CHAPITRE XX
Une Jaguar surbaissée déboucha juste devant moi d’une route transversale et ralentit dans le virage à flanc de coteau, comme pour éviter de m’inonder de poussière.
J’eus le temps d’entrevoir une écharpe chatoyante et des lunettes noires. Une main me fit un petit signe négligent. Puis la poussière voltigea sur la route mal entretenue, à l’entrée d’Idle Valley, pour aller se déposer sur l’herbe et les buissons déjà grisâtres.
La surface miroitante du lac apparut et je commençai à surveiller les numéros des propriétés. Je n’avais vu la maison des Wade qu’une fois et la nuit. En plein jour, elle me parut moins vaste. L’allée était déjà encombrée de voitures, aussi me garai-je sur le bord de la route et entrai-je à pied.
Un jeune larbin mexicain, très beau gosse en veste blanche, vint m’ouvrir la porte.
— Buenas tardes, señor, fit-il avec un sourire. Su nombre de usted, por favore ?
— Marlowe, dis-je. Tu veux m’en mettre plein la vue, Candy ? On s’est déjà parlé au téléphone, tu te souviens ?
Il sourit et j’entrai. C’était la cocktail-party classique. Tous les gens s’égosillant, personne n’écoutant, tout le monde en train de siroter consciencieusement. Puis Eileen Wade surgit près de moi, dans une espèce de robe bleu pâle qui, je dois le dire, ne l’enlaidissait pas.
— Comme je suis contente que vous ayez pu venir ! dit-elle gravement. Roger voudrait vous voir dans son bureau. Il a horreur des cocktails. Il travaille.
— Au milieu de cette foire ?
— Il n’a jamais l’air de s’en apercevoir. Candy vous apportera à boire… À moins que vous ne préfériez aller au bar…
— C’est ça, dis-je. Je m’excuse pour l’autre soir.
Elle sourit.
— Je crois que vous êtes déjà excusé. Ce n’était rien.
— Que vous dites !
Elle sourit encore, le temps d’incliner la tête, se détourna et s’en alla. Je repérai le bar dans un coin, près d’immenses portes-fenêtres. Je m’efforçai de traverser la pièce sans bousculer les gens quand une voix me lança :
— Oh ! monsieur Marlowe !
Je me retournai et vis Mme Loring assise sur un divan, près d’un bonhomme à l’air pincé, avec des lorgnons et une tache noirâtre sur le menton qui pouvait à la rigueur passer pour un bouc. Un verre à la main, elle avait l’air de se raser ferme. Les bras croisés, son voisin fronça les sourcils. Je m’approchai. Elle me sourit et me tendit la main.
— Je vous présente mon mari, le docteur Loring. M. Philip Marlowe, Edward.
Le type au bouc m’accorda un bref coup d’œil et un signe de tête plus bref encore.
— Edward est très fatigué, dit Linda Loring. Edward est toujours très fatigué.
Les docteurs le sont bien souvent, dis-je. Puis-je vous apporter à boire, madame Loring ? Ou à vous, docteur ?
— Elle a déjà assez bu, dit Loring sans nous regarder. Moi, je ne bois pas. Plus je vois de gens qui le font, plus je suis content de m’abstenir.
Je pris la tangente et la direction du bar par la même occasion. En compagnie de son mari, Linda Loring semblait bien changée. Il y avait une sorte d’ironie agressive dans sa voix qu’elle n’avait pas eue avec moi, même quand elle était en colère.
Candy était derrière le bar. Il me demanda ce qu’il fallait me servir.
— Rien pour le moment, merci. M. Wade voudrait me voir.
— Es muy occupado, señor. Très occupé.
Je n’eus pas l’impression que Candy allait me plaire. Sur un coup d’œil que je lui lançai, il ajouta :
— Mais je vais voir. De pronto.
Il se faufila habilement au milieu de la foule et revint presque aussitôt.
— Ça va, mon gars, allons-y ! dit-il avec entrain.
Je le suivis à travers la pièce que nous traversâmes dans toute sa longueur. Il ouvrit une porte, me fit passer, la referma et le brouhaha diminua considérablement. Puis il me fit entrer dans une grande pièce avec des portes-fenêtres donnant sur des rosiers en fleur à travers lesquels on apercevait le lac. Wade était allongé sur un long divan de cuir fauve. Sur un vaste bureau de chêne cérusé se trouvait une machine à écrire à côté d’une pile de papier jaune.
— Gentil d’être venu, Marlowe, dit-il paresseusement. Casez-vous quelque part. Vous avez déjà bu ?
— Non.
Il semblait encore un peu pâle et fripé.
