28

 

J’ai déjà parlé des fouines dans l’autre cahier, celui que j’appelle mon faux journal. Je ne vais donc pas m’étaler dessus dans mon vrai journal, à part pour dire qu’on a fini par capturer les visiteuses dans l’un des deux pièges qu’on avait posé(s ?) dans les greniers. Elles sont tellement voraces qu’elles se sont toutes les deux précipitées dans la même cage, comme des connes. Théo, qui montait chaque jour vérifier, est revenu tout excité en criant qu’elles étaient prises. Maman et lui ont descendu la cage dans la grande pièce. Fallait voir comment elles s’agitaient, là-dedans ! Complètement cinglées. Elles se jetaient contre les barreaux comme si elles voulaient les défoncer. Elles sont mignonnes quand elles se calment, qu’elles s’allongent et qu’elles restent immobiles, prostrées. On a envie de caresser leur pelage brun et blanc, mais maman nous l’a strictement interdit. Elle dit qu’elles sont encore plus féroces que les rats, que leurs morsures peuvent être profondes et s’infecter. Théo n’arrête pas de les observer, fa(s ?)ciné. Elles ont foutu un sacré souk dans les combles. Là où elles s’étaient installées, on a retrouvé des tas de coquilles de noisettes et de noix, de restes de pommes, de boîtes de céréales défoncées, d’emballages déchirés. Elles ont amené là-haut tout ce qu’elles ont piqué en bas. Je me demande comment elles ont pu survivre dehors avant de s’introduire dans le Feu de Dieu, elles qui se nourrissent habituellement d’oiseaux, de musaraignes, de taupes et d’autres petits animaux qui n’ont pas survécu au gel. Qu’est-ce qu’elles ont bien pu manger depuis le début du cataclysme ? À moins qu’elles se soient réfugiées dans une maison habitée comme la nôtre et qu’elles aient fini par en être chassées.

Ma pauvre fille, tu avais dit que tu n’en parlerais plus… Faut dire que les jours se ressemblent tellement dans le Feu de Dieu que la capture de deux fouines peut être considérée comme un événement majeur. Voyons, que s’est-il passé depuis l’attaque des rôdeurs ? Des fois, j’ai l’impression que c’était hier, et d’autres fois que ça s’est passé il y a des années.

Maman, Théo et moi, on a transporté leurs corps dans l’ancien four à pain. Il a d’abord fallu les décoller de la glace avec une pioche. Leur légèreté m’a surprise. Ils n’avaient plus que la peau sur les os, même Ludo, lui qui paraissait tellement lourd (lourd dans les deux sens…) avant. Maman n’a pas dit un mot, mais j’ai bien vu qu’elle avait envie de pleurer. Elle se considère toujours comme responsable de leur mort. Eux, vu comment ils cognaient sur la porte et le volet de la baie vitrée, ils ne nous auraient sûrement pas épargnés, ils nous auraient coupés en petits morceaux, rôtis à la broche ou bouffés tout crus. Franchement, je suis bien contente qu’ils n’aient pas réussi à forcer le passage. De toute façon, même s’ils ne nous avaient fait aucun mal, on n’aurait pas eu assez de nourriture pour tout le monde. Ils m’ont foutu la trouille de ma vie, et j’espère qu’on n’aura plus jamais d’autres frayeurs de ce genre. Ça prouve en tout cas qu’il y a d’autres survivants sur cette terre, que nous ne sommes peut-être pas condamnés à rester entre nous.

