12

 

Théo ne pouvait pas rester longtemps dans la longue pièce qu’il avait baptisée le pas de tir. Une demi-heure maximum, et encore, à condition de bouger sans cesse. Au-delà, le froid devenait insupportable, les pieds, les mains et les oreilles s’engourdissaient, signe qu’il était temps de retourner dans la salle commune et la chaleur du poêle. Il aurait pu allumer un feu dans l’antique et immense cheminée, mais il lui aurait fallu aller chercher du bois dans la cave et sa mère n’aurait pas permis qu’il gaspille pour son seul profit les réserves du Feu de Dieu. Un voile de cendres habillait le sol inégal de l’atelier. Elles tombaient par le conduit dont le chapeau avait sans doute été arraché par le tremblement de terre et flottaient un moment dans l’air glacé avant de se poser sur les tommettes aux couleurs enfuies.

Théo avait subtilisé une vingtaine de bougies et une boîte d’allumettes sans attirer l’attention de sa mère et de sa sœur. Il s’exerçait à la lumière de quatre flammes minuscules et chahutées par les courants d’air. Il avait réussi à ployer à plusieurs reprises le bois durci de son arc sans le casser. L’arme avait nettement perdu de sa puissance : les flèches taillées au couteau, pointes alourdies par un bout de fil de fer enroulé, peinaient à franchir la distance entre la position de tir, juste devant le mur du fond et, plus encore, à toucher la cible posée sur le manteau de la cheminée dix mètres plus loin entre deux bougies allumées. À cette vitesse, à cette puissance, elles n’avaient aucune chance d’égratigner un être vivant, encore moins un bison. Théo avait tendu le fil de fer qui servait de corde, celui-ci s’était rompu, la flèche était partie en travers, l’empennage de bois avait profondément entaillé la première phalange de son pouce. Il avait jugulé l’écoulement de sang avec un pan de tissu et s’était soigné seul. Un bout de coton imbibé d’alcool maintenu par un élastique, le gant passé par-dessus, ni vu ni connu même si la douleur, cuisante, se rappelait régulièrement à son bon souvenir. Il avait badigeonné le bois de l’arc d’une huile piquée dans la salle de bains, de l’huile de germe de blé à en croire l’odeur.

Un truc de filles.

Les femmes de la communauté avaient passé une bonne partie de leur temps à se tartiner le visage de crèmes, d’huiles, d’argile et d’autres produits de beauté. Il les avait observées depuis la cachette qui offrait une vue imprenable sur la salle de bains principale. Il avait découvert la planque, par hasard en explorant le grenier, probablement aménagée par le propriétaire ou le fils du propriétaire précédent. Personne n’avait jamais remarqué les trous, d’un diamètre de six ou sept centimètres, ouverts dans le faux plafond tout près des poutres. Il n’avait révélé son secret à personne ; il n’était pas d’un naturel très expansif et craignait que les autres ne sachent pas tenir leur langue. Il était parfois resté posté pendant des heures entre les chevrons poussiéreux, perdu dans ses rêves, jusqu’à ce que quelqu’un s’introduise dans la salle de bains. Une personne, ou deux. Il avait vu des choses qu’on ne voyait d’ordinaire que sur les sites Internet interdits aux mineurs, Élodie Boullez avec le grax, Stéphanie Aymar avec le grax, Coraline Jeanneret avec le grax, s’embrassant à pleine bouche, se déshabillant avec des gestes fébriles, ça finissait toujours de la même façon, elles penchées vers l’avant, les fesses en l’air, agrippées au rebord de la baignoire, lui debout derrière elles en train de les saillir à grands coups de bassin, elles se retenaient de gémir, se relevaient, inquiètes tout à coup, faisaient signe à l’autre de se taire, se rhabillaient rapidement, sortaient de la salle de bains après avoir vérifié que personne ne déambulait dans le couloir, il prenait une douche, s’admirait sous toutes les coutures en se séchant et filait à son tour après s’être peigné avec ses doigts écartés. Parfois, le grax emmenait ses conquêtes dans le grenier où il avait installé un matelas et, à trois reprises, Théo avait dû supporter leurs gémissements et les autres bruits, séparé d’eux par un petit mètre et une mince cloison de bois, sans pouvoir tousser ni se gratter alors que sa gorge, ses cheveux, son corps tout entier étaient pris de démangeaisons horribles. Le soir, lorsque tout le monde se rassemblait autour de la grande table, le grax et les femmes feignaient de s’ignorer, elles s’efforçaient de paraître normales devant leurs maris sans se douter une seule seconde qu’elles avaient été épiées et qu’un seul mot de sa part aurait déversé sur elles une cascade d’ennuis. Il ne connaissait pas grand-chose en amours conjugales, mais il se doutait que les maris n’auraient pas été contents de savoir leurs femmes avec un autre homme, et puis, elles prenaient de telles précautions avant de s’enfermer avec le grax qu’elles n’avaient sûrement pas la conscience tranquille. Les hommes n’étaient pas en reste, Vitto Dallaglio principalement, qui avait lui aussi entraîné Coraline et Élodie dans le grenier, dans la salle de bains ou dans d’autres recoins isolés de la maison. Théo n’avait pas tout compris des parties qui se jouaient entre adultes, il supposait seulement qu’elles avaient un lien avec les disputes, les fâcheries et les départs successifs. Il n’avait jamais surpris sa mère avec un autre homme, enfin pas avant de découvrir le grax dans la chambre de ses parents. Il en aurait été malheureux, sans savoir pourquoi. Quand elle entrait dans la salle de bains, d’ailleurs, il détournait le regard et se réfugiait de nouveau dans ses rêves. Pas envie de l’épier dans des postures ou des actes qui auraient brisé l’image précieuse et fragile qu’il avait d’elle – une image sérieusement écornée après qu’elle avait permis au grax de se glisser dans son lit. Il devait maintenant rendre sa pureté au tableau familial, réparer l’offense afin que son père puisse reprendre sa place. Depuis deux jours, son père ne marchait plus dans sa tête, il se terrait dans un endroit sombre et froid comme une tombe d’où il n’avait plus le courage de se relever.

