CHAPITRE XVI

Au fond de Sepulveda Canyon, un peu en retrait de la route se dressait un portail peint en jaune. La barrière était ouverte. Un panneau annonçait : ROUTE PRIVÉE — ENTRÉE INTERDITE. L’air était chaud, immobile et chargé du parfum des eucalyptus. J’engageai ma voiture dans l’allée caillouteuse, franchis une élévation de terrain et redescendis en pente douce dans un vallon ombragé. La route s’achevait devant moi en boucle autour d’une pelouse bordée de pierres blanchies à la chaux. Sur la gauche, s’étendait une piscine vide – vraiment rien n’a l’air plus vide qu’une piscine vide. J’arrivai à la boucle terminale et m’arrêtai devant une villa en bois de pin dont la façade s’ornait d’un large fronton. Un écran de toile métallique protégeait la porte d’entrée. De grosses mouches noires y somnolaient. Sous les chênes-verts étaient disséminés des petits pavillons rustiques qui semblaient depuis longtemps désaffectés. Je coupai le contact et restai assis à écouter, les mains sur le volant. On n’entendait pas un bruit. Le coin aurait pu paraître aussi mort que les ruines de Pompéi, si les portes derrière l’écran métallique n’avaient été ouvertes. Au bout d’un moment, je crus que quelque chose bougeait dans la pénombre de la pièce par-derrière. Puis j’entendis un sifflement léger et une silhouette d’homme se profila derrière le grillage.

L’écran s’ouvrit et le personnage descendit les marches du perron. Le spectacle valait le coup d’œil. Il arborait un large chapeau noir de gaucho avec la jugulaire sous le menton, une chemise de soie blanche largement échancrée, avec des manches bouffantes et une écharpe à franges noires artistement nouée autour du cou. Un pantalon noir collant fendu sur le côté avec un laçage de fils d’or, et une large ceinture noire complétaient son accoutrement. Il était chaussé d’escarpins vernis. Il s’arrêta au pied des marches et me regarda sans cesser de siffler. Il avait l’air souple comme un jonc. Ses traits étaient délicats et pourtant sans mollesse. Il avait des yeux gris pâle, les plus grands et les plus vides que j’eusse jamais vus, sous de longs cils soyeux. Sa peau était de cette pâleur contre laquelle le soleil le plus violent ne peut rien.

Il prit une pose étudiée, la main gauche sur la hanche et la droite gracieusement tendue en l’air.

— Bonjour, fit-il. Quel temps exquis, n’est-ce pas ?

— Il fait plutôt une chaleur à crever, oui.

— Moi j’aime ça, fit-il d’un ton définitif qui coupait court à toute discussion.

Il s’assit sur une marche, sortit de je ne sais où une immense lime à ongles et commença à s’affûter les ongles. Vous venez de la banque ? demanda-t-il sans lever les yeux.

— Je cherche le docteur Verringer.

Il cessa son manège et son regard se perdit dans le vague.

— Qui ça ? demanda-t-il avec la plus parfaite indifférence.

— C’est le propriétaire. Comme si j’avais besoin de vous le dire ! Pas bavard, hein ?

Il se remit au travail.

— On vous a mal renseigné, cher ami. La propriété appartient à la banque. Ils l’ont fait fermer, ou elle est sous hypothèque, enfin je ne sais pas, moi…

Je descendis de ma voiture, m’appuyai contre la portière brûlante, puis m’en écartai dans l’espoir de trouver un peu d’air frais.

— De quelle banque s’agit-il ?

— Vous ne le savez pas ? Alors, vous n’en venez pas ? Si vous n’en venez pas, vous n’avez rien à faire ici. Vous pouvez filer, mon cher, et vite !

— Il faut que je voie le docteur Verringer.

— La maison est fermée, mon cher. D’ailleurs, c’est écrit sur la pancarte. C’est une route privée. Un gougnafier a dû oublier de fermer la barrière.

— Vous êtes le gardien ?

— Si vous voulez, mais ne me posez plus de questions, mon cher. J’ai un sale caractère.

