CHAPITRE V

L’arme n’était pas braquée sur moi. Il se contentait de la tenir, le bras pendant. Avec son visage blafard, ses cicatrices, son col relevé, son chapeau et son flingue, il avait l’air de sortir tout droit d’un vieux film de gangsters.

— Vous allez me conduire à Tijuana pour prendre l’avion de dix heures et quart, dit-il. J’ai mon passeport et mon visa, mais pour certaines raisons, je ne peux prendre ni le train, ni le car, ni l’avion, au départ de Los Angeles. Cinq cents dollars, ça vous irait pour la course ?

Planté sur le seuil, je ne fis pas un geste pour le laisser entrer.

— Cinq cents dollars, plus le pétard ? demandai-je.

Il baissa les yeux sur son arme d’un air absent. Puis il la glissa dans sa poche.

— C’est une protection, dit-il. Pour vous, pas pour moi.

— Allons, entrez toujours.

Je m’effaçai et il alla s’effondrer dans un fauteuil avec un profond soupir. Des arbustes touffus masquaient la fenêtre et il faisait encore sombre dans le living-room. J’allumai une lampe et le regardai en arborant mon traditionnel sourire fatigué.

— Allons dans la cuisine, je vais préparer le café.

— J’ai de sérieux ennuis, dit-il.

— Je m’en serais douté, figurez-vous. Enfin, il va faire un temps formidable aujourd’hui. On va examiner votre problème en sirotant notre caoua.

Je le quittai et me rendis à la cuisine. Pendant que je m’affairais avec mon caoua, il vint me rejoindre. Il resta un moment accoté au chambranle de la porte, puis alla s’asseoir à la table. Il frissonnait encore. Je pris une bouteille d’Old Grand Dad sur l’étagère et lui en versai un plein verre. Il le siffla d’un seul coup, le reposa brutalement sur la table et se renversa en arrière.

— J’ai failli tomber dans les pommes, murmura-t-il. J’ai l’impression d’être resté debout depuis huit jours. Pas moyen de fermer l’œil la nuit dernière.

Le café était prêt à bouillir dans le globe supérieur. J’éteignis le brûleur et regardai le café descendre. Une fois le globe supérieur vide, je rallumai la lampe à alcool pour répéter l’opération. Très méthodique, Marlowe. Sa technique du café, c’est sacré. Rien ne pourrait le distraire dans un moment pareil, pas même un pétard dans la main d’un type aux abois. Je remplis une deuxième fois le verre de Lennox.

— Restez là, dis-je. Ne dites rien, ne bougez pas.

Il siffla son second verre comme le premier. J’allai faire une rapide toilette dans la salle de bains et revins juste à temps pour éteindre le brûleur et servir le jus bouillant. J’ajoutai dans la tasse de Lennox un coup de gnôle.

Je m’assis en face de lui. Il n’avait pas bougé. Soudain, il s’écroula sur la table, la tête au creux des bras et se mit à sangloter. Il ne s’aperçut même pas que je lui sortais son arme de sa poche. C’était un mauser 7,65, une merveille. Je le reniflai. Il n’avait pas servi. J’éjectai le chargeur. Il était plein. La culasse était vide.

Il souleva la tête, vit le café et se mit à boire lentement, sans me regarder.

— Je n’ai tué personne, dit-il.

— En tout cas, pas récemment. D’ailleurs, ce pétard a besoin d’être nettoyé. Je ne vous vois pas très bien tirant sur quelqu’un avec ça.

— Je vais vous expliquer, dit-il.

— Une minute, dis-je. (J’avalai mon café brûlant le plus vite possible et remplis ma tasse.) Voilà. Faites bien attention à ce que vous allez dire. Si vous voulez vraiment que je vous conduise à Tijuana, il y a deux choses que je ne dois pas savoir. Primo… Vous écoutez ?

Il fit un léger signe de tête. Les yeux vides, il regardait derrière moi. Ses cicatrices étaient terriblement livides, ce matin-là.

— Primo, répétai-je lentement, si vous avez commis un crime ou ce que la loi appelle un crime, un crime sérieux bien entendu, je ne veux pas le savoir. Secundo, si vous savez pertinemment qu’un tel crime a été commis, ne m’en parlez pas non plus. Pas si vous voulez que je vous conduise. C’est clair ?

Il me regarda dans les yeux, mais il n’avait pas l’air de me voir.

— Je vous ai dit que j’avais des ennuis, dit-il.

— J’ai entendu. Mais je ne veux pas savoir lesquels. J’ai ma croûte à gagner et ma licence de détective privé à sauvegarder.

— Écoutez, dit-il, il sera midi ou même plus tard avant qu’on vienne frapper à sa porte. Le personnel sait qu’il ne faut pas la déranger quand elle dort tard, mais vers midi, sa femme de chambre entrera et elle ne la trouvera pas chez elle.

Je sirotai mon café sans rien dire.

