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Alice contempla sa moisson : une centaine de grains de blé rouges et luisants. Ils n’avaient pas perdu leur pouvoir de nuisance puisqu’elle avait trouvé deux cadavres de rats desséchés derrière les étagères. Elle disposa les grains dans un bout de tissu qu’elle referma soigneusement et enfouit dans la poche de sa veste. Elle prévoyait de les broyer et, à la première occasion, de verser la poudre dans l’assiette ou dans la boisson du grax. Il venait régulièrement soulager ses pulsions dans le lit d’Alice, des pénétrations brèves, sèches, animales, ce qui ne l’empêchait pas de rôder avec insistance autour de Zoé. Le roulement était maintenant établi. Ils surveillaient à tour de rôle la cour intérieure balayée de temps à autre par des averses de cendres et de neige. À Théo avait échu le début de la nuit jusqu’à minuit, Alice prenait le relais jusqu’à 5 heures, Zoé suivait de 5 heures à 11 heures, le grax se réservait la tranche de 11 heures à 19 heures, la plus longue, affirmait-il (et surtout la plus confortable ; il s’en justifiait en disant qu’il avait passé une grande partie de ses nuits devant la baie vitrée, au point qu’il en était tombé malade, à eux maintenant d’assurer leur part). Il ne transigeait pas avec la vigilance. Malheur à celui ou celle qu’il surprenait en train de somnoler dans le fauteuil. Théo avait été puni d’une grêle de coups de poing, Alice et Zoé d’une gifle bien appuyée. L’obsession sécuritaire du grax était absurde : personne ne pouvait survivre dehors dans de telles conditions, personne ne tenterait de prendre d’assaut le Feu de Dieu. Lorsque quelqu’un contestait ses décisions, il leur rappelait que, sans lui, sans sa prudence, les rôdeurs auraient investi la maison sans leur laisser la moindre possibilité de se défendre. Le froid était descendu de quelques degrés. La sonde extérieure du générateur indiquait moins trente-quatre et, lorsque soufflait le blizzard, la température s’abaissait jusqu’à moins quarante-cinq ou moins cinquante degrés. Alice avait allumé le deuxième poêle dans la grande pièce, appliquant étape par étape le protocole mis au point par Franx. La vitesse à laquelle diminuaient les réserves de bois, de gazole et de nourriture, l’alarmait. Elle avait tenté d’en toucher deux mots au grax, qui l’avait fixée de ses yeux ronds de lémurien avant de déclarer, d’un ton sans réplique, qu’il n’était pas question de se restreindre.

« L’arche n’a de sens que si elle nous permet de traverser la période difficile, avait-elle insisté. Que si nous gérons nos ressources au plus serré… »

Il avait haussé les épaules avant de lancer à Zoé un regard malsain. Après sa veille, Théo dormait jusqu’à 11 heures, puis, malgré le froid, il descendait dans la cave pour s’exercer au maniement de l’arc. Alice, elle, effectuait les vérifications quotidiennes avant de réveiller Zoé et de se recoucher, surmontant sa frayeur amplifiée par le silence. Elle se demandait si elle ne devait pas occulter les soupiraux. Franx s’y serait opposé : l’aération de la cave prévenait les émanations toxiques, la prolifération des germes et le pourrissement des aliments, mais il n’avait peut-être pas pronostiqué un froid aussi terrible. Elle avait ordonné aux enfants de rester le plus possible dans la chaleur des poêles ou sous les couvertures, mais Théo passait toujours autant de temps dans la cave en compagnie des fouines, emberlificoté dans plusieurs couches de vêtements, la tête enfouie sous un passe-montagne, chaussé de bottes après-ski. Elle dormait ensuite jusqu’à 10 heures 15, préparait le déjeuner et tuait l’après-midi en lisant, en raccommodant les vêtements, en fermant les yeux, en essayant, comme Théo, d’entrer en contact avec Franx, sans aucun résultat, en dormant un peu, en calfeutrant les portes et les moindres interstices à l’aide des rubans d’isolation, en écoutant les battements de son cœur. Le grax n’était pas encore passé à l’offensive, comme un félin jouant un long moment avec ses proies avant de les dévorer. Alice profita d’une de ses longues éclipses dans la salle de bains pour broyer les graines empoisonnées dans le moulin mécanique, obtint une poudre rougeâtre assez grossière qu’elle écrasa ensuite dans le mortier de cuivre. Se lavant les mains après chaque manipulation, elle transféra le tout dans une boîte en plastique dont elle referma soigneusement le couvercle. Elle prépara un ragoût que le grax adorait et versa dans son assiette une partie de la poudre qu’elle mélangea à la sauce. Comme il mangeait vers 10 heures 45, avant de prendre son tour de garde, il exigeait que les autres l’accompagnent. Zoé revenait de sa veille les yeux bouffis de sommeil, Théo s’installait en face du grax et ne le quittait pratiquement pas du regard, un défi silencieux qui excitait par instants la fureur du prédateur.

