CHAPITRE XL

Rien n’avait changé depuis la dernière fois, sinon qu’il faisait jour, que nous nous trouvions dans le bureau du capitaine Hernandez et que le shérif était à Santa Barbara pour l’ouverture de la fiesta. Outre le capitaine Hernandez, étaient présents : Bernie Ohls, un délégué du coroner, le docteur Loring avec la tête d’un faiseur d’anges pris en flagrant délit, et un grand type du bureau du D.A., qui s’appelait Laxford. Devant Hernandez se trouvaient des feuilles de papier à lettres rose chair couvertes d’une écriture à l’encre verte.

— Cette réunion est officieuse, dit Hernandez quand tout le monde se fut installé plus ou moins confortablement sur les sièges rembourrés de noyaux de pêche. Pas de sténotypistes, ni de magnétophone. Vous pouvez dire ce que vous voulez. Le docteur Weiss qui représente le coroner décidera si une commission d’enquête est nécessaire ou non. Docteur Weiss ?

Il était gras, jovial et semblait très au courant de son affaire.

— Pas de commission, à mon avis, dit-il. L’empoisonnement par barbiturique est manifeste. Quand l’ambulance est arrivée, la femme respirait encore faiblement. Mais elle était plongée dans le coma. À ce stade-là, on ne sauve pas une personne sur cent. Le domestique la croyait morte, en fait elle est morte environ une heure plus tard. J’ai cru comprendre que cette dame était parfois sujette à de violentes crises d’asthme. Le Demerol a été prescrit par le docteur Loring en cas d’urgence.

Hernandez se tourna vers Lawford.

— Qu’est-ce qui va se passer, à votre bureau, si je donne sa lettre d’aveux à la presse ?

Le représentant du D.A. me regarda d’un œil vide.

— Qu’est-ce que ce type fait ici, Hernandez ?

— Je l’ai invité.

— Comment savez-vous qu’il n’ira pas répéter tout ce qui se dit ici à un reporter quelconque ?

— Ah ! ça, il est bavard. Vous vous en êtes déjà aperçu quand vous l’avez coffré.

Lawford sourit, puis se racla la gorge.

J’ai lu la lettre avec ces prétendus aveux, dit-il. Et je n’en crois pas un mot. Mon opinion est faite là-dessus. Cette femme devait avoir un terrible complexe de culpabilité et elle a essayé de s’en débarrasser comme ça. (Il s’arrêta et regarda autour de lui, mais il ne vit que des visages inexpressifs.) Je ne peux pas parler pour le D.A., mais pour moi, même si cette femme avait vécu, on n’aurait jamais pu engager de poursuites en se basant sur vos prétendus aveux.

— En somme, comme vous avez déjà eu des aveux, ça ne vous dit rien d’en croire d’autres qui contredisent les premiers, observa Hernandez d’un ton caustique.

— Doucement, Hernandez. L’organisme, chargé d’appliquer la loi, que je représente doit tenir compte de l’opinion publique. Si les journaux publiaient cette confession, nous serions dans de beaux draps, c’est certain.

— Ça va, dit Hernandez. C’est vous que ça regarde. Signez-moi le reçu.

Il attacha les feuillets roses avec un trombone et Lawford se pencha pour signer un formulaire. Puis il prit les aveux, les plia, les glissa dans sa poche et s’en alla. Le docteur Weiss se leva à son tour.

— La dernière commission d’enquête sur l’affaire Wade a été un peu bâclée, dit-il. Je pense que celle-ci sera escamotée complètement.

Il fit un signe de tête à Ohls et Hernandez, serra cérémonieusement la main de Loring et s’en alla. Loring allait le suivre, puis il se ravisa.

— Dans ces conditions, je suppose que je puis préciser, à une personne que cette affaire touche de près, que l’enquête est close ? demanda-t-il d’un ton rogue.

— Désolé de vous avoir enlevé si longtemps à vos malades, docteur.

— Vous n’avez pas répondu à ma question. Je tiens à vous prévenir.

— Foutez-moi le camp ! dit Hernandez.

Le docteur Loring trébucha presque sous l’affront. Puis il se tourna et gagna la porte d’un pas rapide. Après un instant de silence, Hernandez s’ébroua, alluma une cigarette et me regarda.

— Alors ? dit-il.

— Alors quoi ?

— Qu’est-ce que vous attendez ?

— C’est fini ? Bouclé ? Kaput ?

— Dis-lui, Bernie.

— Bien sûr que c’est fini, dit Ohls. J’étais tout prêt à l’interroger. Wade ne s’est pas tué. Il avait la cervelle, trop imbibée de gnôle. Mais comme je te l’ai dit, où était le mobile ? La lettre contenant les aveux de sa femme peut présenter des lacunes, mais dans l’ensemble, elle résume assez bien l’affaire. Par exemple, il y a une question que tu as oublié de poser à Spencer : Wade possédait-il un Mauser ? J’ai déjà éclairci la chose au téléphone ce matin avec Spencer. Il avait un petit Mauser automatique. Ce qui m’épate, c’est que ce bougre de petit Mexicain en savait presque aussi long que nous sur toute l’histoire. En tout cas, si cette fille en a jamais pincé pour quelqu’un, ce n’était pas pour son mari. Tu me suis ?