— Qu’est-ce que vous faites quand vous vous fâchez ? Vous dansez le tango avec les écureuils ?

Il se remit debout avec souplesse, puis il eut un sourire vague.

— Je crois bien que je vais être obligé de vous remettre par la peau du dos dans votre sale petit tacot.

— Plus tard ! Où pourrais-je trouver le docteur Verringer ?

Il glissa sa lime à ongles dans la poche de sa chemise et un nouvel objet apparut dans sa main droite. Un geste vif ; ses phalanges s’étaient armées d’un coup-de-poing américain étincelant. Son visage s’était tendu et une lueur mauvaise brillait au fond de ses yeux troubles. Il marcha sur moi. Je reculai d’un pas pour avoir de la place. Il s’était mis à siffler, mais sur un registre suraigu.

— Pas la peine de se battre, lui dis-je. Il n’y a vraiment pas de quoi. Et vous risqueriez de faire craquer ce ravissant pantalon.

Rapide comme l’éclair, il me bondit dessus en souplesse et sa main gauche jaillit comme un ressort. J’esquivai le coup de justesse en rejetant la tête en arrière, mais il visait mon poignet droit et réussit à le saisir. Il avait des doigts de fer. Il me fit perdre l’équilibre et son poing cerclé d’acier s’abattit avec une vitesse foudroyante. Un coup sur l’occiput avec cet engin, et je faisais miaou. Je me laissai plonger en avant, bloquai son pied gauche au vol, empoignai sa chemise et l’entendis se déchirer. Je sentis un choc brutal à la nuque, mais ce n’était pas le métal. Je boulai sur l’épaule et il bascula de côté. Je retrouvais à peine mon équilibre qu’il était déjà debout. Il riait de toutes ses dents. Il bichait visiblement. De nouveau, il bondit sur moi comme un chat.

Une voix mâle et impérieuse hurla quelque part :

— Earl ! Arrête tout de suite. Tout de suite, tu m’en tends ?

Le cow-boy à la gomme s’immobilisa, une sorte de sourire déçu figé sur ses lèvres. Puis d’un geste preste, il fit disparaître le coup-de-poing métallique dans sa large ceinture. Je me retournai et aperçus un solide gaillard en chemise hawaïenne à fleurs qui accourait par une allée en agitant les bras. Il arriva un peu essoufflé.

— Tu es fou, Earl !

— Faut pas dire ça, doc, dit Earl doucement.

Puis il sourit, se détourna et alla se rasseoir sur les marches du perron. Il ôta son grand chapeau, sortit un peigne de sa poche et se mit à coiffer son épaisse toison noire d’un air absent. L’instant d’après, il s’était remis à siffloter.

Le gros homme en chemise voyante et moi, nous nous dévisageâmes.

— Qu’est-ce qui se passe ici ? grogna-t-il. Qui êtes-vous, monsieur ?

— Je m’appelle Marlowe. Je voulais voir le docteur Verringer. Le phénomène que vous appelez Earl voulait s’amuser… La chaleur, probablement.

— Je suis le docteur Verringer, dit-il avec dignité. (Il tourna la tête.) Rentre à la maison, Earl.

Earl se leva avec lenteur, contempla le docteur Verringer d’un air pensif, puis monta les marches et disparut derrière l’écran en réveillant un essaim de mouches.

— Marlowe ? (Le docteur Verringer était de nouveau tout à moi.) Et que puis-je faire pour vous, monsieur Marlowe ?

— Earl m’a dit que la maison était fermée.

— C’est exact. J’attends que certaines formalités soient remplies avant de déménager. Earl et moi sommes seuls ici.

— Je suis bien déçu, dis-je en prenant l’air effectivement déçu. Je pensais trouver chez vous un nommé Wade.

Il haussa une paire de sourcils qui n’auraient pas manqué d’intéresser un fabricant de brosses.

— Wade ? Ça me dit vaguement quelque chose… C’est un nom assez répandu… Mais pourquoi serait-il chez moi ?

— Pour faire une cure.

Il fronça les sourcils. Avec des sourcils pareils, ça faisait toujours son petit effet.