Quand Alice posa son assiette devant Jim, elle crut que le tintamarre de son cœur allait la trahir. Elle se demanda pour la centième fois si elle ne s’était pas trompée, l’épia du coin de l’œil, ne put s’empêcher de trembler lorsqu’il enfourna la première cuillerée. Une grimace fronça les sourcils et le nez du grax. Il marmonna que le ragoût n’était pas comme d’habitude, qu’il y avait un arrière-goût d’amertume, comme du moisi, du pourri. Elle lui assura, d’une voix aussi ferme que possible, qu’elle n’avait pourtant rien changé à ses habitudes.

« Goûte pour voir, toi ! » dit le grax à Zoé.

Alice retint au dernier moment le cri qui jaillissait de ses entrailles.

« Ça va pas, non ? protesta Zoé. Je ne bouffe pas dans l’assiette des autres, moi ! Y a assez de microbes comme ça ! »

Le grax avala plusieurs cuillerées d’affilée en réprimant chaque fois une grimace. Alice avait sans doute forcé la dose. Les épices et les aromates du ragoût ne parvenaient pas à masquer l’amertume de la mort-aux-rats. Il vida cependant son assiette, trop affamé pour faire la fine bouche, essuyant même la sauce avec son pain. Elle ne savait pas si la dose serait suffisante pour le tuer, ni dans combien de temps le poison produirait son effet. Elle lui prépara sa boisson chaude, du café soluble, qu’il emporta avec lui lorsqu’il s’affala dans le fauteuil tiré devant la baie vitrée.

Les premiers effets se manifestèrent environ une heure plus tard. Le grax se plaignit d’un mal au ventre provoqué selon lui par la sauce du ragoût. Alice lui objecta qu’il s’agissait sûrement d’une indigestion et que la douleur passerait vite. Zoé, allongée dans son lit, fixait sa mère d’un air soupçonneux. Théo, lui, s’était déjà sauvé dans la cave. Le grax devint très pâle, se mit à transpirer à grosses gouttes, vomit sur le carrelage, resta un long moment allongé et tremblant sur les dalles. Puis son visage prit une teinte bleuâtre, sa respiration se fit sifflante et, à plusieurs reprises, Alice crut qu’il allait s’immobiliser pour le compte.

« Qu’est-ce qui lui arrive ? demanda Zoé.

— Je n’en sais rien », répondit Alice.

À nouveau elle sentit le poids du regard de sa fille sur sa joue droite.

« Qu’est-ce qu’on peut faire pour lui ?

— Attendre que ça passe. »

Le grax parvint à se lever et à esquisser quelques pas hésitants. Il se dirigea vers la sortie de la grande pièce en poussant des râles et s’arrêtant quasiment à chaque pas pour vomir. Son visage n’était plus qu’un masque de souffrance, noirâtre, hideux. Des larmes s’écoulaient de ses yeux exorbités. Il passa dans le couloir. On entendit encore sa respiration rauque, ses gémissements sourds, puis un claquement de porte et un crissement de verrou. Alice et Zoé attendirent quelques instants avant de nettoyer les flaques de vomi d’où montait une odeur répugnante.

