Les heures s’écoulaient, identiques. Sombres, froides, brumeuses. Sinistres.
Le pays n’était plus qu’un océan grisâtre aux vagues pétrifiées. Les cendres et la glace recouvraient les champs, les forêts, les routes, les ruines des villages et des villes. De temps à autre, les ténèbres crachaient des averses de flocons durs, cinglants, giflés par un vent rageur. Franx et Surya se réfugiaient alors dans une masure restée debout, dans un train renversé, sous un surplomb rocheux, et attendaient une accalmie. Il leur arrivait parfois d’être surpris par une chute de neige au beau milieu d’une plaine qui n’offrait aucun abri, et ils marchaient la tête courbée en se protégeant de leurs bras repliés. Certains cristaux, tranchants, transperçaient les vêtements et se fichaient dans la peau. Il fallait ensuite retirer ces aiguilles glacées en veillant à ne pas élargir les accrocs et en raccommodant le plus rapidement possible les chairs et les étoffes. La quête d’un endroit pour dormir se révélait, évidemment, ardue. Se coucher n’importe où, c’était se condamner à s’endormir à jamais. Franx refusait énergiquement de céder à la tentation lancinante de s’allonger sur le sol, de fermer les yeux, d’abandonner la lutte, de goûter enfin le repos. Chaque pas effectué, chaque seconde gagnée était une victoire minuscule sur les éléments, un encouragement à poursuivre. Ils marchaient quelque part entre Étampes et Orléans. Franx avait également repoussé toute idée de rebrousser chemin et de revenir dans le confort de la champignonnière, non par orgueil, mais parce qu’il n’y avait plus aucun avenir là-bas. Des images terribles l’avaient visité pendant son sommeil : des milliers de rats s’abattaient sur les rescapés et les déchiquetaient. Il avait vu Charline Sibony courir quasi nue dans une galerie sombre, trébucher, s’étaler de tout son long sur la terre battue, aussitôt submergée par une vague de rongeurs. Son dernier cri, atroce, insupportable, l’avait réveillé. Il s’était redressé, en nage, tremblant, dans l’ancienne bergerie où Surya et lui s’étaient installés. La fillette ne dormait pas. Elle le fixait d’un air grave, le front légèrement plissé, et il avait compris qu’il n’avait pas rêvé, qu’il avait été projeté pendant quelques secondes dans les entrailles de Buc, que les membres de l’ancienne équipe de tournage et les autres rescapés avaient tous été dévorés par les rats… Charline, Boris, Laura, Carole, Dalbard, Martins, Hélène… Les humains n’étaient pas certains de gagner la bataille de la survie contre leurs rivaux, supérieurs en nombre, plus résistants et mieux organisés. Il se demanda si le Feu de Dieu avait échappé au fléau. Maîtres des conduits souterrains, les rongeurs dénichaient des passages dans n’importe quelle construction, y compris la plus hermétique. Même si les membres de l’arche avaient pris la précaution d’entourer les fondations de répulsifs et de graines empoisonnées, rien ne garantissait que les rats ne trouveraient pas des brèches.
Aucune lueur n’apparaissait dans le ciel d’un noir profond, ni aube, ni aurore boréale, ni éruption volcanique. Ils erraient dans le pays de la désolation. Ils ne détectaient aucun signe de vie dans les campagnes et les villes qu’ils traversaient. Pas d’êtres humains, pas d’animaux. Des tumulus de cendres et de glace s’étaient formés autour des cadavres disséminés. Parfois, le vent violent dégageait une surface lisse et transparente, qui, comme une vitre, laissait entrevoir un bout de corps ou un visage figé, tiré momentanément de son sommeil éternel par la lumière de la lampe de Franx.
Des failles, des craquelures géantes et profondes, morcelaient l’écorce terrestre et remodelaient les structures géologiques. La plupart pouvaient être aisément contournées ; certaines exigeaient un détour de plusieurs kilomètres qui risquait de les égarer pour un bon bout de temps. Ils restaient le plus possible collés à la nationale 20, des tronçons quasiment intacts délimités par des barrières métalliques, d’autres disparaissant dans des gouffres ou sous des collines de décombres. On reconnaissait parfois les formes de voitures ou de camions dans les reliefs blanchâtres qui encombraient la route.
