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Alice n’avait plus besoin de se percer la peau des cuisses avec une aiguille. Jim avait épuisé la maigre réserve de préservatifs et décidé de s’en passer. Comme il n’avait constaté aucun signe avant-coureur d’infection, il en avait déduit que les hommes étaient épargnés et il s’invitait dans le lit d’Alice quand bon lui semblait, sans tenir compte de ses envies à elle. Elle ne protestait pas, craignant que sa colère ne retombe sur les enfants s’il n’obtenait pas ce qu’il désirait. Elle le laissait disposer d’elle en s’efforçant d’étouffer ses cris de colère et de dégoût. Il se montrait de moins en moins respectueux, de moins en moins conciliant. Il la contraignait sous la menace d’allumer le générateur afin qu’il puisse prendre une douche brûlante, et cela, tous les jours. Au rythme auquel se consumait le carburant, nettement plus vite qu’annoncé par la brochure du constructeur, et même s’ils n’étaient que quatre au lieu des dix-sept prévus, ils ne tiendraient pas les six ou sept années d’enfermement calculées par Franx. C’est que le grax – le surnom dont l’avait affublé Théo lui allait à la perfection – restait parfois une demi-heure sans interruption sous la douche, bloquant le thermostat sur les quarante degrés, alors qu’Alice et les enfants s’accordaient à peine deux minutes tous les sept jours avec une eau à trente-trois degrés.

Le parasite en était désormais à la phase finale de l’occupation. Constatant que les autres habitants n’avaient pas les moyens de le contrarier, il régnait en tyran, satisfaisait ses besoins sanitaires, alimentaires et sexuels sans se soucier de ses compagnons ni de l’avenir, proche ou lointain. Alice le voyait avec inquiétude rôder autour de Zoé, qui avait eu ses premières règles deux jours plus tôt. En d’autres temps, elle aurait organisé une fête pour célébrer la métamorphose de sa fille, les circonstances ne s’y prêtaient pas. Elle faisait tout ce qui était en son possible pour détourner sur elle les attentions de Jim, mais, comme il persistait à poser sur Zoé un regard aigu de convoitise, elle n’avait plus le choix. Les recherches n’avaient rien donné, on n’avait pas trouvé de somnifère dans l’ancienne chambre des Jeanneret, ni aucun autre médicament qui aurait pu neutraliser momentanément le parasite. Elle avait donc résolu de le poignarder la nuit suivante pendant son sommeil. Depuis qu’elle avait pris sa décision, son cœur battait à tout rompre, sa gorge s’asséchait, son ventre se nouait, sa vessie débordait, elle sautait sur les moindres prétextes pour repousser l’échéance, puis elle croisait les yeux inquiets de sa fille et raffermissait sa détermination. Jim les entraînait inexorablement dans ses univers de cruauté et de souffrance, dans ses enfers ; il transformait l’arche, conçue comme une œuvre de survie, en un lieu de mort, un tombeau.

Elle fixait sans cesse la pendule, seule gardienne du temps dans un monde où il n’y avait plus de jour ni de nuit. La course affolante des aiguilles tirées de la pénombre par les lueurs tremblotantes des bougies accentuait sa fébrilité. Elle essayait d’occulter ses pensées en se consacrant aux diverses tâches quotidiennes, allumer le générateur pour la douche quotidienne de Jim, se rincer elle-même rapidement afin de dissiper les sécrétions et l’odeur du grax, vérifier la pureté de l’eau à l’aide du petit appareil importé du Canada, aller chercher du bois dans la cave pour alimenter les poêles, changer si nécessaire les bougies, composer les menus du jour en choisissant parmi les conserves, les pâtes, le riz, les lentilles, les pois chiches ou les haricots blancs, confectionner des nans indiens avec de la farine complète, de l’eau, du sel, un peu de levure et du fromage à tartiner, nettoyer les toilettes avec du produit désinfectant, aérer les lits, se poster un moment devant la baie vitrée avec l’espoir fou de voir la silhouette de Franx surgir de l’obscurité et de la brume de cendres, s’assurer que les joints des portes et fenêtres conservent leur étanchéité, ravauder les pulls, les chaussettes, les gants et autres vêtements chauds, surveiller Théo qui restait sagement assis sur son lit depuis l’intervention musclée du grax, prendre un peu de temps pour discuter avec Zoé presque devenue femme, se raisonner pour ne pas la questionner sur le journal qu’elle rédigeait chaque jour sur son petit cahier, bref, essayer de maintenir un minimum d’ordre et de cohérence dans le Feu de Dieu malgré la présence encombrante du prédateur.