Il avait réparé l’arc. L’huile avait rendu sa souplesse et son efficacité au bois. Les flèches se plantaient dans le mur au-dessus de la cheminée avec un bruit mat. Quand elles touchaient la boîte de conserve vide, elles laissaient des impacts visibles sur le fer-blanc. Il lui fallait également améliorer la qualité de la pointe de façon à ce qu’elle traverse n’importe quelle surface dure. Mais comment ? En dérobant, peut-être, des couteaux dans la cuisine et en les liant de façon très serrée aux extrémités des flèches. Malgré sa triple paire de chaussettes, son bonnet, ses gants et son écharpe, le froid commençait à lui mordre les pieds, les mains et les oreilles. Bientôt il serait incapable de remuer ses doigts à l’intérieur de ses chaussures. Il décida de rentrer, glissa l’arc et les flèches sous le tas de lattes et dans une vieille couverture repliée, souffla les bougies et passa dans la cour intérieure.

Déséquilibré par la gifle glacée du vent, il se plaqua contre le mur et attendit que la bourrasque s’évanouisse pour traverser l’espace dégagé. Le haut du tapis de cendres continuait de s’envoler sous les coups de boutoir du vent et à chacun de ses pas ; le bas s’était agrégé et durci sur une hauteur de trente ou quarante centimètres. Les particules grises n’étaient pas aussi volumineuses que les premiers temps, elles tombaient maintenant en points minuscules et serrés qui flottaient un long moment et formaient un brouillard poisseux, impénétrable. Une odeur de pourri s’en dégageait. Il lui sembla que la température continuait de baisser, que le froid se faisait de plus en plus virulent et vorace.

Théo franchit rapidement la cour et se glissa dans la maison par la porte blindée qui donnait sur l’ancienne buanderie et dont il avait tiré le verrou. Comme à chaque fois, il s’épousseta avec soin après avoir refermé la porte. Seuls les sifflements du vent et les ronflements discrets du poêle habitaient le silence, d’une profondeur insondable. Une silhouette surgit de l’obscurité et se déplia devant lui. Son cœur se mit à battre à tout rompre, petit oiseau affolé se cognant aux barreaux de sa cage.

« Qu’est-ce que t’es allé foutre dehors ? »

La voix du grax. Une telle frayeur se déploya en Théo qu’il lâcha une goutte ou deux d’urine.

« Réponds, petit con ! »

Théo chercha désespérément une réponse plausible, aucune pensée ne jaillit à la surface de son esprit aussi gelé que son corps. L’autre s’avança dans une succession de froissements, de craquements, et pointa le bras sur la porte.

« Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir d’intéressant à foutre, dans cette putain de cour ? »

Son odeur aigre fouetta les narines de Théo.

« J’avais… envie… de prendre l’air…

— Prendre l’air ? Respirer ces saloperies, risquer d’être gelé en quelques secondes ? Tu te fous de ma gueule ? »

Théo garda la tête baissée, envie de pleurer à nouveau. Ses parents et d’autres adultes l’avaient disputé à plusieurs reprises, mais jamais il n’avait ressenti cette peur immense, atroce, cette impression que la corde pouvait lâcher à tout moment et libérer l’épée suspendue au-dessus de sa tête.

« Qu’est-ce qui se passe, ici ? »

La voix de sa mère, rassurante même si elle ne faisait pas le poids face au grax. Elle s’accroupit devant Théo et le scruta avec attention. Elle portait une épaisse veste de laine par-dessus un pull à col roulé et un bonnet d’où s’échappaient ses longs cheveux châtain clair.

« Il y a que ton fils s’amuse à sortir dans la cour, gronda le grax. Et qu’il risque de finir en glaçon !

— C’est vrai, Théo ?

— J’voulais juste faire un petit tour dehors, ânonna le garçon.

— C’est ça, mec ! J’adore moi aussi me shooter aux cendres volcaniques ! siffla le grax.

— Ce n’est pas à toi de régler ce problème, Jim, dit Alice. Je ne te croyais pas si soucieux de la santé de… »

L’autre poussa un soupir bruyant avant de frapper violemment le mur du plat de la main.

« Si ce petit con nous met en danger, ça me regarde ! Moi, je lui foutrais une bonne trempe, histoire de lui remettre les idées en place.

— Tu n’es pas son père. »

Le grax saisit Alice par le bras, la força à se relever et la maintint tout près de lui, face contre face.

« Ne me parle plus jamais comme ça ! Ou, je te jure, c’est toi qui la recevras, la trempe !

— Lâche-moi.

— Je suis le seul homme dans cette putain de baraque. Mets-toi ça dans le crâne ! Et si t’es pas capable de te faire obéir de ce petit con, c’est moi qui m’en chargerai, compris ? »

Il la secoua sans ménagement. La colère chassa la frayeur dans le corps de Théo. La colère et une résolution cimentée par la haine.

 

Alice se demandait si elle ne devait pas donner à Jim ce qu’il réclamait. Elle n’en avait vraiment pas envie, l’idée même la révulsait, mais le parasite devenait de plus en plus agressif avec les enfants et c’était sans doute la seule façon de le calmer. Après tout, elle n’aurait qu’un mauvais moment à passer, un moment qu’elle s’arrangerait pour faire durer le moins possible, elle se frotterait ensuite avec un gant de crin jusqu’à ce que sa peau soit débarrassée de l’odeur et du souvenir de Jim, en attendant de trouver une solution plus radicale. Zoé la pressait de l’éliminer pendant qu’il dormait, mais, même s’il avait le sommeil lourd, elle craignait de rater son coup et de le transformer en chien enragé. Tuer un homme lui apparaissait soudain comme une montagne impossible à gravir. Il faudrait le frapper sans trembler, lui trancher la gorge ou toucher un organe vital, et la peur de l’échec serait telle qu’elle ne maîtriserait pas ses gestes. Elle avait déjà choisi l’arme, le couteau à la lame longue et fine dont elle se servait pour découper les carcasses de poulet et les épaules d’agneau, elle l’avait pris en main, elle l’avait soupesé, planté de toutes ses forces dans le bois de table et choisi pour arme, facile à manier, assez solide et tranchante pour crever la carcasse de Jim. Elle repoussait sans cesse le moment de passer à l’acte, conditionnement moral ou défaut de courage, elle ne le savait pas. Elle regrettait de plus en plus l’absence de Franx. Le manque d’un homme serait à la longue difficile à supporter. Elle se disait que Jim n’était pas un si mauvais bougre, qu’il pouvait certainement s’améliorer, et elle lui prêtait des vertus insoupçonnées qui, hélas, ne résistaient pas aux faits. Égoïste, vaniteux, coléreux, méprisant, répugnant, il ne montrait aucune disposition pour la vie communautaire et ne faisait aucun effort pour s’adapter. Il ne lavait pas sa vaisselle, ne nettoyait pas la cuvette des WC qu’il souillait pourtant avec une régularité exaspérante, ne participait jamais aux tâches quotidiennes, restait des heures et des heures allongé sur son lit, comme un lézard se gorgeant de chaleur sur un rocher, se lavait près du poêle en exhibant généreusement son anatomie, abandonnait la cuvette sur place, emplie d’eau sale, jusqu’à ce que quelqu’un, de guerre lasse, se décide à la vider, jetait ses fringues et ses serviettes n’importe où, fumait des cigarettes roulées malgré l’interdiction formelle d’Alice, se plaignait sans cesse de la qualité de la nourriture, bref, se révélait insupportable, incompatible. Alice voulait encore se persuader que chaque être humain avait une double face, que Jim avait lui aussi ses bons côtés, il s’ingéniait jour après jour à lui démontrer le contraire, ne laissant paraître de lui que les aspects les plus pénibles de la nature humaine. Sans doute avait-il vécu une petite enfance ou une adolescence difficiles, sans doute une belle âme palpitait-elle sous cette carapace de dureté et d’indifférence, mais elle ignorait comment l’atteindre dans son humanité véritable, comment l’amener à prendre conscience qu’ils auraient davantage de chances de s’en sortir en faisant preuve d’un minimum de solidarité. On ne lui réclamait pas de l’amour, ni même de la sympathie, le simple bon sens suffirait.

