CHAPITRE XXVII
Je rentrai chez moi, me douchai, me rasai, me changeai et commençai à me sentir un peu plus présentable. Je me fis cuire deux œufs, les mangeai, lavai la vaisselle, balayai la cuisine et le perron de l’entrée de service, bourrai une pipe et demandai le service des abonnés absents. Pas une communication pour moi.
C’était ce genre de matinée qui semble ne devoir jamais finir. L’existence m’apparaissait à travers cette brume que distille la gueule de bois. Vers midi, le téléphone sonna. Je trouvai la force d’aller répondre.
— Ici Linda Loring. J’ai appelé votre bureau et le standard m’a dit de faire un essai chez vous. J’aimerais vous voir.
— Pourquoi ?
— Je préférerais vous expliquer ça de vive voix. Vous allez bien à votre bureau de temps à autre ?
— De temps à autre, oui. Il y a du fric à la clef ?
— Je n’avais pas envisagé ce point de vue, mais si vous voulez être payé, je n’y vois pas d’objection. Je peux être à votre bureau dans une heure.
— Au poil !
— Qu’est-ce qui vous arrive ? demanda-t-elle sèchement.
— Cuite. Gueule de bois. Mais je ne suis pas paralysé, je serai là. À moins que vous ne préfériez venir ici ?
— Non, j’aime mieux votre bureau.
— On est pourtant bien tranquille, chez moi. Au fond d’une impasse, pas de vis-à-vis…
— Votre programme ne me séduit pas… Du moins, si je vous comprends bien.
— Personne ne me comprend, madame Loring. Je suis énigmatique. Enfin, ça va, j’arrive ventre à terre.
— Merci beaucoup.
Elle raccrocha. En fait, le trajet me prit un certain temps, car je m’arrêtai en route pour avaler un sandwich et une bière. J’entrai dans mon bureau, ouvris les fenêtres, branchai le timbre d’appel et allai passer la tête par la porte de communication. Elle était déjà là. Assise dans le fauteuil où s’était installé Mendi Menendez.
Je maintins la porte ouverte pour la laisser passer. Une fois dans mon sanctuaire, je laissai la porte se rabattre, lui désignai le fauteuil attitré des clients, et allai m’installer dans le mien.
— Votre établissement n’est pas exactement somptueux, dit-elle. Vous n’avez même pas de secrétaire ?
— C’est une existence sordide, mais j’y suis habitué.
— Et très lucrative, je suppose, dit-elle.
— Oh ! je ne sais pas, ça dépend. Vous voulez voir un portrait de Madison ?
— Un quoi ?
— Un billet de cinq mille dollars. Je l’ai reçu à titre de provision. Il est dans mon coffre.
Je me levai, allai tourner le cadran, ouvris le tiroir intérieur, sortis le billet d’une enveloppe et le posai devant elle. Elle le contempla d’un air légèrement ahuri, le ramassa, le retourna, et le reposa :
— Vous l’avez reçu de Terry, n’est-ce pas ?
— Bon Dieu ! mais vous savez tout, madame Loring !
Elle repoussa le billet sur le bureau, les sourcils froncés.
— Il en avait un. Il le gardait toujours sur lui depuis son second mariage avec Sylvia. Il l’appelait son en-cas. On ne l’a pas retrouvé sur son corps.
Elle reprit brusquement :
— Et qu’est-ce que vous étiez censé faire en échange, monsieur Marlowe ? Pendant ce dernier voyage à Tijuana, il avait tout le temps de parler. Vous m’avez fait clairement comprendre l’autre jour que vous ne croyiez pas à ses aveux. Vous a-t-il donné une liste des amants de sa femme pour vous permettre de retrouver l’assassin dans le tas ?
Je ne répondis pas.
— Et si par hasard le nom de Roger Wade se trouvait sur cette liste ? reprit-elle d’un ton âpre. En admettant que Terry n’ait pas tué sa femme, l’assassin devait être un fou furieux, un irresponsable, ou une brute ivre morte… Est-ce pour cette raison que vous vous êtes transformé en infirmière chez les Wade ?
— Laissez-moi rectifier un ou deux points, madame Loring. Terry m’a peut-être donné ou non ce beau spécimen de gravure officielle. Mais il ne m’a confié aucune liste ni précisé le moindre nom. Il m’a simplement demandé de le conduire à Tijuana, ce dont vous n’avez pas l’air de douter. Si je me suis embringué dans l’histoire Wade, c’est sur la demande d’un éditeur de New York. Il était aux cent coups parce que Wade n’était pas fichu de finir son bouquin. Il s’agissait donc de le mettre au régime sec ou, du moins, d’essayer, et de trouver la raison pour laquelle il se saoule. L’opération suivante consistait tout naturellement à éliminer ladite raison. Ce qui, bien entendu, est peut-être irréalisable.