— Je suis médecin, monsieur, mais je n’exerce plus depuis longtemps. À quel genre de cure faites-vous allusion ?

— Ce type est un soûlographe. Il perd les pédales de temps en temps et il disparaît. Quelquefois, il revient chez lui de lui-même, quelquefois, on le ramène. Et d’autres fois, c’est toute une affaire de le retrouver. (Je sortis une de mes cartes et la lui tendis. Il la consulta sans plaisir.) Dites donc, il est dérangé, votre Earl ? lui demandai-je. Il se prend pour Valentino, ou quoi ?

Il recommença ses effets de sourcils. C’était fascinant.

— Earl est inoffensif, monsieur Marlowe, dit-il en haussant les épaules. Peut-être quelquefois vit-il dans un… monde imaginaire, disons.

— C’est un point de vue, docteur. Personnellement, je trouve qu’il y va un peu fort.

— Allons allons, monsieur Marlowe, vous exagérez sûrement. Earl aime se déguiser. Il est très puéril à cet égard.

— Vous voulez dire qu’il est cinglé, dis-je. C’est quelque chose comme une maison de santé ici, non ? Ou du moins, c’en était une ?

— Certainement pas. Quand elle était ouverte, c’était une colonie d’artistes. Je leur fournissais la pension, quelques distractions et surtout le repos. À un prix très modéré d’ailleurs. Les artistes, vous le savez sans doute, sont rarement riches. J’en ai retiré bien des satisfactions… tant que ça a duré.

Il avait pris un air désolé.

— Je suis au courant, dis-je. C’est dans le dossier. De même que le suicide qui a eu lieu ici, il y a quelque temps. Une histoire de came, n’est-ce pas ?

Il se hérissa brusquement :

— Quel dossier ? fit-il d’un ton sec.

— Nous avons un dossier sur ce que nous appelons les cages à dingues, docteur. Les petits établissements privés où sont traités les alcooliques, les drogués et les cas de folie douce.

— Les maisons de ce genre doivent être reconnues par les autorités judiciaires, répliqua le docteur Verringer d’un ton hargneux.

— D’accord. En théorie, du moins. Quelquefois, ils oublient ce petit détail.

Il se cambra. Il ne manquait pas de dignité.

— Cette insinuation est insultante, monsieur Marlowe. Je ne vois pas du tout pourquoi mon nom serait sur la liste dont vous parlez. Je vous prie de vous retirer.

— Revenons à Wade. Pourrait-il être ici sous un autre nom ?

— Nous sommes seuls ici, Earl et moi, je vous le répète. Et maintenant, si vous voulez m’excuser…

— J’aimerais bien jeter un coup d’œil.

Quelquefois, on arrive à les mettre dans un tel état qu’ils se trahissent, mais pas Verringer. Il ne perdit pas un atome de sa dignité. Je me tournai vers la maison. Il s’en élevait des bribes de musique, de musique de danse et, à peine perceptibles, des claquements de doigts.

— Je parie qu’il est en train de danser, dis-je. Un tango. Je vous parie qu’il danse tout seul. Vous parlez d’un môme !

— Allez-vous partir, monsieur Marlowe, ou faut-il que je demande à Earl de m’aider à vous mettre dehors ?

— Ça va, je m’en vais. Sans rancune, docteur. Il n’y avait que deux noms commençant par V, et vous me paraissiez le plus intéressant. C’est le seul indice que nous ayons. Docteur V. Il a gribouillé ça sur un bout de papier avant de partir. Docteur V.

— Il doit y en avoir des douzaines, dit le docteur Verringer calmement.

— D’accord, mais pas dans notre dossier sur les cages à dingues. Enfin, merci tout de même, docteur.

— J’ai eu tort de me fâcher, monsieur Marlowe. Il est certain que, dans votre métier, vous êtes souvent forcé de vous montrer un peu indiscret.

Je mis le contact.

— Au revoir, docteur, dis-je.

Il me tendit la main. Elle était moite, mais ferme.

— Au revoir, monsieur Marlowe. Je démarrai et redescendis l’allée caillouteuse par laquelle j’étais venu.