CHAPITRE XXXVI

Je demandai le bureau de Sewell Endicott. On me répondit qu’il était à l’audience et que je ne pourrais le joindre qu’à la fin de l’après-midi. Aurais-je l’obligeance de laisser mon nom ? Non. Je formai ensuite le numéro de la botte de Mendie Menendez sur le Strip. Cette année-là, elle s’appelait « El Tapado », ce qui n’était pas mal trouvé. Entre autres choses, ce mot signifie, en argot hispano-américain : trésor caché. C’était un club très fermé. Personne ne savait très bien ce qui s’y passait, sauf la police des mœurs, les truands et les gens assez riches pour se payer des dîners de trente dollars et en perdre jusqu’à cinquante mille dans la grande pièce du haut. Je tombai d’abord sur une bonne femme qui n’était au courant de rien. Ensuite on me passa un des types du gang à l’accent mexicain.

— Vous voulez parler à M. Menendez ? Qui est à l’appareil ?

— Anonyme, amigo. Affaire personnelle.

— Un momento, por favor.

Il y eut une attente plutôt longuette. Cette fois, j’eus affaire à un dur. Il donnait l’impression de parler par la meurtrière d’une voiture blindée.

— J’écoute. Qui est là ?

— Marlowe.

— Qui ça, Marlowe ?

— C’est Chik Agostino ?

— Non, c’est pas Chick. Alors, le mot de passe ?

— Va te faire cuire un œuf.

J’entendis un gloussement.

— Quittez pas.

Finalement, une autre voix me dit :

— Salut, minable. Qu’est-ce qui te démange ?

— Tu es seul ?

— Tu peux parler, minable. Je surveillais la répétition des numéros du spectacle.

— Dis donc, pour le clou, tu pourrais te couper la gorge.

— Et si on me bissait ? Je rigolai, il rigola.

— Tu t’es tenu peinard ? demanda-t-il.

— On ne t’a pas dit ? Je suis devenu le copain d’un autre type qui s’est suicidé aussi. D’ici qu’on m’appelle le « Baiser de la Mort »…

— C’est marrant, hein ?

— Non, c’est pas marrant. Ah ! et l’autre jour, j’ai pris le thé avec Harlan Potter.

— Tu te lances ! Moi, j’en bois jamais.

— Il a dit qu’il fallait que tu sois gentil avec moi.

— Je l’ai jamais vu, ce gars-là. Et c’est pas demain que je ferai sa connaissance.

— Oui, mais tu sais qu’il a le bras long et pas qu’un peu ! Tout ce que je veux, c’est un petit tuyau, Mendie. Sur un nommé Paul Marston.

— Connais pas.

— Tu as dit ça trop vite. Paul Marston, c’était le nom qu’avait pris Terry Lennox à New York, avant de venir dans l’ouest.

— Et alors ?

— On a vérifié ses empreintes dans les dossiers du F.B.I. Rien. Autrement dit, il n’a jamais mis les pieds dans l’armée.

— Et alors ?

— Il faut te faire un dessin ? Ou bien ton histoire de trou d’obus était du bidon, ou ça s’est passé ailleurs.

— Je ne t’ai pas dit où ça s’était passé, minable. Écoute-moi bien. Oublie tout ça, veux-tu ? Je te l’ai déjà dit, ça doit suffire.

— Mais oui, dis-je. Je fais quelque chose qui te dérange et je me retrouve au fond de la flotte avec un pavé au cou. N’essaie pas de me faire peur, Mendie. Je connais la musique. T’as jamais été en Angleterre ?

— Fais gaffe, minable. Un type peut s’attirer des histoires dans ce patelin. Et même un gros malabar comme Big Willie Magoon. Jette un œil sur les journaux du soir.

— Qu’est-ce qui lui est arrivé, à Magoon ?

— Je te l’ai dit, il s’est attiré une histoire. Paraît que Magoon a essayé d’emmerder quatre types dans une voiture arrêtée juste devant lui. Des gars qui avaient fait sauter leur plaque minéralogique, histoire de rigoler. Enfin, Magoon lui, il rigole pas. Avec ses deux bras dans le plâtre, sa mâchoire recousue en trois endroits et une jambe en extension. Il la ramène plus, Magoon. Ça pourrait t’arriver.

— Il t’embêtait, hein ? Je l’ai vu un jour sonner ton petit copain Chick devant chez Victor. Veux-tu que je raconte ça à un de mes amis au bureau du shérif ?

— Je te le conseille, minable, dit-il lentement. Je te le conseille.

— En même temps, je lui dirai que je venais juste de boire un verre avec la fille de Harlan Potter. Ça pourrait faire un témoignage, non ? Tu comptes l’estourbir aussi ?

