CHAPITRE XXV

Sur la galerie, deux portes étaient ouvertes, celle d’Eileen et la sienne. La lumière était allumée à l’intérieur. La chambre d’Eileen était vide. Un bruit de lutte venait de celle de Wade. Je m’y précipitai et la trouvai penchée sur le lit en train de se débattre. Le reflet sombre d’un automatique, deux mains cramponnées au canon de l’arme, une forte main d’homme et une frêle main de femme. Roger, assis sur le lit, repoussait sa femme. Elle était drapée dans un déshabillé bleu pâle et ses cheveux étaient rabattus sur la figure. Elle parvint à saisir l’arme des deux mains et, d’un coup sec, lui fit lâcher prise. Je fus surprise qu’elle en ait eu la force, dans l’état de folie furieuse où se trouvait Wade. Il retomba en arrière, haletant, le regard égaré. Elle recula et vint se heurter à moi.

Debout, les deux mains crispées sur l’arme qu’elle appuyait sur son ventre, elle se tenait tout contre moi, secouée de sanglots convulsifs. Je lui passai un bras autour de la taille et saisis l’automatique. Elle pivota comme si elle venait seulement de se rendre compte de ma présence. Ses yeux se dilatèrent, elle se laissa aller contre moi et lâcha l’arme. C’était un lourd Webley sans chien. Le canon était chaud. Soutenant Eileen d’un bras, je me penchai, ramassai l’arme et la glissai dans ma poche. Personne ne dit rien. Puis il ouvrit les yeux et ses lèvres esquissèrent un sourire las.

Personne de blessé, marmonna-t-il. Une balle dans le plafond, c’est tout.

Je sentis Eileen se raidir contre moi, puis elle s’écarta. Son regard avait retrouvé sa netteté et je la laissai aller.

— Roger, murmura-t-elle, fallait-il en arriver là ?

Les yeux ronds, le regard fixe, il se lécha les lèvres sans rien dire. Elle rejeta d’un geste machinal les cheveux qui lui pendaient dans la figure.

— Roger, murmura-t-elle de nouveau, pauvre Roger…

Il contemplait le plafond.

— J’ai eu un cauchemar, dit-il lentement. Un homme avec un couteau se penchait sur le lit. Je ne sais pas qui. Il ressemblait à Candy.

— Mais non, voyons, chéri, dit-elle. (Elle alla s’asseoir au bord du lit et se mit à caresser le front de Wade.) Candy est couché depuis longtemps.

— Où était le revolver ? grognai-je, en la regardant avec attention.

— Dans le tiroir de la table de nuit, dit-il en détournant la tête vers moi.

Il n’y avait pas le moindre revolver à l’endroit indiqué et il savait parfaitement que je le savais moi-même. J’y avais vu le somnifère et diverses bricoles, mais c’était tout.

— Ou sous l’oreiller, ajouta-t-il. Je ne sais plus très bien. J’ai tiré une fois… (Il désigna le plafond.) Là-haut.

Je levai les yeux, examinai le plafond et vis en effet un trou dans la blancheur du plâtre. Puis je me penchai sur le lit et regardai Wade, l’œil dur.

— Des clous ! Vous avez voulu vous tuer. Vous n’avez pas fait le moindre cauchemar. Vous étiez en train de larmoyer sur vous-même. Et vous vous êtes levé pour aller chercher ce pétard, je ne sais où. Mais vous n’avez pas eu le cran de vous mettre une balle dans la peau. Vous avez tiré pour faire venir votre femme, et ça n’a pas raté. Vous voulez qu’on vous plaigne, mon vieux, c’est tout. Vous avez même fait semblant de lutter avec elle. Si vous l’aviez voulu, jamais elle n’aurait pu vous arracher ce revolver.

— Je suis malade, dit-il, mais vous avez peut-être raison. Et après ?

— Et après, vous étiez bon pour l’asile et croyez-moi, avec la mentalité des gardiens, dans ce genre d’établissement, vous en baveriez.

Eileen se redressa brusquement.

— Ça suffit, dit-elle. Il est malade et vous le savez.

— Il veut être malade. J’essaie simplement de lui rappeler ce qui l’attend.

— Ce n’est pas le moment de le lui dire.

— Retournez dans votre chambre.

Ses yeux bleus brillèrent de fureur.

— Comment osez-vous… ?

— Retournez dans votre chambre. À moins que vous ne vouliez que j’appelle la police. En général, on signale ce genre d’incident.

— C’est ça, appelez la police, dit-il souriant presque. Comme vous l’avez fait pour Terry Lennox.

Je ne prêtai pas attention à cette phrase. Je surveillais toujours Eileen. Elle était très belle et semblait épuisée. Je lui posai une main sur le bras.

— Ça va, dis-je. Il ne recommencera pas. Allez vous coucher.

Elle le contempla longuement et quitta la pièce. Je m’assis à sa place au bord du lit.

— J’avais raison tout à l’heure, hein ? Vous avez joué la comédie ?

— Plus ou moins, dit-il en détournant la tête. J’avais la tête vide.

— Si vous en avez vraiment envie, personne ne peut vous empêcher de vous tuer. Vous le savez comme moi.

— Oui. (Il regardait toujours de côté.) Vous avez fait ce que je vous ai demandé… les papiers dans la machine ?

— Oui. Vous vous en souvenez ? Ça m’étonne. C’est plutôt délirant. Mais le plus curieux, c’est qu’il n’y a pas de fautes de frappe.

— C’est comme ça. Ivre ou non, je tape très bien. Qu’est-ce que vous avez voulu dire en écrivant qu’un type bien est mort pour vous ?