— Comment va le travail ?
— Très bien, mais je me fatigue trop vite. Quand je pense qu’une cuite de quatre jours vous met dans un tel état… (Il se passa la main sur le front.) Je suis au régime sec et ça me dégoûte. Et tous ces types en train de siroter me dégoûtent. À la pensée d’aller faire des politesses à tous ces cons, je suis absolument écœuré. Ils savent tous que je suis alcoolique et se demandent ce que je cherche à oublier quand je me cuite.
— D’après ce que j’ai compris, ça date d’il y a assez peu de temps ?
Ça a empiré simplement, mais j’ai toujours picolé ferme. Quand on est jeune, et en pleine forme, ça n’a pas grande importance, mais quand on approche de quarante piges, le système commence à se détraquer.
Je me renversai dans mon fauteuil et allumai une cigarette.
— Pourquoi vouliez-vous me voir ?
Il sourit et ébouriffa ses cheveux bouclés. Puis il se désigna d’un index vengeur.
— Regardez-moi, Marlowe, je suis un pauvre type. Tous les écrivains sont des faisans et je suis le plus faisan de tous. J’ai écrit douze best-sellers et si jamais je finis ce paquet d’insanités sur le bureau, ça en fera probablement treize. Je suis un maquereau ou une putain de la littérature, comme vous voudrez. Pourri jusqu’à la moelle. Alors, qu’est-ce que vous pouvez faire pour moi ?
— Je me le demande.
— Pourquoi ne vous fichez-vous pas en boule ?
— Aucune raison. Je vous écoute vous traîner vous-même dans la merde. Ce n’est pas drôle, mais ça ne me froisse pas.
Il eut un rire bruyant.
— Vous me plaisez, dit-il. Si on buvait un coup ?
— Pas ici, mon vieux, pas en tête à tête. Je ne tiens pas à vous voir siffler le premier verre. Personne ne serait fichu de vous arrêter et, d’ailleurs, personne n’essayerait. Mais ne comptez pas sur moi pour vous encourager.
Il se leva.
— On n’est pas forcés de boire ici, dit-il. Allons jeter un coup d’œil à cette bande d’abrutis qu’on se croit obligé de fréquenter quand on gagne assez de fric.
— Écoutez, dis-je, ça va, bouclez-la. Ils sont comme tout le monde.
Eux ? dit-il. La crème du comté ? Ils sont encore pires qu’une équipe de camionneurs bourrés de mauvais whisky.
— Bouclez-la, répétai-je. Vous voulez vous noircir, noircissez-vous. Mais foutez la paix à ces gens qui, eux, peuvent se noircir sans aller coucher dans les bras du docteur Verringer ou perdre les pédales et balancer leur femme au bas d’un escalier.
— C’est vrai, dit-il (et il devint soudain très calme et pensif). Vous venez de passer le test, mon vieux. Si vous veniez habiter ici quelque temps ? Vous pourriez me faire un sacré bien.
— Je ne vois pas comment.
— Moi si. Simplement en étant là. Mille dollars par mois, ça vous intéresse ? Je suis dangereux quand je suis saoul. Je ne veux être ni dangereux ni saoul.
— Je serais incapable de vous arrêter.
— Faites un essai pendant trois mois. Quand j’aurai fini ce foutu bouquin, je filerai d’ici. J’irai me mettre au vert en Suisse, par exemple.
— Le bouquin ? Vous avez tellement besoin du fric ?
— Non, il faut simplement que je finisse ce que j’ai commencé, sinon je suis flambé. Je vous demande ça comme à un ami. Vous avez fait bien plus pour Lennox.
Je me levai, m’approchai de lui et le regardai d’un œil dur.
— C’est à cause de moi qu’il est mort, monsieur. À cause de moi.
— Allons donc ! Pas de sensiblerie, Marlowe.
Sensiblerie, dis-je, ou sensibilité ?
Il recula d’un pas et se cogna au bord du divan, mais sans perdre l’équilibre.
— Vous m’emmerdez, Marlowe, dit-il d’une voix paisible. Remarquez que je ne vous en veux pas. J’ai besoin de savoir quelque chose. Il faut que je le sache. Vous ne savez pas ce que c’est et je ne suis pas sûr de le savoir moi-même. Mais il y a un fait certain, c’est que ce quelque chose existe et je veux le savoir.
— À propos de qui ? Votre femme ?
Il eut une moue dubitative.
— Je crois que c’est à propos de moi, dit-il. Allons boire ce verre.
Il gagna la porte, l’ouvrit et nous sortîmes.
S’il avait essayé de me mettre mal à l’aise, il pouvait se vanter d’avoir réussi.