Je me demande… je ne sais pas si je dois écrire ça, j’imagine que ma mère et le grax tombent dessus… oh et puis, zut, je me suis promis de dire la vérité… je me demande comment j’ai pu souhaiter que le grax vienne dans mon lit. Je ne l’ai pas allumé, je crois, je n’ai pas eu devant lui une attitude provocante, mais, je le reconnais, j’ai aimé être désirée par lui. Je ne le trouve pas beau pourtant, il n’a rien pour me plaire, je croyais seulement qu’il était le dernier homme sur terre (Théo et mon père ne comptent pas) et j’avais peur de passer toute ma vie à côté de… enfin, de ce que les hommes et les femmes ont l’air de trouver si… si merveilleux. En fait, le grax me dégoûte. Non seulement il ressemble à une araignée avec ses grands bras et ses grandes jambes, mais il n’est pas très courageux. Il n’en menait pas large quand les autres se sont pointés dans la cour intérieure. Il se croit très fort quand il maltraite une femme et ses enfants, il la ramène moins devant des types prêts à tuer pour manger. Heureusement que maman était là (si mon vrai journal lui tombe entre les mains, elle va croire d’un seul coup que je parle de quelqu’un d’autre). Sans elle, je ne suis pas certaine qu’on aurait résisté. Si elle n’avait pas écouté Théo la première fois, si elle n’était pas descendue dans la cave et n’avait pas fracassé la tête du premier intrus avec la hache, je ne serais pas là en train d’écrire. Puisque j’ai promis de te dire la vérité, à toi, mon lecteur des siècles futurs, j’avoue humblement que je n’ai pas été utile à grand chose pendant ces événements. J’avais l’impression que chaque coup porté sur la porte et le volet de la baie m’arrachait un bout de chair. Je me suis retirée si loin en moi-même que mon corps ne m’obéissait plus, ni même ne m’appartenait. J’étais enfermée dans ma peau, prisonnière de moi-même, comme enterrée vivante. J’espère qu’il n’y aura pas une prochaine fois, mais, si jamais d’autres survivants nous agressent, alors je ne me laisserai pas paralysé ?… er ? par mes peurs, je prendrai un couteau, un marteau, un tournevis, n’importe quel outil, et je me battrai avec les autres. Tu me diras que ce ne sont que des mots, que je serai peut-être aussi minable que les autres fois, mais je suis déterminée… Hé ! Ne te moque pas de moi !

 

Quel jour sommes-nous ? J’ai demandé à ma mère, elle pense que nous sommes fin décembre, le 28 ou le 29. Dans la période des fêtes, donc, et je repense aux réveillons de Noël et du Premier de l’an, aux guirlandes lumineuses, aux chocolats, aux cadeaux… Enfin chez les autres, parce que chez nous, on ne fêtait pas vraiment Noël ni le premier de l’An, on marquait juste le coup avec un cadeau, pas grand chose, rien à voir avec les trucs de ouf que recevaient certaines de mes copines, et un repas un peu amélioré. Papa refusait de participer à ce qu’il appelait le délire de la consommation. Je l’ai détesté pour ça, j’étais jalouse de mes copines, de leurs téléphones portables à écrans tactiles, de leurs MP4, de leurs fringues et leurs chaussures de marques, de leurs bijoux, et puis j’ai compris : quelqu’un comme mon père, persuadé que la fin du monde va bientôt arriver, n’a pas vraiment le cœur à la fête. Son rire lui-même a toujours sonné triste. Des fois, j’étais persuadée qu’il ne nous aimait pas, moi et le microbe, que ses idées étaient plus importantes que ses enfants. J’attendais de lui des gestes tendres, je me serais sentie entourée d’un coton… cocon ? protecteur, mais comme la fin du monde l’occupait tout entier, il n’avait pas assez de temps ni d’énergie à nous consacrer. J’enviais Camilla et Enzo, les enfants de Vitto, eux que leur père couvrait de baisers, de caresses et de mots doux. Je me souviens d’une émission débile où les familles échangeaient les mamans, et j’aurais bien voulu échanger mon père avec Vitto, au moins pour savoir ce que ça fait de se sentir vraiment aimée. J’ai encore un aveu à faire (tu me diras que, décidément, les gens du début du XXIe siècle étaient bien compliqués dans leurs têtes…) : j’ai un temps espéré que ma mère tomberait amoureuse de Vitto, qu’elle se séparerait de Franx, et qu’ainsi, au moins à temps partiel, j’aurais un nouveau père, pas un beau-père, mais un père beau, charmant, souriant… J’ai surpris des sourires entendus entre Vitto et ma mère, comme s’ils s’échangeaient des promesses muettes. Évidemment, je me désintéressais du sort de Stéphanie, la femme de Vitto, mais on ne peut pas penser en même temps à soi et aux autres. La preuve : on a refusé de partager nos réserves avec les assaillants. Est-ce qu’on aurait eu la même attitude si on avait su que Ludo se trouvait parmi eux ? Je n’en sais rien, je n’ai pas osé poser la question à ma mère. Si Vitto et elle étaient partis ensemble, je serais sans doute morte quelque part, ensevelie sous une épaisse couche de cendres, sous des ruines, tombée dans une faille ou emportée par une de ces coulées de lave dont papa parlait sans arrêt. Il a eu raison, presque seul contre tous, et c’est son obstination qui nous vaut d’être en vie. Je ne sais pas si je dois lui en être reconnaissante. La vie dans le Feu de Dieu n’est pas vraiment une vie. Je sais, je sais, je suis une fille ingrate, mais, franchement, tu trouves ça drôle, toi, de passer la presque totalité de son temps en compagnie d’un microbe moitié fou et d’un taré obsédé qui ne songe qu’à te faire subir le même sort que ta propre mère ?