Pour le déjeuner, elle choisit un cassoulet soi-disant artisanal qu’elle oublia sur le poêle, et qui, légèrement brûlé, tira des grimaces de dégoût aux enfants et inspira au grax une salve de réflexions grossières. Ses plaisanteries stupides lui valurent une répartie cinglante de Zoé. Il la dévisagea avec un mélange de férocité et d’ardeur qui souffla sur les craintes d’Alice. Elle lança un coup d’œil au couteau enfoncé dans son socle de bois. Elle devait absolument le tuer.

Cette nuit.

Elle traînerait son cadavre jusqu’à la porte des sous-sols qui donnait sur les douves et le jetterait dehors. Elle sentit sur son front la brûlure du regard insistant de Jim. Elle évita de le fixer, craignant d’éveiller ses soupçons. Ce soir, au moins, elle aurait une bonne raison de passer à la casserole. Il s’endormait comme une brute quelques secondes après avoir joui. Le serpent dans l’arche. Il éjaculait comme il aurait craché son venin. Elle irait ensuite chercher le couteau et le lui planterait jusqu’à la garde dans la gorge, ou dans le cœur, ou dans le ventre, tout dépendrait de sa position. Elle se promit d’aller au bout de ses intentions, de ne pas fléchir au dernier moment. L’après-midi lui offrit une nouvelle occasion de mesurer la relativité du temps. Il s’accélérait parfois jusqu’au vertige et, d’autres fois, semblait se ralentir, voire s’arrêter. Elle ne parvenait pas à se concentrer sur ses activités. Son regard s’échouait régulièrement sur la pendule ou dans la cuisine par la porte entrouverte. Elle faisait et refaisait sans cesse le chemin qu’elle parcourrait quelques heures plus tard, saisissait le couteau, s’approchait du lit à pas de louve, levait l’arme au-dessus de Jim endormi… Elle doutait encore d’avoir le courage d’abaisser son bras. Bien qu’elle n’eût pas été élevée dans la religion, l’idée de prendre la vie de quelqu’un la révulsait. Elle avait tenté un temps d’imposer le végétarisme à Franx et aux autres dans le Feu de Dieu ; découper et cuisiner de la viande la rendait hargneuse, alors enfoncer une lame dans une chair humaine encore palpitante… Elle franchirait une frontière inconnue, rejoindrait les légions des damnés qui hantaient l’histoire humaine. Elle se répéta, comme un mantra, qu’elle n’avait pas le choix, que sa priorité était de protéger sa famille, qu’elle devait donner la mort pour garantir la vie.

Plus les heures s’égrenaient, plus elle se surprenait à haïr ses enfants. Les liens de la chair, du sang… foutaises, tout ça ! Bien sûr, ils avaient grandi dans son ventre, bien sûr elle les avait nourris de sa substance, bien sûr elle les avait allaités, bien sûr elle les avait irrigués de sa tendresse, mais ils l’obligeaient à commettre un geste contre lequel son âme, son corps, son essence même se révoltaient. Elle avait eu beau se persuader que, sans eux, sa vie n’aurait pas eu de sens, que, sans eux, elle aurait probablement quitté Franx et se serait suicidée, elle constatait, au bord de l’abîme creusé en elle par une terreur surgie du fond des âges, que les liens du sang ne revêtaient pas l’importance qu’elle leur avait accordée, qu’on lui avait implanté des obligations de mère comme on gravait des commandements dans l’esprit des fanatiques, qu’elle avait été engluée dans un filet social, culturel, historique, aux mailles serrées. Elle renversait alors le cours de ses pensées et recensait les raisons personnelles d’en vouloir au parasite. Œil pour œil, dent pour dent, proclamait l’Ancien Testament. L’haleine de Jim sur sa nuque, les mains rudes de Jim sur ses seins, la dureté blessante du sexe de Jim dans son vagin, la brutalité de Jim, le mépris de Jim, l’odeur repoussante de Jim, la sueur et la semence acides de Jim, les insultes de Jim, la grossièreté et l’égoïsme de Jim… Tout cela valait-il qu’on lui plante une lame dans la peau ? Elle n’était pas une guerrière, elle avait toujours déserté les champs de bataille, les conflits, elle avait détesté les altercations parfois violentes entre Franx et les autres membres de l’arche. Toujours enfermée dans l’ombre, de ses parents, de son mari, de ses enfants, elle avait refusé d’en sortir pour répondre aux avances de Vitto…

Une inquiétude soudaine la tira de ses pensées. Elle releva la tête et vit, de l’autre côté du tuyau du poêle, Théo recroquevillé sur son lit, le nez plongé dans un manga. Zoé avait disparu. De même que le grax.