— Elle verra même qu’elle n’a pas couché dans son lit, reprit-il. Ensuite, elle ira voir au pavillon des invités, au fond du jardin. C’est là que Sylvia a passé la nuit et c’est peut-être là qu’on la trouvera.

Je fronçai les sourcils.

— Ses vêtements seront éparpillés dans toute sa chambre. La femme de chambre saura qu’elle a passé un déshabillé quelconque sur son pyjama et qu’elle est sortie dans cette tenue. Donc, il ne peut s’agir que du pavillon des invités.

Il enfonça avec violence ses doigts dans sa joue intacte, laissant une trace rouge sur la peau blême.

— Et dans le pavillon, reprit-il avec lenteur, la bonne trouvera…

— Sylvia ivre morte, rétamée, culbutée, saoule comme une bourrique, dis-je sèchement.

— Oh ! (Il réfléchit un instant.) En effet, c’est à peu près ça. Sylvia n’a pas l’habitude de boire ; alors, quand elle s’y met, c’est un vrai désastre.

— Et voilà, dis-je. Point final. Ou à peu près. Alors, vous avez un passeport et un visa. C’est assez long à obtenir, un visa pour le Mexique. Vous avez dû préparer votre coup depuis un bout de temps.

— Je me sentais une vague obligation de rester sur place. Au fait, j’ai essayé de vous appeler au milieu de la nuit.

— J’ai un sommeil de plomb. Je n’ai pas entendu.

— Alors, j’ai été dans un hammam et j’y ai passé deux heures. J’ai donné deux coups de téléphone de là-bas. J’ai laissé la voiture dans La Brea Street. Ensuite, je suis venu à pied ici. Personne ne m’a vu arriver chez vous.

— Ces coups de fil me concernaient ?

— Le premier était pour Harlan Potter. Le vieux était parti pour Pasadena hier. J’ai eu du mal à l’obtenir. Finalement, je l’ai eu et je lui ai dit que je m’en allais.

— Et comment a-t-il pris ça ?

— Sans enthousiasme. Il m’a souhaité bonne chance. Il m’a demandé si j’avais besoin d’argent. (Terry eut un petit rire sec.) Argent ! Les six premières lettres de son alphabet. Je lui ai dit que j’avais ce qu’il fallait. Ensuite, j’ai appelé la sœur de Sylvia. Même résultat, à peu de chose près. C’est tout.

— Je vais vous poser une question, dis-je. L’avez-vous jamais trouvée avec un homme dans ce fameux pavillon ?

Il secoua la tête.

— Je n’ai jamais essayé. Mais ça n’aurait pas été difficile.

Je jetai un coup d’œil à ma montre.

— Pourquoi, au juste, tenez-vous à l’avion de dix heures et quart de Tijuana ?

— Il y a toujours de la place sur cette ligne. Je me levai et m’appuyai à l’évier.

— Maintenant, résumons-nous. Et laissez-moi parler. Vous êtes venu me trouver ce matin, vous étiez dans tous vos états, et vous vouliez être conduit à Tijuana pour prendre l’avion. Vous aviez un pétard dans votre poche, mais je ne l’ai pas vu. Vous en aviez plein le dos de la vie. Vous partiez, ça ne me regardait pas. Vous aviez vos papiers pour entrer au Mexique. Nous sommes relativement liés et j’ai fait ce que vous me demandiez sans trop réfléchir. Vous ne vous sentiez pas en état de conduire, ça s’explique. Vous êtes émotif et vous avez eu une mauvaise blessure de guerre. Je crois que je ferais bien d’aller chercher votre voiture et de la fourrer dans un garage.

Il fouilla dans sa poche et jeta sur la table un trousseau de clefs dans un étui de cuir.

— C’est plausible, à votre avis ? demanda-t-il.

— Question de point de vue. Je n’ai pas fini. Vous êtes parti sans bagages ; vous avez abandonné tout ce qu’elle vous avait donné, y compris ce petit bijou de mécanique que vous avez garé dans La Brea Street. Vous vouliez partir les mains aussi nettes que possible. Ça va. Bon. Maintenant, je me rase et je m’habille.

Je le laissai affalé sur sa chaise dans un coin de la cuisine. Il avait toujours son chapeau et son pardessus. Mais il était nettement moins éteint. Je revins de la salle de bains en nouant ma cravate et le trouvai debout, sur le seuil de la porte.

— J’ai lavé les tasses, dit-il. On ne sait jamais… Mais j’y pense… Il vaudrait peut-être mieux que vous appeliez la police.

— Appelez-la vous-même. Je n’ai rien à leur dire, aux flics.

— Vous y tenez ?

Je pivotai d’un bloc et lui lançai un regard sans aménité.

— Nom de Dieu ! criai-je presque. Vous ne pouvez pas vous tenir un peu tranquille ?

— Je suis désolé.

— Désolé ! Les types de votre espèce sont toujours désolés, et toujours trop tard.