Le grax…

Tu penseras sans doute que j’exagère, qu’aucun être ne peut être aussi mauvais que je le décris, mais, crois-moi, si tu avais passé comme moi tous ces jours avec lui dans un endroit clos, irrespirable, tu changerais d’avis. Je me suis demandée d’où lui venait cette méchanceté. J’ai essayé de l’interroger sur son enfance, sur sa jeunesse, il ne m’a jamais répondu, comme s’il répugnait à en parler, ou encore qu’il les avait effacées de sa mémoire. Il a souffert, c’est certain, c’est écrit sur son visage, dans ses yeux, comme s’il était en permanence hanté par un fantôme. Il faut lui reconnaître une qualité : la constance. Il ne déçoit jamais, il se montre odieux avec une grande régularité. Quand sa colère et ses caprices ne tombent pas sur ma mère, son souffre-douleur préféré, ils tombent sur mon frère. S’il pouvait se faire encore plus petit lorsque le grax lui crie dessus, le microbe deviendrait invisible. Théo n’a pas d’autre défense que de pleurer et de se rouler en boule. Quand il a vu l’arc et les flèches ramenés par le microbe de l’atelier, le grax s’est d’abord moqué de lui, puis il est entré dans une rage folle, il a hurlé que ce sale petit morveux s’était foutu de lui, il l’a frappé comme un psycho, il a fallu que ma mère se jette entre les deux et prenne sur elle une partie des coups pour que mon frère s’en sorte à peu près vivant. On dirait que le grax ne supporte pas les garçons, peut-être parce qu’il ne supporte pas le garçon en lui, enfin le souvenir du garçon qu’il était. Il n’a pas en tout cas brisé l’arc et les flèches. J’ai vu que Théo les récupérait discrètement et les emportait loin de la pièce centrale, sans doute dans la cave, où il descend régulièrement, pour, je suppose, continuer de jouer aux Indiens. Le microbe m’a assuré que papa et la petite fille traversaient un fleuve de lave si large et brillant qu’on se serait cru en plein jour. Je l’ai observé avec attention pour voir s’il ne se foutait pas de moi. Des fois, j’ai l’impression qu’il invente tout et qu’il y met une telle persuasion qu’il croit lui-même à ses propres mensonges et qu’il réussit à nous en convaincre, ma mère et moi. Je n’ai rien remarqué de différent dans ses yeux ni sur son visage. Je lui ai demandé de me parler de cette fille. Il m’a répondu qu’il ne la voyait pas vraiment, qu’elle lui apparaissait de façon floue, qu’elle semblait avoir de grands yeux noirs, qu’elle ne disait jamais rien. Je lui ai dit qu’elle ressemblait étrangement à un personnage de ses mangas. Il m’a regardé d’un air, comment dire ? désolé, navré, il a poussé un soupir, il a fichu le camp et, depuis, il ne m’a plus adressé la parole. Il m’énerve aussi, avec ses visions ! J’aimerais bien moi aussi être reliée à mon père. Pourquoi le microbe et pas moi ? Qu’est-ce qu’il a de plus que moi ? Tu me jugeras sans doute sévèrement, mon cher lecteur des siècles à venir, mais si je me montre aussi désagréable avec mon petit frère, c’est que je suis jalouse de ses pouvoirs comme j’étais jalouse des cadeaux et des fringues de mes copines, je me sens retardée par rapport à lui, comme abandonnée sur le quai par le nouveau train qui part.

J’ai encore dérivé, j’ai du mal à me concentrer sur mes pensées. L’écriture m’entraîne dans un dédale où je finis presque toujours par me perdre.

Je parlais du grax. Il n’a pas encore essayé de revenir dans mon lit. Ma mère continue de dormir avec moi, mais, même si elle garde un couteau avec elle, ce couteau dont je sens parfois la lame froide contre ma jambe, ça ne suffira sûrement pas à l’arrêter. Il attend simplement son heure. Je pense qu’il n’a toujours pas l’esprit tranquille et que, tant qu’il craindra de nouvelles attaques d’autres survivants, il me fichera la paix. D’ailleurs il fiche déjà la paix à ma mère. Il passe la plupart de ses nuits, enfin ce que nous, on appelle les nuits, assis devant la baie vitrée. Chaque fois que nous nous levons, nous le découvrons endormi dans le fauteuil, enroulé dans une couverture, son trident posé sur lui. Quand il se réveille à son tour et qu’il nous voit, il file direct dans son lit et dort une grande partie de la « journée ». Il vit à l’envers, et ça nous arrange, on ne subit ses humeurs massacrantes qu’au moment de son deuxième lever, jusqu’à ce qu’il ait pris sa douche et bu son café. Il n’a plus de cigarette ni de tabac, et le manque le rend dix fois plus irritable.

