1

 

« Allô, papa. »

La voix de Zoé, oppressée. Pas dans ses habitudes d’appeler à l’aube.

« Papa ? T’es là ?

— Hmmm… »

Les yeux de Franx glissaient sur le miroir piqueté et scintillant de la Seine. Arrivé une demi-heure avant l’ouverture de l’étude du notaire, il flânait sur le Pont-Neuf et contemplait le lever du jour sur Paris, ciel couleur de plomb, aucun souffle d’air, moiteur étouffante.

« Ils sont partis…

— Hmmm… »

Pas étonnant : ils, les Jeanneret, parlaient de déserter depuis des semaines. Ils avaient exploité les quelques jours d’absence de Franx pour s’enfuir de la communauté, comme les deux autres familles avant eux.

« Julie est plus là maintenant, j’ai plus de copine. » Des éclats de reproches dans la voix acide de Zoé. « Jim, lui, est resté. Je l’aime pas. J’aime pas sa façon de tourner autour de maman. J’aime pas comment il me regarde. »

Jérémie, dit Jim, un échalas de trente ans et presque deux mètres, brun, mince, cheveux noirs et bouclés, visage légèrement grêlé, yeux globuleux, venu dans les bagages d’une famille de la communauté, laquelle déjà ? et, depuis, tapant l’incruste, mangeant et buvant comme quatre, squattant une grande chambre et un lit à deux places, paresseux, sarcastique, arrogant, charme vireux qui fascinait la plupart des femmes – y compris Alice.

« Quand est-ce que tu rentres, papa ? »

Le temps de régler la succession de la tante Maëlle décédée une semaine plus tôt. Franx héritait, en tant qu’unique neveu, de son trois pièces du VIe arrondissement. Il prévoyait de le mettre en vente, puis, avec la manne récoltée, d’offrir de longues vacances au soleil à sa famille avant de commencer une nouvelle vie. S’il n’était pas trop tard. Si Alice consentait à lui offrir une deuxième chance.

« Je les ai entendus hier soir. Ils ont dit du mal de toi. Ils ont dit que tu étais taré, que t’étais… prana… panar…

— Paranoïaque.

— … qu’ils ont été fous de t’écouter, toi et tes histoires de fin du monde. Ils ont dit qu’ils avaient perdu plein d’argent à cause de toi et qu’ils… enfin, j’ai pas tout compris, ils parlaient de t’envoyer en justice. »

Le Feu de Dieu n’était qu’une communauté autarcique sans règle religieuse ni disciplinaire, une association d’individus adultes et consentants, mais les anciens compagnons de Franx se retourneraient contre lui pour abus de confiance et escroquerie. Le comportement d’adeptes repentis d’une secte, consternés tout à coup par leur crédulité et leur aveuglement.

« Et maman… » La respiration de Zoé, au bord des larmes, se fit saccadée. « Eh ben, elle était d’accord avec eux. Elle a dit qu’elle en a marre elle aussi de la vie que tu nous fais mener. Qu’elle va s’en aller. Te laisser tout seul comme… comme un… con au Feu de Dieu avec tes réserves d’eau, d’essence, tes conserves et tes sacs de farine. Elle dit que tu nous as empêchés de vivre et qu’elle regrette de t’avoir écouté. »

Alice et Franx s’étaient éloignés l’un de l’autre en silence, ils ne se désiraient plus, ne se touchaient plus, ne s’affrontaient plus, ne se flairaient plus, ne se regardaient plus. Ils ne s’étaient sans doute jamais vraiment aimés. Comme les Jeanneret, comme les autres, elle le jugeait coupable de la médiocrité de son existence, oubliant à une vitesse étonnante le principe, qu’elle avait pourtant défendu avec conviction, de la responsabilité individuelle.

« Papa, quand est-ce que tu rentres ? Jim me fait peur. »

Franx, qui avait compté sur l’aide de Ludo Jeanneret, doux colosse d’un mètre quatre-vingt-quinze et de cent dix kilos, pour virer le parasite, devrait donc se charger seul de Jim avant qu’il n’occupe tout le nid. Le comportement ambigu d’Alice ne lui faciliterait pas la tâche : depuis quelque temps, elle utilisait une gamme insoupçonnée de sourires, pauses et minauderies pour attirer le regard de l’intrus. Franx faillit balancer son mobile dans la Seine. À en croire la conversation qu’elle avait eue avec les Jeanneret avant leur départ, Alice avait tiré une croix sur leurs quinze années de vie commune et l’avait peut-être déjà remplacé.

