CHAPITRE XXIV

Je m’arrêtai devant la porte d’Eileen pour écouter. N’entendant pas le moindre bruit, je m’abstins de frapper. Si elle voulait savoir dans quel état était Wade, elle n’avait qu’à se déranger.

En bas, le living-room vide était resté illuminé. J’éteignis toutes les lampes sauf une et me rendis dans le bureau. La machine à écrire était à moitié submergée sous un amas, de feuillets jaunes éparpillés.

Je commençai par m’asseoir dans son fauteuil, à côté du téléphone, pour examiner les lieux. Je voulais savoir comment il s’était fendu le crâne. Je fis pivoter le fauteuil tournant et me renversai en arrière. En forçant le mouvement, j’aurais pu à la rigueur heurter de la tête l’angle du bureau. J’humectai mon mouchoir pour en frotter le bois. Pas la moindre trace de sang. Je me levai pour allumer le plafonnier. J’aperçus alors dans un coin une corbeille à papier métallique, à angles droits, couchée contre le mur et dont le contenu s’était à moitié vidé sur le plancher. J’en essuyai les coins tranchants avec mon mouchoir. Cette fois une tache rougeâtre se déposa sur le tissu blanc. Donc, pas de mystère. Wade en se renversant en arrière s’était abattu sur l’angle de sa corbeille à papier, s’était relevé et d’un coup de pied avait expédié cette saloperie d’engin au fond de la pièce. Premier point acquis.

Sur une table basse, devant le divan, étaient posés une bouteille de whisky vide, une autre aux trois quarts pleine, une cruche d’eau et un bol d’argent plein de glace fondue. Je conclus qu’après sa chute il avait dû s’octroyer un verre supplémentaire et, s’apercevant ensuite que le téléphone était toujours décroché, était venu le reposer sur son support sans bien se souvenir de ce qu’il avait pu en faire. Là-dessus, il avait dû sortir en titubant de la maison pour aller s’écrouler au fond du jardin où je l’avais trouvé. Bien.

Que pouvait faire sa femme dans ces conditions ? Pour une raison ou pour une autre, elle ne voulait pas intervenir. La domesticité était absente, il ne lui restait donc qu’à téléphoner pour demander de l’aide. Effectivement, elle avait appelé quelqu’un. Elle avait appelé ce bon docteur Loring. J’avais d’abord cru qu’elle lui avait téléphoné après mon arrivée, mais rien ne le prouvait.

À partir de là, je commençais à m’embrouiller. Pourquoi Eileen n’avait-elle pas même eu la curiosité d’aller voir dans quel coin son mari avait échoué ? Comment se faisait-il que je l’avais trouvée en train de fumer tranquillement une cigarette sur le pas de la porte ? Enfin, pendant que Candy et moi montions Wade dans sa chambre, pourquoi s’était-elle enfermée chez elle ? Si elle avait eu vraiment peur, elle n’aurait pas semblé si détachée. D’un autre côté, simplement dégoûtée et remplie d’amertume, elle n’avait aucune raison de s’évanouir. Il fallait chercher l’explication ailleurs. Une autre femme, peut-être, dont elle venait d’apprendre l’existence. Linda Loring ? En tout cas, c’était l’avis du docteur Loring puisqu’il l’avait affirmé en public.

J’abandonnai l’examen du problème et soulevai le couvercle de la machine à écrire. Les feuillets jaunes que j’étais censé détruire se trouvaient bien là. En fait d’insanités, ça se posait un peu là !