Une fois, j’ai bien cru que j’allais y passer.

Ah oui, il me faut d’abord t’expliquer que j’ai changé de planque. Je cache maintenant mon vrai journal dans l’ancienne chambre de mes parents, dans un vieux secrétaire dont je garde en permanence la clef. D’ailleurs, en fouillant dans les tiroirs, j’ai découvert de drôles de photos de mes parents. C’est la première fois, je crois, que je vois mon père et ma mère tout nus. Ils semblent gênés sur les photos. Le ventre de ma mère est distendu et ses seins énormes. Elle est probablement enceinte de moi. Je me demande dans quelles circonstances elles ont été prises, et qui les a prises. J’ai trouvé aussi des préservatifs et des vieux médicaments. J’ai espéré un temps que ce soi(en)t des somnifères, avec lesquels je pourrais endormir le grax, mais une boîte servait à soigner les rhumes et l’autre à prévenir la constipation. Cette histoire de constipation, ça doit être héréditaire. Dès que je suis contrariée, mon système digestif se bloque. Pardon, mon lecteur, pour des détails aussi nazes, je veux simplement te montrer que je suis une humaine tout à fait ordinaire, toi dont je ne sais rien et qui me trouves peut-être bien primitive (ou alors tu me prends pour une déesse, ce qui signifierait que tu aurais régressé à mort sur l’échelle de l’évolution). Je reviens à mes moutons. Je vais donc aussi souvent que possible rédiger mon vrai journal dans la chambre de mes parents, assise dans le canapé deux places qui servait de siège à ma mère devant sa coiffeuse. Je me glisse sous un duvet et me laisse juste une petite place pour pouvoir écrire tranquille à la lueur d’une lampe de proche (oui, je gaspille de l’énergie, mais j’estime que mon journal vaut bien quelques piles). J’ai froid au bout d’un moment, j’ai du mal à tenir mon crayon, alors je remets le cahier dans le tiroir, je ferme soigneusement le secrétaire et je retourne dans la grande salle. Personne ne me demande où j’étais, comme si on n’avait pas remarqué mon absence ou que j’étais invisible. Je devrais sans doute m’en vexer, mais leur indifférence m’arrange.

Un jour que je sortais de la chambre, quelqu’un m’a bondi dessus dans le couloir, m’a coincée contre la cloison et m’a mis sa main sur la bouche pour m’empêcher de crier. J’ai reconnu l’odeur et les manières du grax. Sa chaleur aussi : il en produisait presque autant que le poêle.

Pourquoi tu restes jamais en place ? il m’a demandé.

Quand il a compris que je ne pourrais pas lui répondre tant que sa main resterait plaquée sur mes lèvres, il l’a retirée.

J’ai juste envie de bouger un peu.

Il a rigolé.

Je connais d’autres façons de bouger, vachement plus sympas, on s’y met à deux, ça réchauffe et ça fait du bien.

Fiche moi la paix, ma mère ne veut pas que tu me touches.

Il a encore rigolé.

Ta mère ? Elle aurait pu cent fois me tuer, elle a jamais eu les… enfin, le cran de le faire !

Je ne veux pas non plus que tu me touches.

Sa main m’a pincé les deux joues, son pouce et son index ont laissé des traces brûlantes sur mes gencives.

Tu te souviens de ce que je t’ai dit l’autre jour ? Je serai très fâché si tu refuses de faire ce que je te demande.

Je crois me souvenir que je lui ai dit de me lâcher, je ne suis plus sûre de rien, j’avais les larmes aux yeux, j’étais affolée par son odeur, par sa chaleur, par son haleine, par ses yeux fous, par ses ricanements. Il m’a pris la main et l’a posée de force en bas de son ventre. J’ai senti quelque chose de dur au travers des étoffes, aussi dur qu’une lame ou un bout de bois, j’ai eu peur, peur qu’il s’en serve comme d’une arme et qu’il me blesse. Il a bougé ma main en soufflant comme un bœuf. J’ai commencé à me retirer loin en moi-même, à l’endroit où mon corps devient un étranger. Il m’a relâchée, je me suis sauvée aussi vite que je le pouvais, poursuivie par son rire.

Je sais maintenant que mon heure est venue. Il n’a plus peur, ses yeux brillent de nouveau. J’hésite à en parler à ma mère : elle a su se battre contre la horde d’affamés, je ne suis pas certaine qu’elle fasse preuve du même courage face au grax. C’est mon affaire après tout.

À moi de trouver une parade. Réfléchis, Zoé, il y a forcément un moyen.