— Écoute-moi bien, minable…

— As-tu été en Angleterre, Mendie ? Toi, Randy Starr et Paul Marston, ou Terry Lennox, ou qui tu voudras. Dans l’armée anglaise peut-être ? T’avais un petit racket à Soho, puis tu as eu chaud aux miches et tu t’es dit que tu les rafraîchirais dans l’armée.

— Écoute-moi, Marlowe. Terry était un pote et moi aussi je suis comme toi : j’ai du sentiment. Je veux bien te dire une chose : c’était dans un commando, un commando anglais ; ça s’est passé en Norvège, dans une petite île près de la côte, en novembre 42. Maintenant, est-ce que tu vas te tenir tranquille ? Et mettre tes méninges en chômage ?

— Merci, Mendie. Compte sur moi. Je serai muet comme la tombe. Je ne raconterai ça qu’aux gens que je connais.

— Achète-toi le journal, minable. Lis et rappelle-toi. Big Willie Magoon, corrigé juste devant chez lui. Bon Dieu ! Il a dû en faire une gueule, quand il est revenu du billard !

Il raccrocha. Je descendis et allai m’acheter un journal. Menendez n’avait pas exagéré. Il y avait une photo de Big Willie Magoon sur son lit d’hôpital. On distinguait la moitié de sa figure et un œil. Tout le reste, c’étaient des pansements. Sérieusement, mais non gravement atteint. Les types avaient bien calculé la dose. Après tout, c’était un flic. Dans notre patelin, les truands ne tuent pas les flics. Ils laissent ça à la jeunesse délinquante.

Je restai là à ruminer un moment, puis je fis le numéro de l’Agence Carné et demandai George Peters. Il était sorti. Je laissai mon nom et dis que c’était urgent. On l’attendait vers cinq heures et demie. Je me rendis ensuite à la bibliothèque publique d’Hollywood et, après être passé au bureau des renseignements, trouvai ce que je cherchais dans un petit bouquin relié en rouge publié en Angleterre. Je pris note de ce qui m’intéressait et rentrai chez moi.

À six heures moins vingt, George Peters m’appela. Nous échangeâmes des plaisanteries et des condoléances.

— Tu t’es encore fourré dans le pétrin, à ce que je vois, dit-il, jovial. Pourquoi n’essaierais-tu pas un petit boulot tranquille : embaumeur, par exemple.

— C’est trop long à apprendre. Écoute, je voudrais devenir client de ta maison, si ça ne coûte pas trop cher.

— Ça dépend de ce que tu veux, mon vieux. Et de toute façon, il faudra en parler à Carné.

— Non.

— Dis toujours.

— Londres est plein de types qui font le même boulot que moi, mais je n’en connais pas un. Si je choisis au hasard, j’ai toutes les chances de me faire escroquer. Vous, vous avez des accointances là-bas. Il me faut un renseignement qui ne doit pas être bien difficile à obtenir, mais il me le faut vite. Avant la fin de la semaine prochaine.

— Crache.

— Je veux être renseigné sur les états de service de Terry Lennox ou Paul Marston, un de ces deux noms. Il était dans les commandos là-bas. Il a été blessé et fait prisonnier en novembre 42 au cours d’un raid sur une île norvégienne. Je veux savoir dans quelle unité il était et ce qui lui est arrivé. Tout ça doit être consigné au ministère de la Guerre. Je ne pense pas que ce soit confidentiel. Disons que c’est pour une question d’héritage.

— Tu n’as pas besoin d’un privé pour trouver ça. Tu n’as qu’à leur écrire.

— Tu te fous de moi, George ? Ils me répondront dans trois mois. J’en ai besoin dans cinq jours.

— Oui, bien sûr, vieux. C’est tout ?

— Encore une chose. Tous les dossiers de ces types-là sont conservés dans une botte qu’ils appellent Somerset House. Je voudrais savoir si son nom y figure sous une rubrique quelconque, naissance, mariage, naturalisation, n’importe quoi.

— Et si on n’y trouve pas les noms en question ?

— Alors je suis baisé. Mais dans le cas contraire, je veux des copies légalisées de tout ce que pourra trouver ton bonhomme. Combien vas-tu m’extorquer ?

— Il faudra que je demande à Carné. S’il me laisse l’affaire, et que tu es d’accord pour ne pas révéler la coupure, disons trois cents dollars. Là-bas, le type avec ses frais nous réclamera dans les cinquante dollars au maximum, mais Carné ne constitue pas de dossier à moins de deux cent cinquante.

Et nous raccrochâmes.

Un moment plus tard, Peters me rappela et me donna son accord, à condition bien entendu que le nom de l’Agence Carné restât complètement en dehors de mes problèmes. Il m’annonça qu’il allait écrire le soir même par avion à Londres.