Je ne répondis pas.

— T’as bien failli te l’envoyer, hein ?

Je restai toujours silencieux. Ohls et Hernandez échangèrent un sourire amer.

— Faut pas nous prendre pour des minus, dit Ohls. Ta démonstration a peut-être foutu par terre le point de vue de Candy, mais je suis bien tranquille qu’elle s’est mise à poil devant toi. D’ailleurs, Wade ne l’a jamais jetée en bas des escaliers. C’était un accident. Elle a trébuché et Wade a essayé de la rattraper. C’est encore par Candy qu’on a appris ça.

— Tout ça ne me dit pas pourquoi elle tenait tellement à m’avoir sur place.

— Je ne vois guère qu’une raison ; elle voulait te tirer les vers du nez, savoir ce que Terry Lennox avait pu te confier. Et s’il lui fallait un pigeon, elle t’avait sous la main. On peut dire qu’elle les a collectionnés, les pigeons.

Tu crois qu’elle en savait si long que ça ?

Ohls cassa une cigarette en deux et se mit à en suçoter une moitié. Il colla l’autre derrière son oreille.

— En plus de ça, elle avait envie d’un homme, d’un vrai, d’un type costaud pour lui faire éprouver des sensations et retrouver son rêve.

— Je ne marche pas, dis-je. Elle ne pouvais pas me blairer.

— Naturellement, dit Hernandez d’un ton sec, vous l’aviez envoyée promener. Et comme si ça ne suffisait pas, vous lui avez servi toute l’histoire devant Spencer.

— Comme psychologues, vous vous posez un peu là, dis-je. Alors, je peux me barrer maintenant ?

— Qu’est-ce qu’il y a encore qui vous tracasse ? demanda Hernandez en faisant claquer un élastique.

— Rien ne me tracasse. L’affaire est morte, la fille est morte, ils sont tous morts. Il n’y a plus qu’à rentrer chez soi et oublier que c’est seulement arrivé. Ce que je vais faire de ce pas.

Ohls prit la moitié de cigarette perchée sur son oreille, la regarda comme s’il se demandait comment elle était venue là et la jeta par-dessus son épaule.

— De quoi vous plaignez-vous ? lança Hernandez. S’il lui était resté un pétard sous la main, vous étiez bon pour rejoindre les autres.

— Et nous, dit Ohls, pour rappliquer là-bas une fois de plus.

— C’est ça, dis-je. Et elle vous aurait encore bâti un scénario de derrière les fagots. Enfin, ce matin, vous avez des aveux écrits, des aveux complets. Vous ne me les avez pas laissé lire, mais je suppose que le D.A. n’aurait pas été convoqué si ç’avait été une lettre d’amour.

— Vous tenez à lire ces élucubrations ? dit Hernandez. Allez-y, ne vous gênez pas. Il faut que je descende dans le hall.

Il se leva, ouvrit un tiroir et en sortit un classeur qu’il posa sur son bureau.

— Il y a cinq photostats là-dedans, Marlowe. Et surtout que je ne vous prenne pas à les regarder.

Il alla vers la porte, puis tourna la tête et dit à Ohls :

— Tu viens voir Peshorek avec moi ?

Ohls acquiesça et le suivit. Une fois seul dans le bureau, j’ouvris le classeur et examinai les photostats blancs sur fond noir. Puis en feuilletant les bords, je les comptai. Il y en avait six, chacun de plusieurs pages agrafées ensemble. J’en pris un, le roulai et le glissai dans ma poche. Puis je me mis à lire le suivant sur la pile. Quand j’eus fini, je me carrai dans le fauteuil et attendis. Dix minutes plus tard, Hernandez revint seul. Il s’assit derrière son bureau, ferma le dossier des photostats et le remit dans son tiroir. Puis il leva les yeux sur moi et me regarda d’un air inexpressif.

— Satisfait ?

— Lawford sait que vous avez ces copies ?

— Pas par moi, ni par Bernie. C’est Bernie qui les a tirées lui-même. Pourquoi ?

Qu’est-ce qui se passera, s’il y en a un qui se perd dans la nature ?

— Ça ne risque pas d’arriver, dit-il avec un petit sourire. Mais si jamais ça se produisait, le bureau du shérif n’y est pour rien. Ils ont tout le matériel de reproduction chez le D.A. aussi.

— Vous ne le portez pas dans votre cœur, le district attorney Springer, hein ?

— Moi ? fit-il d’un air surpris. J’aime tout le monde, même vous. Maintenant, tirez-vous d’ici, j’ai du travail.

Je me levai pour m’en aller.

— Vous portez un pétard sur vous, ces temps-ci ? demanda-t-il soudain.

— Quelquefois.

— Big Willy Magoon en avait deux, lui. Je me demande pourquoi il ne s’en est pas servi.

— Il devait se prendre pour une terreur.

— Peut-être, fit Hernandez.

Il prit un élastique sur son bureau et le tendit entre ses deux pouces. Il augmenta peu à peu l’écart et finalement l’élastique péta avec un bruit sec. Il se mit à se frotter le pouce.

— Il faut jamais trop tirer sur la ficelle, dit-il. Même si elle a l’air solide. À un de ces jours !

Je quittai la pièce et sortis rapidement du bâtiment.