Ils s’arrêtaient régulièrement pour manger. Les vivres avaient diminué de façon alarmante et ils devraient rapidement reconstituer leurs réserves. Ils avaient depuis longtemps épuisé leurs bouteilles d’eau, de glace plutôt que Franx pulvérisait avec son couteau avant de donner une poignée de glaçons à Surya. Ils s’abreuvaient désormais de la neige ou de la glace qu’ils prélevaient dans la nature, acceptant le risque de la contamination ou de la pollution. Ils n’avaient pas ressenti pour l’instant d’autres symptômes qu’une diarrhée aiguë dont les conséquences n’étaient pourtant pas anodines dans un tel environnement. Ils avaient pu se réfugier l’équivalent de deux jours dans un motel dont deux bungalows étaient restés quasiment entiers. Ils avaient dégagé l’un d’eux du cadavre qui l’habitait (une femme, vêtue d’une robe de chambre, qui s’était probablement brisé le cou sur le rebord de la baignoire) et s’y étaient installés. Ils avaient récupéré des biscuits apéritif dans le frigo, et aussi des bières, que Franx avait tenté de dégeler à la chaleur du brasero installé près de la fenêtre. Le verre avait éclaté et la bière s’était répandue, moitié liquide, moitié solide, sur le sol. Après avoir repris des forces, ils s’étaient remis en chemin. Toujours aussi difficile d’affronter l’extérieur après avoir passé quelque temps dans un cocon relativement douillet. La physiologie s’était relâchée, la carapace fissurée, il fallait aiguiser la volonté ébréchée, réapprendre à pousser le corps dans ses ultimes retranchements. Endurer l’engourdissement douloureux des pieds et des mains. Supporter les coups de boutoir du vent, les giboulées glacées et cinglantes, la sensation désespérante d’être à jamais suspendu entre un ciel vide et une terre morte.
Orléans, quinze kilomètres.
Le panneau était resté debout à la sortie d’un hameau totalement rasé. Franx avait cherché une épicerie, en vain, impossible de distinguer quoi que ce soit dans cet amoncellement de ruines cimentées par la glace. Surya et lui avaient donc franchi une distance d’une centaine de kilomètres depuis Buc. Un exploit, déjà, mais Franx ne pouvait pas s’en réjouir, il leur restait le triple à parcourir jusqu’au Feu de Dieu. L’urgence commandait maintenant de trouver un hypermarché ou une supérette épargné par les tremblements de terre et les pillages. Ils tomberaient certainement, en approchant d’Orléans, sur l’un de ces centres commerciaux qui avaient poussé comme des champignons toxiques à la périphérie des villes (Franx avait souvent vilipendé ces bâtiments disgracieux qui donnaient l’impression que les villes s’étaient clonées à l’infini).
Il eut la vision, en sortant du village, d’une maison basse et d’une cheminée d’où montait un panache de fumée blanche. Il ne s’étonnait plus de ces images ou de ces successions d’images qui s’imposaient à lui. Il ne fut donc pas surpris de découvrir, quelques centaines de mètres plus loin, des bâtiments nichés dans un vallon au-dessus de la ligne sombre et sinueuse d’une rivière gelée. Une ferme, une maison d’habitation basse, plaquée au sol, flanquée d’une grange et de deux autres dépendances, également basses, toutes en excellent état. Il distingua des lueurs vacillantes par les interstices d’un volet. Le vent ployait par instants la colonne de fumée qui montait de la cheminée.
« Il y a des gens, là-dedans, dit-il d’une voix joyeuse. Ce serait bien d’aller les saluer, tu ne crois pas ? »
Surya posa sur les bâtiments un regard farouche, presque apeuré. Deux visages apparurent à Franx, un homme et une femme aux cheveux blancs et aux visages foisonnants de rides. L’homme, penché sur une assiette, lapait bruyamment le liquide jaune et fumant qui emplissait son assiette creuse. De temps à autre, il levait sur la femme un regard étrange, indéfinissable.
« Ça ne te dit rien de passer une vraie bonne nuit au chaud ? »
Surya garda les yeux rivés sur la maison. Elle maigrissait à vue d’œil. Il la portait les trois quarts du temps. Chaque fois qu’ils s’allongeaient pour dormir quelques heures, il craignait qu’elle ne se relève pas.
« On n’a pas le choix, de toute façon : tu en as besoin. »
Il la souleva, l’installa sur ses épaules et dévala d’un pas résolu la colline qui descendait vers la maison.
« Ça va vous faire du bien. »
Josy posa deux assiettes de soupe devant ses invités. Son mari n’était pas encore rentré.