« Demain, je pense. Et Théo, comment va-t-il ?

— Oh, lui, c’est bien un garçon ! Il passe son temps à jouer aux Indiens avec son arc et ses flèches, toujours seul, il s’intéresse même plus à ses jeux vidéo… Tu sais, papa, moi, je ne pense pas comme les autres.

— Hmmmm… »

Zoé, douze ans et encore l’âge des illusions. Bientôt, sa poitrine pousserait, son sang de femme coulerait et son père cesserait d’être un héros. Le téléphone de Franx émit l’exécrable sonnerie qui annonçait la décharge imminente de la batterie.

« On va être coupés.

— T’as encore oublié de recharger, hein ? »

Tout dans l’abstrait, rien dans le concret, aurait persiflé Alice. Abstraite, la fin du monde prophétisée par les anciens mythes, les voyants et de récentes études pseudo-scientifiques, abstrait, le projet de l’arche du Feu de Dieu dans un coin paumé du Périgord noir, abstraits, le bouleversement planétaire, l’inversion des pôles et le passage à la nouvelle ère, abstraits, les mythes eschatologiques, l’Apocalypse, le calendrier et le cinquième soleil des Mayas… D’abstrait à absurde, il n’y avait qu’un pas, franchi par tous ceux que Franx avait entraînés dans l’aventure. À l’enthousiasme du départ avaient succédé le découragement, le doute, le ressentiment, la haine. On avait amassé d’énormes réserves d’énergie, d’eau et de nourriture pour franchir les années terribles annoncées par les prophètes de tous bords, on avait consolidé la toiture et les fondations de l’ancienne ferme, on avait creusé un puits ainsi qu’une immense réserve souterraine parfaitement étanche et munie d’un système d’aération intégrée, on avait fermé la cour intérieure avec une grille épaisse et opaque, on avait planté des pointes métalliques et des tessons de bouteilles sur les murs et les toits, on avait comblé avec du béton toutes les ouvertures, meurtrières ou fenêtres qui donnaient sur l’extérieur. Les bâtiments, granges, habitations, avaient maintenant l’allure d’un bunker hostile, d’autant plus difficile à approcher qu’entouré d’une douve de six mètres de largeur et de profondeur, elle-même bordée de buissons épais, épineux, toxiques. Les habitants des villages voisins en parlaient comme d’un « asile » et traitaient ses occupants de « fadas » ou de « gouyas ». Ils disaient, l’œil glauque et le ventre important, qu’il s’en passait de belles là-dedans, que tout le monde couchait avec tout le monde, parfois tous ensemble, et qu’il y avait les enfants dans le tas, filles et garçons. Vilipendée par les populations extérieures, la communauté avait fini par se désagréger de l’intérieur, les effets de l’isolement, du confinement, ambiance croupie, désirs rentrés, silences vénéneux, lent pourrissement, premières fissures, reproches larvés, discussions orageuses, affrontements de plus en plus violents jusqu’à la menace physique et la rupture. Franx avait mis les autres en garde contre le mécanisme implacable qui, depuis la nuit des temps, disloquait les groupes humains rassemblés autour d’une idée, d’un désir.

« Papa ? »

Franx avait voulu tout contrôler, fort de cette conviction, sans doute inepte, que seuls les prévoyants survivraient dans les années à venir. Il errait maintenant comme un astre mort dans un vide obscur et glacé. Il lui fallait vendre au plus vite l’appartement de sa tante, le brader au besoin, ouvrir en grand les portes et les fenêtres de la cage dans laquelle il avait enfermé les siens, descendre enfin du monde des esprits pour réintégrer la chair, tenter de rattraper et de reconquérir Alice, reconnaître qu’il s’était trompé, lui demander pardon, une démarche mortifiante pour un orgueilleux de son espèce.

