noir sur l’un des oreillers. Et moi j’avais une barre de plomb au creux de l’estomac.
Les Français ont une expression pour ça. Ces salauds-là ont toujours le mot de la situation. « Partir, c’est mourir un peu. »