— Je peux vous dire en trois mots pourquoi il se saoule, fit-elle d’un ton méprisant. C’est à cause de l’anémique poupée blonde à laquelle il est marié.
— Croyez-vous ? dis-je. Elle ne me paraît pas si anémique que ça.
— Vraiment ? C’est passionnant, dit-elle, l’œil flamboyant.
Je ramassai mon portrait de Madison.
— Ne vous énervez pas trop là-dessus, madame Loring. Je ne couche pas avec la jeune personne. Désolé de vous décevoir.
J’allai reboucler le billet dans mon coffre et tournai le cadran.
— Tout bien réfléchi, dit-elle dans mon dos, je doute fort que qui que ce soit couche avec elle.
Je revins m’asseoir sur le coin de mon bureau.
— Vous devenez bien mauvaise langue, madame Loring. Pourquoi ? En pincez-vous pour notre cher ivrogne ?
— Je déteste les remarques de ce genre, dit-elle d’une voix mordante. Je suppose qu’après la scène grotesque qu’a faite mon mari, vous vous croyez le droit de m’insulter ? Non, je n’en pince pas pour Roger Wade comme vous dites. Je n’ai jamais été amoureuse de lui, même quand il ne buvait pas.
J’allai me rasseoir dans mon fauteuil, pris entre mes doigts une boîte d’allumettes et regardai fixement la jeune femme. Elle se mit à contempler sa montre-bracelet.
— Vous êtes étonnants, vous autres, les gens pleins de fric, dis-je. Vous pouvez dire n’importe quoi, faire les réflexions les plus désobligeantes sur les gens et c’est parfait. Si on vous répond sur le même ton, on vous insulte. Bon, mettons les choses au point. N’importe quel ivrogne peut coucher avec une fille plus ou moins facile. Wade est un ivrogne, mais vous n’êtes pas une femme facile. Votre distingué mari n’y a fait allusion que pour mettre un peu d’animation dans une cocktail-party. Parfait. Du coup, vous êtes éliminée. Et il faut trouver une femme facile ailleurs. Si vous êtes venue m’asticoter dans mon bureau, c’est donc que la fille en question vous touche de près et ça n’est pas la peine d’aller chercher bien loin.
Elle resta immobile sans rien dire, les lèvres serrées. Il y eut un long silence.
— On ne peut pas dire que vous ayez perdu votre temps, dit-elle enfin. C’est vraiment commode que cet éditeur ait songé à faire appel à vos services. Alors Terry n’a pas prononcé un nom, pas un seul. Mais après tout, quelle importance, monsieur Marlowe. Votre instinct est infaillible. Puis-je vous demander ce que vous comptez faire maintenant ?
— Rien.
— Vraiment ? Quel talent gâché ! Comment conciliez-vous ça avec les obligations que vous a créées ce portrait de Madison ? Il y a sûrement quelque chose à faire.
— Tout à fait entre nous, dis-je, vous tombez dans les lieux communs. Wade connaissait votre sœur ? Et alors ?
Merci toujours de me l’avoir fait comprendre, mais je m’en doutais un peu. Et après ? Ce n’est jamais qu’un spécimen d’une collection qui devait être assez riche. Restons-en là. Et dites-moi un peu pourquoi vous vouliez me voir. Ce détail a été oublié dans le feu de la discussion, il me semble ?
Elle se leva et, une fois de plus, regarda sa montre.
— Ma voiture est en bas. Consentiriez-vous à venir prendre une tasse de thé chez moi ?
— Allons, dis-je, videz votre sac.
— Vous vous méfiez tellement de moi ? J’ai quelqu’un chez moi qui aimerait faire votre connaissance.
— Votre vieux ?
— Je ne l’appelle pas comme ça, dit-elle calmement.
Je me levai et me penchai par-dessus le bureau.
— Mon petit, vous pouvez être charmante quand vous voulez, dis-je. Sincèrement. Pas d’objection à ce que j’emporte un pétard avec moi ?
— Vous n’avez tout de même pas peur d’un vieil homme ? fit-elle avec un demi-sourire.
— Et pourquoi pas ? Je parierais bien qu’il vous flanque une trouille bleue.
— C’est vrai, oui, dit-elle avec un soupir. J’ai toujours eu peur de lui. Il peut être épouvantable.