Elle reposa le pull qu’elle était en train de ravauder sur le dossier du fauteuil tiré près du poêle, fonça dans la cuisine, se munit d’une lampe torche, du couteau, et décida de commencer son exploration par la chambre de Zoé. Elle ne l’y trouva pas. Le froid, intense, transformait la pièce quasiment vide en congélateur. Son pied heurta un bout de tissu rigidifié sur le parquet. De plus en plus inquiète, elle passa dans la chambre de Théo, puis dans la sienne. Aucune trace de sa fille ni de Jim. Zoé s’était sans doute rendue dans l’ancienne grange transformée en logements et occupée par les trois autres familles du temps de l’arche. Alice frissonna. Elle n’était pas assez couverte, mais, trop inquiète pour prendre le temps de retourner dans la pièce principale, elle s’engagea dans le couloir qui débouchait sur la réception desservant les trois appartements.

« Zoé ! Zoé ! »

Sa voix se brisa dans le silence de glace. Cette aile du Feu de Dieu semblait pétrifiée depuis des siècles, comme un château des contes enseveli dans l’oubli. Combien de jours s’étaient-ils écoulés depuis le début du cataclysme ? Sept, huit… dix ? Alice avait perdu la notion du temps. Elle n’avait pas tenu la comptabilité exacte des jours comme le prévoyait la procédure, indispensable selon Franx pour répartir au plus juste les réserves énergétiques et alimentaires. Elle se promit de faire preuve d’un peu plus de rigueur à l’avenir. Quand elle aurait retrouvé Zoé. Elle se rendit dans la chambre des Jeanneret, où sa fille était déjà allée à deux reprises en quête des hypothétiques somnifères de Coraline. Vide. Alice n’y avait pas remis les pieds depuis le départ de la famille Jeanneret. La pièce était restée quasiment intacte. Ils n’avaient pas eu la place pour mettre tous leurs effets dans le coffre de leur voiture et ils en avaient laissé une grande partie dans les armoires en attendant, selon Coraline, de revenir les chercher dès qu’ils seraient installés dans leur nouveau logement. Ils ne reviendraient jamais. Pas davantage que les autres familles. Qu’avaient-ils pensé lorsque la nuit et le froid s’étaient abattus sur eux ? Étaient-ils morts instantanément ? Avaient-ils eu le temps de regretter leur décision ? Alice refusa de se laisser submerger par l’eau amère qui sourdait du plus profond d’elle. Elle regretta d’avoir ressenti de l’exécration pour ses enfants. Elle était leur unique protectrice, elle devait arracher d’elle, comme des plantes vénéneuses, toutes les pensées qui la séparaient d’eux. Les considérer comme les prolongements de son propre corps. La chair de sa chair.

Le froid s’insinuait sous ses deux pulls, sous son tee-shirt aux manches longues, sous son pantalon, sous son collant de laine, sous ses chaussettes. Comme elle n’avait pas enfilé de gants, elle gardait enfouie l’une de ses deux mains dans la poche de son pantalon jusqu’à ce que l’autre, celle qui tenait la lampe, commence à s’engourdir. Elle visita les deux chambres minuscules des enfants Jeanneret (leur exiguïté avait fait l’objet de vives récriminations de la part de Coraline, qui estimait sa famille lésée par rapport aux autres membres de la communauté), meublées de lits et de commodes en bois blanc, ornées de posters fixés avec de la gomme sur les murs, personnages de mangas et de dessins animés, chanteurs et chanteuses adolescents aux tenues provocantes, rêves bradés par la télé et le Net. Elle passa ensuite dans l’appartement des Loustaleau, entièrement vide celui-ci – ils avaient loué un camion de déménagement pour, le jour même de leur départ, emporter toutes leurs affaires – et sinistre. Le rayon de la lampe accrochait de temps à autre des voiles blancs sur les lattes du parquet, sur les carreaux de terre cuite, des petits tas grisâtres dans les recoins, preuve que le Feu de Dieu n’était pas aussi étanche que l’avaient cru les membres de l’arche. Il aurait fallu repérer et reboucher les fissures dans les murs et les toitures, mais elle se sentait incapable de faire ce genre de travail.