Encore quatre jours pour la pleine lune. Elle fait une tache carrée sur le mur et me regarde comme un gros œil laiteux. Métaphore grotesque. Ah ! les écrivains. Il faut toujours qu’une chose ressemble à une autre. J’ai la cervelle en crème fouettée ; mais la crème a tourné. Encore une métaphore. Ce métier me fait vomir. Je serais mieux dans mon lit, mais il y a une bestiole infecte dessous qui donne des coups de reins dans le sommier. Je me connais ; si elle commence à remuer, je pousserai un hurlement que je serai seul à entendre. Un cri de rêve, un cri de cauchemar. Je n’ai aucune raison d’avoir peur, et je n’ai pas peur, puisqu’il n’y a rien à craindre. Pourtant, je me souviens, une fois, j’ai été me coucher dans mon lit et cette bête ignoble a fait rebondir mon matelas. J’ai eu un orgasme. De toutes les saletés que j’ai pu faire, aucune ne m’a autant dégoûté. Mon verre est vide sur la table. Il faudrait que je m’y prenne à deux mains pour le remplir. Et après ? Je serais encore plus incapable de dormir. Et le monde entier se mettra à gémir dans l’horreur de mes nerfs torturés. Bien torché, hein, Wade ? À la fin, il ne reste plus qu’à appeler Verringer. Très bien, Verringer, j’arrive. Mais il n’y a plus de Verringer. Il est parti pour Cuba où il est mort. Son pédé l’a tué. Pauvre vieux Verringer. Quel destin ! Mourir au lit de la main d’une tante !

La lune s’est voilée maintenant, mais je repose mon verre doucement, très doucement, comme une gerbe de roses dans un vase de cristal. Les roses hochent leurs têtes emperlées de rosée. Peut-être suis-je une rose. Bon Dieu, ce n’est pas la rosée qui me manque. Je suis monté chez moi, monté et redescendu. Je n’aime pas ma chambre. L’altitude me fait battre le cœur.

Elle était endormie sur le côté, sans un bruit, les genoux repliés. Trop tranquille. On entend toujours quelqu’un dormir. Peut-être ne dort-elle pas, peut-être essaye-t-elle simplement. Si je m’approchais, je le saurais, mais je pourrais tomber. Un de ses yeux s’est ouvert. Illusion ? Elle m’a regardé. Encore illusion ? Non, elle se serait assise et aurait dit : Vous êtes malade, chéri ? Oui, je suis malade, chérie. Mais n’y pensez pas, chérie, car cette maladie est la mienne et non la vôtre. Continuez à dormir, calme et belle, et ne vous souvenez jamais. Rien ne doit vous effleurer venant de moi, qui soit triste, gris et laid. Tu es lamentable, Wade. Trois adjectifs… Tu écris comme un cochon.

J’ai donné trop d’argent à Candy. Erreur. J’aurais dû commencer avec un sac de cacahuètes, puis ensuite une banane, et ainsi de suite. Maintenant, il pourrait vivre au Mexique pendant un mois, y mener la grande vie. Enfin, tout est peut-être bien ainsi. Peut-être aussi devrais-je tuer ce petit salaud. Un type bien est mort une fois pour moi. Pourquoi pas un cafard en veste blanche ? Oublions Candy. On peut toujours émousser la pointe d’une aiguille. L’autre, je ne l’oublierai jamais. Elle est gravée sur mon foie en lettres de feu. Je devais téléphoner. Je perds les pédales. Je les sens qui sautent, qui sautent, qui sautent… Vite, appeler quelqu’un avant qu’ils me rampent sur la figure. Téléphoner, vite, vite, vite.

Pourquoi me suis-je mis à écrire tout ça ! Qu’est-ce que j’essaye d’oublier ? Téléphoner, téléphoner immédiatement. Ça va mal, mal, très mal…

C’était tout. Je repliai les feuillets en quatre et les glissai dans ma poche intérieure, derrière mon carnet. Puis j’allai ouvrir toute grande la porte-fenêtre et sortis sur la terrasse. Le clair de lune était gâché, mais c’était l’été ; l’été dans Idle Valley, lui, ne peut jamais être complètement gâché. Je restai là à regarder le lac immobile et terne en réfléchissant. Puis j’entendis un coup de feu.