« C’est quand même bizarre qu’il soit tombé aussi brutalement malade, dit Zoé en rinçant la serpillière.

— Les réactions physiologiques sont parfois inattendues…

— Il a parlé d’un goût bizarre dans le ragoût. Si vraiment il a eu une intoxication alimentaire, on devrait tous être malades. Pourquoi il est allé s’enfermer dans son ancienne chambre ?

— Comment veux-tu que je le sache ?

— En tout cas, j’espère bien qu’il va crever !

— Tu ne devrais pas parler comme ça, Zoé.

— Pourquoi ? C’est ce qu’on espère tous, non ? »

Alice observa distraitement l’eau sombre qui s’écoulait par la bonde de l’évier.

« C’est fou d’en être arrivé à souhaiter la mort d’un homme dans un monde où il n’y a pratiquement plus de survivants. »

 

Le grax est resté enfermé dans son ancienne chambre pendant plusieurs jours. Je me rendais régulièrement devant sa porte et l’entendais tousser ou gémir. Pendant sa maladie (je ne crois pas qu’il s’agisse vraiment d’une maladie), nous avons eu une paix royale. Finies, les corvées de garde, envolée, l’ombre de peur perchée sur notre épaule, nous avons redécouvert à la fois la liberté et la tranquillité. Je n’étais plus obligée de me planquer dans la chambre de mes parents pour rédiger mon journal, je pouvais le faire au chaud, sans craindre d’être surprise par un regard indiscret. Nous n’avions encore jamais expérimenté la vie sans lui depuis le début du cataclysme. J’ai fouillé la cuisine du sol au plafond, j’ai trouvé une petite boîte en plastique avec, à l’intérieur, une poudre rouge qui sentait le moisi et l’amer, exactement comme l’avait décrit le grax en mangeant son ragoût. J’ai essayé d’interroger ma mère, elle m’a répondu d’une façon évasive. Je n’ai pas insisté : nous avons tous nos jardins secrets et je n’aime pas qu’on se promène dans les miens. Mon corps change énormément ces temps-ci. Mes seins continuent de grossir et je prends de plus en plus de plaisir à les caresser (pardon, Anne, tu n’aurais jamais écrit des détails aussi intimes et crus dans ton journal. Nous vivons la fin d’un monde et il me semble important de ne rien passer sous silence ; Anne aussi vivait la fin d’un monde, de son monde, mais je suppose qu’à l’époque une fille de bonne famille ne parlait pas de ces choses-là).

Le microbe nous a raconté que papa et la fillette étaient aux prises avec des chiens féroces. Je lui ai demandé comment il faisait pour être ainsi relié au monde extérieur, il m’a dit que c’était comme ça depuis sa naissance, qu’il avait toujours eu des images à l’intérieur de sa tête, mais que, comme il avait peur d’être traité de fou, il ne l’avait révélé à personne. Il n’a pas pu préciser si papa et la fillette avaient échappé à la meute de chiens. Il n’a aucun contrôle sur ses visions, elles viennent et partent d’elles-mêmes, parfois nettes et précises, parfois floues et incohérentes. Il lui arrive de voir des groupes humains réfugiés dans des endroits protégés et sombres, sans savoir qui ils sont, ni où ils sont. D’autres hommes ont donc survécu au cataclysme et, avec la maladie du grax, c’est le genre de nouvelles qui regonfle le moral…

 