Il me tourna le dos et gagna le living-room. J’achevai de m’habiller et fermai à clef la porte de service. Quand je revins dans le living-room, il s’était endormi dans un fauteuil. Il était pitoyable. Je lui touchai l’épaule et il se réveilla péniblement comme s’il émergeait d’un cauchemar.

— Alors, et cette valise ? dis-je. Vous savez que j’ai toujours votre objet d’art qui encombre ma penderie.

— Elle est vide, dit-il d’un ton vague. D’ailleurs, elle serait trop voyante.

— Vous serez encore plus voyant sans bagages.

J’allai jusqu’à ma chambre, entrai dans la penderie, grimpai sur un tabouret, sortis la valise de peau de porc blanche et la lâchai par terre. La trappe carrée du plafond donnant sur les combles était juste au-dessus de ma tête. Je la repoussai, allongeai le bras le plus loin possible et lâchai l’étui de cuir avec les clefs de la voiture derrière l’une des solives poussiéreuses. Je redescendis de mon perchoir, pris la valise, l’époussetai et fourrai dedans deux pyjamas neufs, un tube de dentifrice, une brosse à dents, deux serviettes, des mouchoirs, de la crème à raser et un de ces rasoirs qu’on vous donne en prime avec un paquet de lames. Tout ça neuf, pas marqué, anodin. J’y ajoutai une bouteille de bourbon encore dans son papier de soie.

Alors je refermai la valise, laissai la clef dans l’une des serrures et revins dans le living-room. Il s’était déjà rendormi. J’ouvris la porte sans le réveiller, portai la valise au garage et la glissai dans mon roadster, derrière le siège avant. Je sortis la voiture, bouclai le garage, et revins le réveiller. Puis après avoir fermé avec soin toutes les portes, nous partîmes.

Le passage de la frontière s’opéra sans histoires. Sur la mesa balayée par le vent où s’étend l’aéroport de Tijuana, je m’arrêtai près du bureau et attendis pendant que Terry prenait son billet. Les hélices du DC-3 tournaient déjà au ralenti. Un somptueux pilote en uniforme gris bavardait avec un groupe de quatre personnes. Il y avait un type d’un mètre quatre-vingt-dix au moins qui arborait un étui revolver, une fille en pantalon à côté de lui, un petit bonhomme entre deux âges et une grande jument grisonnante qui aurait pu lui manger sur la tête.

Une énorme Packard était garée à côté de moi. Je descendis de ma voiture et allai jeter un coup d’œil sur la plaque d’identité du tableau de bord. Un jour, j’apprendrai peut-être à me mêler de mes affaires. Comme je ressortais la tête, j’aperçus la jument qui m’observait. Puis Terry revint et me lança :

— Tout est prêt. Je vais donc vous dire au revoir.

Il me tendit la main. Je la serrai. Il n’avait pas l’air d’aller trop mal maintenant. Il semblait simplement fatigué, éreinté même. Je sortis la valise de la voiture et la déposai sur le gravier. Il la regarda d’un air furieux.

— Je vous avais pourtant dit que je n’en voulais pas, fit-il.

— Il y a une bonne bouteille dedans, Terry. Un pyjama aussi et quelques babioles. Tout ça parfaitement anonyme. Si vous n’en voulez pas, laissez-la en consigne. Ou balancez-la.

— J’ai mes raisons, dit-il sèchement.

— Moi aussi.

Soudain, il se mit à rire. Puis il ramassa la valise et me serra le bras de sa main libre.

— Ça va, mon vieux. Comme vous voudrez. Et souvenez-vous, si ça tourne mal, vous avez carte blanche. Vous ne me devez rien. Nous avons bu deux ou trois verres ensemble et je vous ai trop parlé de moi. J’ai laissé cinq billets de cent dollars dans votre botte à café. Ne m’en veuillez pas.

— Vous auriez pu vous abstenir.

— Je ne dépenserai jamais la moitié de ce qui me reste.

— Bonne chance, Terry ! Les deux Américains montaient dans l’avion.

— Allez-y ! dis-je. Je sais que vous ne l’avez pas tuée. C’est pour cela que je suis là.

Il se raidit, pivota lentement, puis tourna la tête vers moi.

— Je vous demande pardon, dit-il d’un ton calme, mais là-dessus vous vous trompez. Je vais gagner l’avion sans me presser. Vous aurez tout le temps de m’arrêter.

Il s’éloigna. À pas lents, il se rapprocha de l’avion. Une fois parvenu à la passerelle, il s’arrêta et regarda de mon côté. Il ne fit pas un geste. Moi non plus. Puis il monta dans l’avion et on retira la passerelle.

Je repris place dans ma voiture, fis demi-tour et roulai vers la sortie. La grande jument flanquée de son petit pot à tabac était toujours sur le terrain. Elle agitait un mouchoir. L’avion roula vers le bout du terrain dans un nuage de poussière. Puis il décolla dans un tourbillon.