« Ça fait longtemps qu’il est sorti ? » demanda Franx.
L’absence de l’homme l’avait surpris, mais il s’était rendu compte en plusieurs occasions qu’un décalage se produisait parfois entre ses visions et la réalité ; elles ne lui montraient pas nécessairement un moment précis, les scènes étaient parfois symboliques, intemporelles.
« J’sais pas, une heure peut-être…
— Qu’est-ce qu’il est allé faire dehors ? »
Josy marqua un temps d’hésitation.
« Chercher… du bois. On en a toujours besoin.
— Pas évident d’en couper avec ce gel.
— Oh, mon Milou, il sait se débrouiller.
— Milou ? Comme le chien de Tintin ?
— C’est à cause de Tintin qu’on l’appelle comme ça. Tout petit, il passait son temps à lire les albums. Il les connaît par cœur. »
La vieille femme retourna près de la cuisinière et jeta un coup d’œil à l’intérieur du grand fait-tout. Des gousses d’ail pendaient aux poutres noueuses et noires entre les papiers tue-mouches encore couverts d’insectes englués. Des bougies dressées à l’intérieur de boîtes de fromage diffusaient une lumière douce et ambrée. Un lit défait trônait dans un coin de l’unique pièce, des vêtements jonchaient pêle-mêle une antique bergère au tissu déchiré. Une odeur indéfinissable imprégnait la maison, un mélange de charbon de bois, de légumes chancis, de crasse et de graisse rance. Josy était encore bien en chair pour une femme qui s’était amèrement plainte des privations un peu plus tôt. Elle avait accueilli les visiteurs avec un soupçon de méfiance au début, puis elle avait ouvert en grand sa porte avec un sourire de bienvenue. Elle leur avait immédiatement servi une assiette de la soupe jaunâtre qui mijotait en permanence sur la cuisinière. Tandis qu’ils mangeaient, elle leur avait raconté, d’une voix étrangement aiguë, comment son Milou et elle avaient survécu au cataclysme qui avait exterminé pratiquement tout le monde dans les environs. La chance, comment expliquer ça autrement que par la chance ? avait voulu que leur maison résiste aux deux tremblements de terre, de sacrées secousses hein, ça a fait un tel boucan qu’on aurait cru des explosions. L’électricité, la radio et la télé coupées, ils n’avaient pas bougé de chez eux en attendant que tout soit rétabli, puis la nuit était tombée et le jour ne s’était plus jamais levé, une drôle de neige était tombée du ciel, le gel avait tout figé tout autour, ils avaient compris que ce fichu temps du diable était parti pour durer et s’étaient organisés pour ne pas mourir de froid et de faim. Heureusement, ils avaient mis de côté un tas de bocaux de légumes et de fruits, ils avaient tué un beau goret de cent trente kilos quelques semaines plus tôt, ils avaient pendu deux jambons dans le cellier, ils avaient fait du boudin, des pâtés, des rillettes, ils avaient encore de quoi tenir le coup.
Franx lui demanda si d’autres survivants étaient venus frapper à leur porte.
« Dame, non ! Vous êtes les premiers. On croyait bien, mon, Milou et moi, qu’y avait plus que nous deux sur cette terre. »
Franx eut la nette impression qu’elle mentait. Il en eut la confirmation dans le regard de Surya. Il entrevit des corps allongés à l’intérieur d’un enclos jonché de paille. La scène, assez floue, soulevait un sentiment d’angoisse, voire d’horreur. Il voulut interroger la vieille femme, mais sa bouche, soudain lourde, incontrôlable, refusa de s’ouvrir. La pièce se mit à valser autour de lui, les poutres, la cuisinière, le lit, la bergère, le sol en pisé, Surya, Josy… Il essaya de se lever, ne parvint qu’à glisser de sa chaise et à s’affaler de tout son long, incapable de maîtriser son corps, comme si ses nerfs et ses muscles ne lui obéissaient plus. Il vit encore tournoyer les lueurs des bougies au-dessus de lui… des étoiles devenues folles dans un ciel instable… le visage de la vieille femme à quelques centimètres du sien, fendu d’un sourire hideux.
Un mouvement le réveilla.
Une série de crépitements retentirent autour de lui. Quelque chose l’agaçait, lui piquait la joue. Entre ses cils encore collés par la chassie, il ne distinguait rien d’autre qu’une obscurité profonde, impénétrable. L’odeur suffocante de déjections lui donnait l’impression d’être tombé dans une fosse septique. Il tourna la tête pour écarter l’aiguille irritante plantée dans sa joue. Un brin de paille.