« Ça va bientôt couper, Zoé.

— Y a plein d’araignées dans la maison, des toiles partout. Maman dit que c’est une calamité.

— Ne les touchez surtout pas : ça veut dire que les insectes vont affluer et qu’elles prévoient de faire des réserves. Oh, et puis, faites ce que vous voulez.

— Vivement que tu sois là, papa. J’aime pas quand t’es loin… »

Le téléphone s’éteignit. Il se souvint tout à coup qu’il l’avait mis en charge une partie de la nuit. La batterie était probablement morte. Il avait hâte lui aussi de retourner au Feu de Dieu et d’embrasser ses enfants. Il ne les avait pas assez respirés, il les avait négligés, occultés, il ne leur avait pas suffisamment dit qu’il les aimait, il n’avait pas assez souvent joué avec eux, toujours plongé dans ses bouquins, dans ses théories, ses réflexions, ses recherches, ses rêveries, ses interrogations, en quête d’un inaccessible ailleurs. Alice lui reprochait d’être un pur idéaliste (ce qui, en filigrane, signifiait qu’elle n’était pas satisfaite de leur vie sexuelle), et il avait eu beau s’en défendre en affirmant que, justement, il cherchait à se débarrasser de tous les conditionnements pour vivre le moment présent, il devait reconnaître qu’elle avait eu raison, qu’il n’avait avec le réel qu’un rapport distant, inadapté.

La Seine semblait charrier du plomb liquide. Les vedettes amarrées sous le Pont-Neuf se balançaient mollement dans un concert de grincements. L’été, qui avait été moite, malade, prolongeait sa convalescence en ce début d’octobre. Les arbres du Vert-Galant, sur la pointe de l’île à sa droite, n’avaient pas encore revêtu leurs livrées d’automne. Les voitures, les taxis, les bus, les motos, les vélos et les piétons se disputaient les maigres rubans anthracite entre les parapets et les façades.

Franx avait cru que les deux tsunamis meurtriers du printemps, l’un en Asie et l’autre en Amérique du Sud (deux millions de morts), les ouragans à répétition sur les Caraïbes et le sud des États-Unis, les secousses de forte amplitude enregistrées au début du mois d’août dans le Massif central, en Iran, au Moyen-Orient, dans le Caucase, en Californie, préfiguraient le cataclysme annoncé par les antiques prophéties. Après l’affolement des premiers jours et un colloque international organisé en toute hâte, les vulcanologues et les spécialistes de la tectonique des plaques avaient déclaré que l’activité sismique n’avait rien d’alarmant. Rassurées, les populations avaient pu jouir sans retenue d’un été brûlant. La part orgueilleuse de Franx l’avait regretté, sa part humaniste s’en était félicitée : on ne peut pas décemment souhaiter la mort de milliers d’êtres humains pour la seule satisfaction d’avoir eu raison envers et contre tous.

Il consulta sa montre. L’étude de la rue Guénégaud ouvrirait dans une petite dizaine de minutes. Il se redressa et, avec un goût d’amertume dans la gorge, se dirigea d’un pas lourd vers le quai de Conti. Les exclamations d’un groupe de touristes asiatiques le tirèrent de ses réflexions. Ils photographiaient avec acharnement le ciel qui avait pris une soudaine et étrange teinte noire au-dessus de la Seine, comme si la nuit se relevait à l’ouest. Une rafale de vent balaya le pont, bobs et chapeaux s’envolèrent, les touristes s’éparpillèrent en riant entre les véhicules pour les rattraper, indifférents aux coups de Klaxon et aux vociférations des automobilistes. Franx revint s’accouder au parapet. Des vaguelettes hérissaient la surface du fleuve. Un silence dense, presque palpable, s’était posé sur les toits, étouffant les grondements des moteurs, les monologues téléphoniques des passants, la rumeur de la ville. Des traits de lumière mauve et verte transpercèrent l’horizon obscurci, si furtifs que Franx crut avoir été le jouet d’une illusion d’optique. Il jeta un regard autour de lui. À part les quelques touristes asiatiques qui avaient gardé leur couvre-chef sur leur tête et leur appareil photo à la main, personne ne s’intéressait au phénomène, chacun se hâtait vers son lieu de travail en ruminant ses pensées, matin ordinaire d’un mardi ordinaire. Chaud, fétide, le vent qui soufflait en continu évoquait l’haleine d’un monstre tapi dans les nuages, un dragon des mythologies chinoises. L’obscurité continuait de se déployer à l’ouest.

