CHAPITRE XIV

Le lendemain matin, on sonna à la porte au moment où j’essuyais le talc qui m’était resté sur le bord de l’oreille. J’allai ouvrir et, pour la seconde fois, mon regard plongea au fond de deux yeux violets.

— Je sais que je n’aurais pas dû venir vous déranger, monsieur Marlowe, dit-elle avec un petit sourire hésitant. Vous n’avez sans doute pas encore pris votre petit déjeuner. Mais je n’avais pas envie d’aller à votre bureau et je déteste parler de problèmes personnels au téléphone.

— Mais je vous en prie, entrez donc, madame Wade. Voulez-vous une tasse de café ?

Elle alla s’asseoir sur le divan du living-room sans regarder rien de précis. Son sac posé sur ses genoux serrés, elle ne semblait pas très à l’aise. J’ouvris les fenêtres, remontai les stores et ôtai un cendrier plein de mégots posé sur la table de cocktail devant elle.

— Merci, oui. Noir, s’il vous plaît. Sans sucre.

Je me rendis à la cuisine et ramenai sur un plateau de métal vert deux tasses de la mixture que j’avais préparée avant de faire ma toilette.

Elle se mit à boire à petits coups.

— Votre café est délicieux, dit-elle.

— La dernière fois que quelqu’un a bu du café avec moi, c’était juste avant qu’on me colle en prison, dis-je. Vous savez que j’ai été en taule, je suppose, madame Wade ?

Elle acquiesça.

— Bien entendu. On vous soupçonnait de l’avoir aidé à s’enfuir, n’est-ce pas ?

— Ils n’ont pas spécifié. Ils ont trouvé mon numéro de téléphone sur un agenda dans sa chambre. Ils m’ont posé des questions auxquelles je n’ai pas répondu… Surtout à cause du ton sur lequel elles étaient posées. Mais je suppose que ça ne vous intéresse guère.

Elle avança doucement la main pour prendre sa tasse de café. Ses doigts étaient aussi ravissants que le reste et ses ongles, d’un ovale parfait et à peine teintés.

J’attendais sans rien dire. Son regard m’effleura et se perdit dans le vague.

— Mon mari a disparu depuis trois jours, reprit-elle avec beaucoup de douceur dans la voix. Je ne sais pas où il est. Je suis venue vous demander de le retrouver et de le ramener à la maison. C’est déjà arrivé assez souvent. La dernière fois, il avait déniché une espèce de maison de repos privée et passablement louche, il me semble. Il y a moins de trois semaines de ça. Il n’a pas voulu me dire où c’était. Ni le nom de la maison. Il m’a simplement raconté qu’il avait fait une cure et que tout allait bien. Mais il était dans un état affreux. J’ai juste eu le temps d’apercevoir l’homme qui l’avait ramené. Un grand type déguisé en cow-boy de cinéma. Il a déposé Roger dans l’entrée et il a filé.

— C’était peut-être un ranch pour touristes, dis-je. On y trouve de ces cow-boys à la noix qui dépensent tout ce qu’ils gagnent pour se payer une tenue de ce genre. Les femmes en raffolent. C’est d’ailleurs pour ça qu’ils y sont.

Elle ouvrit son sac et en sortit un papier plié en deux.

— Je vous ai apporté un chèque de cinq cents dollars, monsieur Marlowe. Voulez-vous l’accepter à titre de provision ?

Elle posa le chèque plié sur la table. Je le regardai sans y toucher.

— Pourquoi ? lui demandai-je. Vous dites qu’il a disparu depuis trois jours. Il en faut trois ou quatre pour cuver une cuite. Pourquoi voulez-vous qu’il ne revienne pas comme les autres fois ?

— Il se tuera à ce régime, monsieur Marlowe. Ça se reproduit de plus en plus souvent. Je suis très inquiète. Je suis même plus qu’inquiète. J’ai peur.

— Mais pourquoi boit-il, au juste ?

Les yeux violets me regardaient avec une certaine assurance. Elle semblait un peu délicate ce matin-là, mais Certainement pas sans défense. Elle se mordit la lèvre et hocha la tête.

— À moins que ce soit à cause de moi… murmura-t-elle enfin. Il arrive que les hommes cessent d’aimer leur femme.

— Je ne suis qu’un psychologue amateur, madame Wade. Mais dans mon métier, c’est indispensable de l’être un peu. À mon avis, il a plutôt cessé d’aimer le genre de littérature qu’il écrit.

— C’est bien possible, dit-elle tranquillement. C’est vrai qu’il a toujours un mal fou à finir un livre sur lequel il travaille. Mais ce n’est pas comme s’il devait en venir à bout pour payer le loyer ; il y a autre chose.

Je me levai et me mis à arpenter la pièce. La journée allait être étouffante. Il faisait déjà trop chaud. J’abaissai les stores d’une des fenêtres pour masquer le soleil. Puis je revins vers elle.

Elle glissa de nouveau la main dans son sac et en ressortit une feuille de papier jaune, mince et froissée. Elle la déplia, la lissa et me la tendit.