La première chose qu’il se remémora, ce fut sa vision des corps allongés dans une litière de paille. Puis le visage de la vieille femme, comment s’appelait-elle déjà ?… Josy, et son horrible sourire. Ensuite les yeux inquiets de Surya.
Surya ?
Il tenta de crier son nom, il ne parvint pas à expulser un seul son. De même, il n’avait pas la capacité d’esquisser le moindre geste. Sa conscience lui avait été rendue, mais pas la coordination entre son esprit et son corps. Prisonnier d’un organisme inutile, inerte. Saisi de panique, il en appela à toute sa volonté pour remuer ses bras et ses jambes, il ne réussit qu’à rouler sur le côté et à heurter un obstacle dur. Un autre corps, il s’en aperçut au bout de quelques secondes en discernant une faible respiration. Trop corpulent pour être Surya. Il lutta encore un moment pour reprendre empire sur lui-même. En pure perte. Épuisé, il sombra dans un sommeil haché, entrecoupé de cauchemars. Dans ses rares instants de lucidité, il comprit qu’il s’était jeté de lui-même dans un piège. Il se souvint de la peur dans les yeux de Surya. La fillette s’était efforcée de l’avertir, il n’en avait pas tenu compte, attiré par la fumée, par la perspective de passer un ou deux jours dans la chaleur d’un foyer.
La porte de bois s’ouvrit dans un grincement, libérant un flot aveuglant de lumière. Une silhouette s’engouffra dans l’enclos et promena une lampe tempête au-dessus de Franx et des autres. Son visage apparaissait par intermittence, au gré de ses mouvements. L’homme portait un seau, dont il renversa le contenu dans la paille. L’un de ses yeux était vitreux, mort ; l’autre, profondément renfoncé sous l’arcade saillante, brillait sous la broussaille du sourcil. Des grognements sourds mouraient dans ses expirations sifflantes. Franx ne recouvrait toujours pas l’usage de la parole, ni de ses mouvements. Il estimait, en comptant les respirations, que six ou sept individus étaient enfermés dans cette pièce basse, une ancienne soue à en juger par l’odeur. L’homme – Milou, sans doute – se pencha et se releva presque aussitôt en soulevant une forme inanimée et en poussant un ahanement. La lampe éclaira furtivement le corps à demi dénudé d’un enfant de dix ou onze ans. Franx le crut mort avant qu’il ne bouge un bras et n’émette un long geignement. L’homme le cala contre sa hanche et sortit de l’enclos dont il referma la porte. Deux crissements retentirent, des verrous probablement, puis des pas décroissants jusqu’à ce que le silence, incisé par les sifflements du vent, retombe sur les lieux.
Des crépitements de paille et des bruits de mastication montèrent autour de Franx. Il lui fallut un peu de temps pour comprendre que l’homme leur avait servi le repas du jour et que, s’il voulait reprendre un minimum de forces, il devait à tout prix s’alimenter. Il rampa donc sur la paille jusqu’à ce qu’il hume une vague senteur de légumes bouillis. Son nez heurta une boule humide qui était, il s’en aperçut en la coinçant entre ses lèvres, une pomme de terre. Il la mâcha lentement. La saveur du tubercule lui tira des larmes. La situation n’était pas brillante, mais il avait la sensation de revenir à la vie. Il mangea d’autres morceaux de pomme de terre, d’autres légumes, navets, carottes, choux, et des petits morceaux de lard répandus dans la litière. Il s’appliquait à retirer les brins de paille collés à l’aide de ses lèvres ou de ses dents. Quand il heurtait un autre prisonnier, ce dernier s’écartait sans insister, trop faible sans doute pour lui disputer les miettes de nourriture.
Le garçon que l’homme avait emporté ne revint pas. Franx prit conscience qu’on lui avait retiré une partie de ses vêtements. Comme il n’avait pas froid, il ne s’en était pas rendu compte jusqu’à présent. On lui avait laissé ses sous-vêtements, ses chaussettes et un pull par-dessus son tee-shirt. Les brins de paille lui irritaient les jambes, le cou et le visage. Il se demanda encore une fois pourquoi ce couple de vieillards les avait bouclés, les autres captifs et lui, dans cette soue. La réponse finit par se dessiner, tellement inconcevable qu’il ne lui avait pas permis de remonter à la surface de son cerveau embrumé.