Le temps était venu d’agir. Elle pouvait encore le repousser quelques jours avec la fausse infection, mais elle devait maintenant concevoir un nouveau stratagème. Elle avait surpris le regard de Théo lorsque Jim lui avait hurlé dessus et l’avait secouée avec brutalité. Elle n’avait jamais vu une telle frayeur, une telle haine dans les yeux de son fils. Une haine froide, implacable, terrifiante, rien à voir avec un caprice ou une colère d’enfant, le genre de haine qui débouchait sur les tragédies. Elle puisa un peu de courage dans le souvenir de Franx. Théo affirmait avec force qu’il était toujours vivant, qu’il marchait sur une terre dévastée et grise, qu’il reviendrait bientôt au Feu de Dieu. Bien qu’ébranlée par la conviction de son fils, elle n’y croyait pas vraiment. Elle tentait de temps à autre de ressentir le lien qui l’unissait à Franx, leurs fils croisés dans la trame, elle n’expérimentait rien d’autre qu’un vide assourdissant. Après en avoir conclu qu’il était mort, elle admettait qu’elle ne pouvait pas faire confiance à ses perceptions, que Théo, après tout, avait peut-être raison.

« Tu dors ? »

Jim, debout devant son lit. Elle se redressa et s’assura que les enfants dormaient.

« J’ai envie de baiser. »

Il lui montra l’étendue de son désir en tirant sur l’élastique de son pantalon de jogging transformé en pyjama. Des pensées affolées s’égaillèrent dans le cerveau d’Alice.

« Tu sais bien qu’on ne peut pas, je risque de te refiler ma saloperie. »

Il lui colla sous le nez un petit carré brillant qu’elle identifia instantanément à la lumière rougeoyante du poêle.

« Avec ça, on ne risque rien. »

Des capotes. Où diable le parasite s’était-il procuré des capotes ? Elle avait soigneusement planqué toutes celles qu’elle avait trouvées dans une vieille commode fermée à clef.

« Où tu les as dénichées ? »

Il tira sur le coin de l’emballage et dégagea le préservatif.

« J’ai fouillé. Y a toujours des trucs à traîner dans une baraque. Elles sont un peu petites, hein, mais ça ira. »

Un cadeau empoisonné de la famille Loustaleau-Boullez, sans doute, il semblait à Alice reconnaître les préservatifs qu’ils commandaient sur un site Internet, moins chers selon eux, et surtout si fins qu’on ne les sentait pratiquement pas.

« Il y a quand même des risques, objecta Alice sans conviction. On ne sait pas si l’infection ne se transmet pas aussi par la salive et la sueur.

— Pas besoin de se rouler des pelles !

— Je ne te souhaite pas de l’attraper. Crois-moi, ça brûle, et on ne sait pas comment ça peut évoluer. »

Il glissa les mains à l’intérieur de son pantalon pour installer le préservatif.

« Je prends le risque, j’en crève d’envie, je te dis. Pousse-toi. »

Il n’attendit pas la réponse d’Alice pour se glisser dans le lit.