Des hommes et des femmes s’agglutinaient à présent de chaque côté de Franx et levaient des yeux inquiets sur le ciel, des piétons, mais aussi des cyclistes, leur vélo à la main, et des automobilistes descendus de leur voiture.

« Ils ont dit à la radio qu’il se passait des trucs bizarres, murmura une femme.

— Une baisse brutale de l’activité magnétique », précisa un homme.

Le flot des véhicules s’était figé sur le pont. Curieusement, plus personne ne songeait à klaxonner. Franx perçut un long frémissement sous ses pieds. Ce n’étaient plus des risées qui agitaient la surface hérissée de la Seine, mais des remous, des tourbillons aux cercles de plus en plus amples, de gigantesques bondes s’ouvraient dans le fond et aspiraient l’eau. Ballottées, les vedettes du Pont-Neuf se tamponnaient violemment. Une deuxième salve d’éclairs violets, jaunes, verts, beaucoup plus longue que la précédente, illumina la frange obscure du ciel. Des phénomènes magnétiques aux formes et aux couleurs somptueuses, comparables aux aurores boréales. Franx s’efforça de remettre de l’ordre dans le chaos de ses pensées. Regagner d’urgence le Feu de Dieu… Foncer d’abord à l’hôtel, récupérer des vêtements chauds, gagner la gare d’Austerlitz, sauter dans le premier train pour Brive avant qu’il ne soit trop tard… Il ne parvenait pas à détacher son regard du spectacle fascinant qui se jouait au-dessus de Paris, et probablement dans d’autres régions du monde. La Seine avait baissé d’un mètre en quelques minutes. Le temps paraissait suspendu, la ville pétrifiée.

Le fleuve se vida tout à coup dans un bruit prolongé de succion, l’eau s’évanouit à une vitesse sidérante, comme aspirée par la gueule béante d’un monstre, dévoilant un lit tapissé d’une végétation luisante et de poissons frétillants, des bateaux se retrouvèrent plantés dans la vase, d’autres se renversèrent dans un fracas de bois et de vitres brisés.

« Elle est passée où, la flotte ? » souffla un homme.

Franx pensait avoir une réponse plausible à cette question : des séismes s’étaient produits le long des failles tectoniques et avaient provoqué dans l’écorce terrestre de nouvelles fractures par lesquelles l’eau de la Seine s’était échappée. On distinguait d’ailleurs, entre les algues, des crevasses larges et sinueuses qui couraient le long du lit asséché. Le Bassin parisien n’était pas classé dans les zones à risques, mais aucun scientifique, aucun spécialiste ne pouvait prévoir les conséquences d’un cataclysme d’envergure planétaire, ni prédire avec exactitude quelles régions seraient touchées. La terre était un immense corps dont on connaissait mal les rouages, les équilibres, les résonances. Des craquements s’élevèrent des quais, une brève secousse ébranla les bâtiments plusieurs fois centenaires de l’île de la Cité. La lumière déclina, vaincue par les ténèbres qui continuaient de lancer leurs pointes sombres à l’assaut du jour, traversées de splendides figures lumineuses en forme d’arcs, de raies ou de couronnes. Le vent de plus en plus violent, de plus en plus chaud, s’engouffrait dans les chevelures et dans les vêtements. Les passants répartis sur le pont s’agrippaient de toutes leurs forces au parapet ou à leur voisin pour ne pas être emportés par les bourrasques.