Il fronça les sourcils.

— Je déconnais, dit-il après un instant de réflexion. Je vous ai dit que j’avais rêvé…

— Je parle de ces trucs que vous avez tapés. Péniblement, il tourna la tête vers moi.

— Un autre rêve, dit-il.

— Je refais un essai. Qu’est-ce que Candy sait sur votre compte ?

— Oh ! vous m’emmerdez, dit-il en fermant les yeux. Je me levai pour aller fermer la porte.

— Vous ne pourrez pas toujours vous défiler, Wade. Candy peut vous faire chanter, c’est facile. Il peut vous piquer du fric tout en vous aimant bien. Qu’est-ce que c’est… ? Une femme ?

— Vous croyez ce crétin de Loring ? dit-il, les yeux fermés.

— Pas exactement. Et la sœur… celle qui est morte ? C’était un coup de sonde purement gratuit, mais le coup porta. Il rouvrit brusquement les yeux.

— Est-ce que, demanda-t-il, la salive aux lèvres, est-ce que c’est pour ça que vous êtes ici ?

— Vous savez bien que non. Vous m’avez invité vous-même.

Il fit rouler sa tête sur l’oreiller. Malgré le Seconal, il était à bout de nerfs. Son visage était couvert de sueur.

— Je ne suis pas le premier mari qui trompe sa femme. Foutez-moi la paix, bon Dieu, foutez-moi la paix !

J’allai chercher une serviette dans la salle de bains et lui essuyai la figure. J’étais le roi des salauds. Attends que ton type soit à plat et houspille-le, houspille-le jusqu’au bout. Il est faible et incapable de riposter. Faut en profiter.

— Un de ces jours, on en reparlera, fis-je.

— Je ne suis pas fou, dit-il.

— Vous espérez que vous ne l’êtes pas.

— J’ai vécu un véritable enfer.

— Bien sûr, ça crève les yeux. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir pourquoi. Tenez… prenez ça.

Je préparai un autre comprimé de Seconal avec un verre d’eau. Il se souleva sur un coude, voulut saisir le verre et le manqua de dix bons centimètres. Je le lui mis dans la main. Il réussit à avaler l’eau et le comprimé. Puis il retomba à plat sur son lit, le visage vide de toute expression, les narines pincées. On aurait dit un cadavre. Ce n’était pas cette nuit qu’il jetterait quelqu’un en bas de l’escalier. Ni probablement aucune autre nuit.

Quand il eut fermé les yeux, je sortis de la chambre. Au fond de ma poche, le lourd Webley me battait la hanche. Je repartis vers l’escalier. La porte d’Eileen était ouverte. Sa chambre était plongée dans l’obscurité, mais le clair de lune soulignait sa silhouette debout dans l’encadrement de la porte. J’eus l’impression qu’elle prononçait un nom, mais ce n’était pas le mien.

Je m’approchai d’elle.

— Parlez plus bas, dis-je. Il s’est endormi.

— Je savais que tu reviendrais, dit-elle doucement. Même au bout de dix ans.

Éberlué, je la regardai avec attention. L’un de nous deux ne tournait pas rond.

— Ferme la porte, dit-elle de la même voix caressante. Il y a des années que je me garde pour toi.

Je me tournai et fermai la porte. Sur le moment, l’idée me parut bonne. Puis d’un seul coup, elle se laissa aller contre moi. Je ne pouvais guère que la prendre dans mes bras. Elle se serra contre moi avec violence et ses cheveux me balayèrent la figure. Tremblante, elle me tendit ses lèvres, les ouvrit et pointa sa langue entre mes dents. Puis elle abaissa les mains et fourragea dans son déshabillé qui s’ouvrit. Dessous, elle était nue comme la Vérité sortant de son puits, mais fichtrement moins chaste.

— Porte-moi sur le lit, dit-elle dans un souffle.

Je l’enlaçai et mes mains touchèrent sa peau nue, douce et tiède. Je la soulevai et allai la déposer sur le lit. Ses bras restèrent noués autour de mon cou. De sa bouche s’échappait une sorte de râle léger. Puis elle se cambra et se mit à gémir. C’était affolant, j’étais aussi inconvenant qu’un étalon. Je ne savais plus ce que je faisais. Ce n’est pas souvent que ce genre de femmes vous fait de telles avances.

Candy me sauva la mise. Il y eut un grincement léger et je pivotai brusquement pour voir le bouton de la porte tourner. Je me dégageai d’un bond et me ruai sur la porte. Je fonçai dans la galerie et aperçus le Mexicain qui dévalait l’escalier. À mi-chemin, il s’arrêta, se retourna et me regarda en ricanant. Puis il disparut. Je revins à la porte et la refermai. De l’extérieur, cette fois.

Des bruits étranges s’élevaient du lit où la femme était couchée. Mais ce n’étaient plus que des bruits étranges. Le charme était rompu.

Je descendis rapidement l’escalier, me précipitai dans le bureau de Wade, empoignai la bouteille de scotch et me mis à boire au goulot, jusqu’à en perdre le souffle. Puis haletant, je m’appuyai au mur en attendant que la brûlure de l’alcool me montât au cerveau. Le dîner était loin et mes derniers contacts avec la vie normale aussi. Le whisky me fit un effet aussi brutal que rapide ; je continuai à en ingurgiter jusqu’à ce que la pièce se mît à tournoyer. Puis je me retrouvai vautré sur le divan de cuir, essayant de faire tenir en équilibre la bouteille sur ma poitrine. Elle parais sait vide.

Elle roula de côté et tomba à terre avec un bruit sourd. Ce fut le dernier détail que j’enregistrai.