Elle trouva Zoé dans l’ancienne chambre de Camilla, la fille de Vitto et de Stéphanie ; elle sanglotait, prostrée contre le petit lit, le pantalon et le collant baissés sur ses cuisses nues.

« Zoé, ça fait une heure que je te cherche ! Qu’est-ce qui s’est passé ? »

Pas de réponse. Elle s’approcha de sa fille, s’accroupit à ses côtés, promena le rayon de la torche sur elle : du sang lui barbouillait l’intérieur des cuisses.

« Est-ce que le grax t’a… »

Zoé lui lança un regard éperdu par-dessus son avant-bras replié.

« Zoé, réponds-moi ! »

Alice entoura de son bras les épaules tressautantes de sa fille.

« Non, maman… »

Zoé essuya d’un revers de manche ses joues baignées de larmes.

« Il ne m’a pas touchée. Je croyais mes règles finies, mais le sang s’est remis à couler, et j’ai pas eu le temps de mettre une serviette.

— C’est pour ça que tu pleures ? »

Zoé secoua la tête. Des larmes se décrochèrent de ses cils et scintillèrent dans la lumière de la lampe.

« Quand j’ai vu les chambres vides, je me suis rendu compte que nous étions seuls, maman, seuls au monde. Je n’aurai plus jamais d’amies, je n’aurai jamais de copain. J’étais tellement pressée de grandir. Tout ça, tout ça… (elle désigna le sang sur ses cuisses)… ne servira à rien.

— Il y a certainement d’autres survivants. Nous partirons à leur recherche dès que nous le pourrons.

— Dans cette nuit, dans ce froid ?

— Le soleil finira bien par réapparaître

— Quand ?

— Dans six ou sept ans d’après les prévisions de ton père.

— Ouais, soixante ou soixante-dix si ça se trouve ! Et je serai une petite vieille toute desséchée.

– Eh ben, on peut dire que tu as le moral ! »

Un sourire fugace s’évanouit sur les lèvres de Zoé.

« De toute façon, je me vois mal vivre comme ça encore six ou sept ans.

— On n’a pas d’autre choix, Zoé. Il faut attendre. Et garder espoir.

— Tu en as, toi, de l’espoir pour papa ? »

Alice se redressa pour détendre ses jambes ankylosées et soustraire sa tristesse soudaine au regard aigu de sa fille.

« Théo dit qu’il reviendra, et je me fie à ses perceptions.

— Le microbe prend ses désirs pour des réalités.

— Tu ne devrais pas appeler ton frère comme ça. Et te rhabiller : tu vas attraper la mort.

— La mort, on l’a déjà attrapée, maman. »

 

1 h 15.

Le tic-tac de la pendule battait avec la puissance d’un gong. Jim ronflait depuis plus de deux heures, mais Alice avait attendu que les menus bruits en provenance des lits de Théo et de Zoé s’estompent définitivement. Théo avait été le dernier à s’endormir. Il avait lu à la lueur d’une bougie avant de s’allonger sous la couette, se tournant et se retournant ensuite comme à son habitude avant de trouver la bonne position. Alice repoussa les draps et se glissa hors du lit. Elle s’assura que Jim dormait toujours, posa ses pieds nus sur le carrelage glacé, enfila à tâtons ses chaussons fourrés, passa un gilet de laine par-dessus le pyjama en coton qu’elle mettait pour la nuit et se dirigea à pas lents vers la cuisine. Le grax ne l’avait pas ménagée un peu plus tôt, la labourant avec brutalité, comme pour lui fournir une motivation supplémentaire. Elle n’eut pas besoin d’allumer la torche pour se repérer dans l’obscurité et se diriger vers la cuisine. Elle avait tellement parcouru le chemin en pensée au cours de la journée qu’il s’était imprimé dans son esprit. Lorsqu’elle s’éloigna du poêle, le froid transperça le coton de son pyjama et s’enroula autour de ses jambes. Une première volée de doutes l’assaillit, une nuée de rapaces aux becs acérés. Elle faillit rebrousser chemin, retourner dans la chaleur du lit, rassurante malgré la présence du grax, résista, se rendit dans la cuisine, contourna la table centrale, s’approcha du plan de travail, referma la main sur le manche lisse du couteau et l’extirpa de son socle de bois.