— J’ai trouvé ça dans sa corbeille à papier, ou du moins sur le bord de la corbeille. Ce n’était pas tombé au fond. Il était très tard. Je savais que Roger avait bu et qu’il n’était pas monté se coucher. Vers deux heures du matin, je suis descendue voir ce qui se passait et je l’ai trouvé ivre mort par terre ou sur le divan, je ne sais plus… Remarquez la frappe, monsieur Marlowe ; claire, nette et sans une erreur.

— J’ai vu ça.

J’examinai la feuille de papier, et lus simplement : Vous me dégoûtez, docteur V., mais pour le moment, j’ai besoin de vous.

— Je ne vois pas du tout qui est le docteur V., dit-elle, tandis que j’avais toujours les yeux fixés sur le papier. Nous ne connaissons aucun médecin dont le nom commence par cette initiale. Je suppose que c’est lui qui gère cette maison où Roger se trouvait la dernière fois.

— Quand le cow-boy l’a ramené, votre mari n’a prononcé aucun nom… même pas un nom de lieu ?

— Rien. J’ai regardé dans l’annuaire. Il y a des douzaines de docteurs dont le nom commence par V. D’ailleurs, ça pourrait aussi bien être son prénom.

— D’autant qu’il n’a probablement jamais été docteur, dis-je. Ce qui nous ramène à la question argent. Un médecin normal accepterait un chèque ; un charlatan, non. Ça pourrait servir de preuve contre lui. Et un type de cette espèce se fait payer. La pension, ça ne doit pas être donné. Sans parler de l’aiguille…

— L’aiguille ? fit-elle, étonnée.

— Tous les médecins marrons droguent leurs clients. C’est le meilleur moyen de les faire tenir tranquilles. On les assomme pour vingt-quatre heures et quand ils reviennent à eux ils sont doux comme des moutons. Mais quand on emploie les stupéfiants sans licence spéciale, on risque fort de se retrouver nanti d’une pension complète aux frais de l’oncle Sam. Ça aussi, ça revient très cher.

— Je vois. Roger devait avoir quelques centaines de dollars sur lui. Il a toujours à peu près cette somme dans son bureau. Je ne sais pas pourquoi, une idée à lui. Le tiroir est vide maintenant.

— Bon, dis-je. Je vais essayer de trouver le docteur V. Je ne sais pas au juste comment, mais je ferai de mon mieux. Reprenez votre chèque, madame Wade.

— Mais pourquoi ? C’est bien normal que…

— Plus tard, merci. Et je préfère le recevoir de M. Wade. Il ne va guère apprécier ce que je vais faire, de toute façon.

— Mais s’il est malade et sans défense…

— Il aurait pu appeler son docteur personnel ou vous demander de le faire. Il ne l’a pas fait ; c’est qu’il n’en avait pas envie.

Elle remit son chèque dans son sac et se leva. Elle semblait très désemparée.

— Notre médecin habituel a refusé de le soigner, dit-elle avec amertume.

— Il y a des centaines de docteurs, madame Wade. N’importe lequel d’entre eux accepterait de s’occuper de lui, au moins une fois. Et la plupart le suivraient un certain temps. La médecine est une profession où la concurrence joue de plus en plus de nos jours.

— Sans doute avez-vous raison.

Elle gagna la porte à pas lents et je la suivis.

— Vous auriez pu appeler vous-même un docteur, lui dis-je sur le perron. Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?

Elle me regarda bien en face. Ses yeux brillaient. Je crus même y apercevoir des larmes. C’était un morceau de roi, pas d’erreur.

— Parce que j’aime mon mari, monsieur Marlowe. Je ferais tout pour l’aider. Mais je le connais. Si j’appelais un docteur chaque fois qu’il boit, je ne le garderais pas longtemps. On ne peut pas traiter un adulte comme un enfant coquelucheux.

— On peut, si c’est un ivrogne. Et souvent même, on y est obligé.

Elle était debout tout près de moi. Je sentais son parfum.

— Admettons qu’il y ait un souvenir honteux dans son passé, dit-elle en faisant traîner les mots comme s’ils avaient un goût amer dans sa bouche. Peut-être même un crime. Cela me serait égal. Mais je ne veux pas qu’il soit découvert à cause de moi.

— Et si c’est Howard Spencer qui m’engage, vous êtes d’accord ?

Elle eut un lent sourire.

— Je connaissais d’avance la réponse que vous donne riez à Howard… Un homme qui s’est fait mettre en prison plutôt que de trahir un ami…

— Merci toujours, mais ce n’est pas pour ça que je me suis fait coffrer.

Il y eut un silence, puis elle hocha la tête, me dit au revoir et descendit les marches. Je la regardai monter dans sa voiture. Une jaguar grise, élancée, du dernier modèle. Elle roula jusqu’au bout de la rue et s’engagea autour du rond-point. Sa main gantée me fit un dernier signe d’adieu et la longue voiture basse disparut.