CHAPITRE VIII
L’officier de service de nuit était un homme cynique, compétent, usé. Mon tour venu, j’arrivai devant son bureau.
— Alors à toi. Tiens-toi droit. Rentre le ventre. Rentre le menton. Bombe le torse. La tête droite. Regarde devant toi. Tourne à gauche. Tourne à droite. Reviens de face. Les mains en avant. Les paumes dehors. Les paumes dedans. Remonte tes manches. Pas de cicatrice visible. Cheveux noirs, grisonnants par places, yeux marron, un mètre quatre-vingts. Poids quatre-vingts kilos. Nom : Philip Marlowe. Métier : détective privé… Tiens, tiens, content de vous voir, Marlowe. Ce sera tout. Au suivant…
Le troisième jour, un gardien entra dans ma cellule dans le courant de la matinée.
— Votre avocat est ici. Éteignez ce mégot… Pas par terre.
Je jetai ma cigarette dans la cuvette des cabinets. Il me conduisit au parloir. Un grand type brun et pâle était debout devant la fenêtre. Une épaisse serviette de cuir était posée sur la table. Il se retourna et attendit que la porte fut refermée. Puis il s’assit près de sa serviette à l’extrémité d’une table de chêne qui datait du déluge. Et encore, Noé devait l’avoir achetée d’occasion ! L’avocat ouvrit un étui à cigarettes d’argent, le posa devant lui et leva les yeux vers moi.
— Asseyez-vous, Marlowe. Cigarette ? Je m’appelle Endicott. Sewell Endicott. Quelqu’un m’a chargé de votre défense. Ça ne vous coûtera rien. Je suppose que vous aimeriez sortir d’ici.
Je m’assis et pris une cigarette. Il me tendit son briquet.
— Qui vous envoie, au juste ?
— Je ne suis pas autorisé à vous le dire. Si vous m’acceptez comme avocat, il ne sera pas question d’honoraires.
Il jeta un coup d’œil à sa montre-bracelet d’un air pincé.
— Voulez-vous être libéré sous caution ou non ?
— Réflexion faite, non merci. Un type libéré sous caution est déjà à moitié coupable, aux yeux du public.
— Mais, c’est ridicule ! dit-il d’un ton impatient.
— D’accord, c’est ridicule. Je suis ridicule. Autrement, je ne serais pas ici. Si vous êtes en rapport avec Lennox, dites-lui de ne pas s’en faire pour moi. Je ne suis pas ici à cause de lui, mais à cause de moi.
— Je vois, dit-il. Mais je vous signale que je ne suis pas en rapport avec Lennox. Je le connais à peine. Si je savais où il était, je serais obligé de le signaler au district attorney.
— Je vais voir venir pendant un ou deux jours, fis-je. S’ils pincent Terry, ils ne se foutront pas mal de la manière dont il a filé. La seule chose qui les intéressera, c’est le numéro de cirque qu’ils pourront faire à l’occasion du procès. Le meurtre de la fille de M. Harlan Potter, ça fera un sacré bruit dans toute la presse. Un type aussi putain que Springer peut passer attorney général avec une affaire pareille. De là à s’asseoir dans le fauteuil du gouverneur et ensuite…
Je n’achevai pas ma phrase. Endicott eut un sourire méprisant.
— Vous n’en savez vraiment pas long sur Harlan Potter, dit-il.
— Et s’ils n’attrapent pas Lennox, ils ne tiendront pas à savoir comment il a filé, monsieur Endicott. Ils ne demanderont qu’une chose : enterrer toute l’histoire, et vite.
— Vous avez tout prévu, hein, Marlowe ?
— J’ai eu le temps. Tout ce que je sais sur M. Harlan Potter, c’est qu’il vaut dans les cent millions de dollars et qu’il possède neuf ou dix journaux. Comment marche la publicité, au fait ?
— La publicité ? répéta-t-il d’un ton glacial.
— Oui. On n’est pas encore venu m’interviewer. Moi qui espérais avoir la vedette dans les canards avec cette histoire-là, et une flopée de clients à la clef… « Un détective privé emprisonné pour avoir refusé de vendre un copain. »
Il regagna la porte et, la main sur le bouton, se retourna :
— Marlowe, vous m’amusez. Vous avez vraiment un côté puéril. Cent millions de dollars peuvent servir à monter une affaire en épingle, c’est entendu. Mais, employés à bon escient, ils peuvent aussi, mon garçon, l’escamoter complètement !
Il ouvrit la porte et sortit. Un gardien entra et me ramena à la cellule n° 3.
— Vous n’allez pas rester longtemps chez nous si vous avez Endicott, dit-il, jovial, en tournant la clef dans la serrure.