Le grax va mieux. Il ne crèvera donc pas. Sa tête de hibou aux plumes ébouriffées est réapparue dans la grande pièce. Bien que toujours pâle, son visage a retrouvé un teint à peu près normal. Il a encore maigri, il ressemble maintenant à un squelette. Déjà qu’il n’était pas beau… Les sept jours pendant lesquels il s’est éclipsé ont filé comme un rêve. Ma mère avait raison sur un point : on ne se débarrassera pas facilement de lui. Son rétablissement sonne en tout cas la fin de la trêve. Il va me falloir de nouveau me réfugier dans la chambre congélateur de mes parents pour écrire. Et réfléchir encore au moyen de l’éliminer. J’avoue que je suis à court d’idées. Il ne s’est pas montré trop désagréable au début, sans doute encore un peu faible, puis il a rapidement repris ses habitudes. Il a reparlé des tours de garde en disant que nous étions totalement inconscients de laisser la maison sans surveillance. Ma mère lui a rétorqué qu’à moins quarante, les chances étaient nulles que des survivants tentent de prendre d’assaut le Feu de Dieu. Il n’a pas insisté pendant quelques jours, puis, quand il a retrouvé son appétit et ses forces, il a tapé du poing sur la table et a gueulé qu’il reprenait maintenant les choses en main. Il a ajouté, en lançant un drôle de regard à ma mère, qu’à partir de maintenant Théo goûterait chacun des plats qu’elle lui servirait. Il pensait donc qu’elle avait tenté de l’empoisonner, peut-être avec la poudre rouge que j’avais trouvée dans le placard de la cuisine. Elle a protesté. Il l’a saisie par les cheveux et lui a plaqué le visage sur la table avec une telle violence qu’elle a saigné du nez.

N’essaie plus jamais un truc de ce genre ! il a crié. Ou c’est ton sale gosse qui morflera.

J’ai bien cru que Théo allait se jeter sur lui avec le couteau qu’il triturait nerveusement.

La vie a repris son cours d’avant. Nous subissons de nouveau la loi du grax. J’ai recommencé mes tours de garde entre 5 et 11 heures. Ma mère vient me réveiller, je m’installe dans le fauteuil, je m’enroule dans deux ou trois couvertures et rive mes yeux à la cour. J’en connais maintenant chaque détail, chaque pierre saillante, le mur de gauche, les portes de l’atelier et de l’ancien four, le portail du fond entre ses deux pans de murs, la façade de la grange avec ses meurtrières. La hauteur du tapis gris varie selon les averses de neige et de cendres. Parfois le blizzard m’empêche de voir à plus d’un mètre, je me concentre alors sur les arabesques (j’adore ce mot) des flocons poussés par le vent et leurs lentes glissades sur la baie vitrée. J’ai beau sentir la chaleur du deuxième poêle derrière moi, je tremble de froid quand j’imagine la température extérieure. Nous avons eu une pointe à moins soixante-dix l’autre jour. Il m’arrive de m’endormir, surtout vers les 6 ou 7 heures. C’est généralement un bruit qui me réveille, un craquement dans la toiture, le sifflement du vent, une protestation de ma mère, un ronflement du grax. Il me faut toujours quelques secondes pour me reconnecter à la réalité. J’ai d’abord l’impression d’être revenue plusieurs années en arrière, du temps où le soleil brillait, je m’attends à ce que résonnent la voix grave de mon père, celles des autres hommes et des femmes de l’arche, les cris et les rires des enfants, puis mes yeux se perdent dans la nuit perpétuelle et la grisaille de la cour, le froid mord les endroits de mon corps qui se sont légèrement découverts pendant mon sommeil, je me souviens du cataclysme, du grax, de l’absence de mon père, et j’ai envie de pleurer. Reverrons-nous un jour la lumière du soleil ? Sentirai-je un jour la chaleur de ses rayons sur ma peau ?

Je ne peux pas rester très longtemps dans la chambre de mes parents. Je me demande comment le microbe peut passer d’aussi longs moments dans la cave avec ses copines les fouines J’ai beau me couvrir, je me transforme rapidement en bloc de glace, et les lettres tracées par mes doigts gourds (gourts ?) sont totalement illisibles. J’ignore si les conditions seront redevenues normales pour toi, mon lecteur du futur, j’espère qu’en me lisant tu éprouveras une petite partie de ce que nous avons ressenti dans nos chairs, ce froid qui vous guette et vous saisit chaque parcelle de peau, cette obscurité qui vous conduit lentement au désespoir.

Le grax ne me harcèle plus depuis son rétablissement. Il semble aussi fiche la paix à ma mère. Est-ce que son empoisonnement lui a coupé ses envies ?