Franx avait toujours pensé que des coups de semonce précéderaient le grand bouleversement annoncé par les Mayas, les Hopi, saint Jean et d’autres prophéties. Il n’avait plus aucune certitude désormais, hormis celle-ci : il n’était pas à la bonne place au bon moment. Il espéra de toutes ses forces que les éléments s’apaiseraient et lui laisseraient le temps de rentrer au Feu de Dieu. Une ondulation parcourut le Pont-Neuf et renversa comme des quilles un groupe d’hommes et de femmes. Un grondement sourd et prolongé domina les cris d’effroi. Déséquilibré, Franx eut le réflexe de se raccrocher à une saillie de pierre. Tout près de lui, une femme, la robe retroussée jusqu’à la taille, agitait ses membres avec la maladresse d’une tortue couchée sur sa carapace. Jolies jambes d’ailleurs, longues, fines, gainées de bas sombres. Il la prit par la main et l’aida à se relever. Elle remit de l’ordre dans sa tenue et ses cheveux bruns avant de le remercier d’un pâle sourire.

« Vous… vous savez ce qui se passe ? »

La frayeur fêlait sa voix grave.

« J’en ai une vague idée. Mais je ne sais pas si… »

Une partie du pont s’écroula dans un fracas assourdissant. Cette fois, Franx ne put éviter la chute. Il tomba lourdement sur le dos et glissa, au milieu d’autres corps, sur le trottoir et la route transformés en toboggan. Une immense gueule coupait en deux l’ouvrage affaissé. Il revit en un éclair la succession d’événements qui l’avaient amené sur le Pont-Neuf, étonnamment nette, images, sensations, odeurs, détails. Le coup de téléphone annonçant la mort de la tante Maëlle, la dispute nauséeuse avec Alice la nuit précédant son départ, les visages ensommeillés et détendus de Théo et de Zoé, le regard fuyant du Ludo Jeanneret au petit matin, le bunker du Feu de Dieu, ombre massive dans le brouillard matinal, la gare de Brive, la vieille dame assise en face de lui et ses ongles peints de rouge vif qui pianotaient de façon hystérique sur les touches de son téléphone, le mendiant dans le métro, son odeur de crasse et d’urine, la rue Guénégaud, le regard complice, salace, échangé entre le notaire et sa secrétaire, le rendez-vous fixé deux jours plus tard, le temps de préparer le dossier de succession, la première nuit dans la chambre de l’hôtel, exiguë, étouffante, la conversation glacée avec Alice, les cauchemars, le café insipide du petit déjeuner, la journée entière à flâner dans les rues de Paris, les trois romans de science-fiction du FNA achetés chez un bouquiniste, le déjeuner dans un marocain, le dîner dans un indien, le couple de touristes japonais à la table d’à côté, incendié par les épices, la seconde nuit, aussi agitée que la première, les quelques mots échangés avec Théo – Alice avait refusé de lui parler –, le réveil en sursaut, le corps couvert de sueur glacée, le café toujours aussi amer et le pain toujours aussi dégueulasse, la marche d’une vingtaine de minutes en direction du VIe arrondissement, la moiteur détestable, le coup de fil angoissé de Zoé… Une barre métallique se dressait devant lui. Il la saisit au moment où il basculait dans le vide, s’y agrippa de toutes ses forces, resta suspendu une vingtaine de mètres au-dessus du lit de la Seine. Des voitures et des corps s’écrasèrent en contrebas. La barre ploya sous son poids. Il parvint à cramponner une deuxième aspérité avec sa main libre et à se hisser sur le tablier. Du côté du grand bras, le pont était pratiquement resté intact, à ce détail près qu’il s’était incliné d’environ quarante degrés. Franx réussit à se rétablir et, s’aidant du parapet, à remonter la pente. D’autres corps, d’autres voitures glissaient sur le macadam, certaines emportant des conducteurs et des passagers tellement stupéfaits qu’ils n’avaient pas le réflexe de sauter de l’habitacle. Les ténèbres ensevelissaient Paris, éclairées par des aurores qu’on n’admirait d’ordinaire que dans le Grand Nord, le vent emportait les hurlements, les gémissements, les ronronnements des moteurs, le tumulte.

Cinq mètres plus haut, un homme arc-bouté sur ses jambes tentait de regagner la rive. Le pont trembla de nouveau, pas seulement le pont, les bâtiments sur les quais s’effondrèrent l’un après l’autre comme un château de cartes. L’homme lâcha le parapet et, happé par la pente, percuta Franx de plein fouet.