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Six jours furent nécessaires aux anciens captifs pour recouvrer leur motricité et une partie de leur énergie. Au début Franx leur servit leur pitance dans la soue, comme Milou, mais sans la dose de poudre qui les maintenait dans leur léthargie. Ils purent esquisser leurs premiers mouvements et se tenir à peu près debout au bout de trois jours. Il puisait, pour préparer les repas, dans les réserves abondantes de légumes, de pâtes et de riz. Il ne touchait pas aux bocaux qui contenaient de la viande. Il se demandait si les lardons répandus par Milou dans la litière de paille ne provenaient pas d’un corps humain, s’il n’avait pas été anthropophage malgré lui. Il confectionnait également des galettes avec de la farine blanche ou complète qu’il délayait dans un peu d’eau salée et pétrissait jusqu’à obtenir une pâte souple et lisse. Le reste du temps, il maintenait le feu dans la cuisinière, s’occupait de Surya, dormait par périodes de deux ou trois heures sur la bergère, explorait la maison et les environs, armé de son pistolet. Il découvrit deux autres têtes humaines près d’un ancien tas de fumier. Une excroissance métallique leur avait évité d’être ensevelies sous la glace et la cendre. Il estima que les provisions de nourriture, de bois et de charbon auraient permis au couple de survivre deux ou trois ans. Lorsque les six autres captifs de la soue reviendraient à la vie, ils en auraient à peine pour trois ou quatre mois et il leur faudrait rapidement chercher de nouvelles sources d’approvisionnement. Milou et Josy gardaient les effets de ceux qu’ils capturaient, les vêtements, les chaussures, les ceintures, les portefeuilles, les médailles, les montres, et même les téléphones cellulaires, entassant tout ce qu’ils pouvaient amasser, comme si la possession de ces objets, dérisoire dans les circonstances, était une garantie sur l’avenir.

Franx avait rassemblé, dans une caisse de bois qu’il avait installée dehors, près de l’entrée de la maison, les vivres nécessaires à son périple, barres de céréales, tablettes de chocolat, sucre, miel, confitures, noix, noisettes, beurre, huile, galettes de farine, et puis, sur la grande table de la pièce, les lunettes, les écharpes, les gants, les lampes de poche, les piles, les allumettes, les briquets, les couteaux, les cartouches, les balles. Il évaluait la température extérieure à moins trente degrés. Ils partiraient, Surya et lui, dès que les captifs auraient recouvré leur autonomie. Il n’avait pas vérifié l’état de l’œil de Milou, peut-être condamné à une cécité totale et définitive. Les deux vieux se terraient dans le fond de la soue, l’un à côté de l’autre, solidaires dans la disgrâce comme ils l’avaient été dans l’horreur. Franx n’avait pas besoin de les menacer de son pistolet : ils ne bougeaient pas lorsqu’il s’introduisait dans l’enclos, résignés, un peu comme des dictateurs déchus conscients que leur temps est révolu et que le jour est venu de rendre des comptes. De temps à autre, Milou poussait des gémissements de bête blessée et Josy le prenait dans ses bras, lui posait la tête sur sa poitrine et le consolait comme un enfant. Il ne revenait pas à Franx de sceller leur sort, il laisserait les autres captifs en décider. Il y avait probablement une part de lâcheté dans sa résolution, mais il ne se sentait pas capable de les juger, encore moins d’exécuter une sentence.

Le ciel, toujours aussi sombre, ne crachait plus de neige ni de cendres depuis quelques jours, des conditions relativement favorables pour entreprendre le voyage jusqu’au Feu de Dieu. Les captifs étaient désormais suffisamment solides pour sortir de la soue. Il les invita à le suivre lors de sa visite suivante. Ils lui obéirent et passèrent dans la grande pièce d’une allure encore hésitante. Il referma la porte et poussa les verrous. Il perçut, avant de les rejoindre, le long mugissement de désespoir de Milou et les murmures consolateurs de son épouse.

Il observa les captifs, quatre garçons et deux filles, âgés de quinze à douze ans. Leur air hébété et leur saleté repoussante le dissuadèrent de les interroger. Ils devaient d’abord se laver, puis se nourrir et se reposer en attendant que la parole leur soit rendue. Leurs yeux n’affichaient aucune expression, comme si la claustration avait éteint en eux toute étincelle de vie. Ils restaient les bras ballants, muets, incapables de prendre une initiative. Surya les fixait avec une attention presque douloureuse. Franx alla tirer de l’eau au puits et revint avec la bassine pleine qu’il posa délicatement sur la cuisinière. Ils ne réagirent pas quand il leur proposa de se laver. Il eut tout à coup la vision d’un groupe d’adolescents qui entraient en file indienne dans une maison située à l’écart d’une route. Ils longeaient une grande pancarte en bois où s’étalaient ces mots, peints à la main : la Prairie, maison d’accueil pour handicapés. Il se tourna vers Surya. La fillette le dévisageait avec intensité. Elle avait puisé leur histoire dans leurs mémoires pour la lui transmettre. Comment s’étaient-ils retrouvés dans cette ferme après le cataclysme ?

Une ondulation soudaine du bitume soulève et renverse le minibus dans le fossé. Les passagers sortent un à un du véhicule, légèrement étourdis, se regroupent tous les dix et avancent au hasard jusqu’à la tombée de la nuit. Ce n’est pas la nuit, d’ailleurs, mais l’affaissement soudain du jour, comme si la Terre déboussolée s’était mise à tourner dans l’autre sens. Le froid se déploie très rapidement. De drôles de flocons légers et puants tombent du ciel. Les rescapés paniquent, crient, pleurent, marchent jusqu’à la porte d’une ferme. Ils frappent. Une vieille femme vient leur ouvrir et, avec un grand sourire, leur propose d’entrer. Certains renâclent, cette femme leur semble méchante, mais l’obscurité est tellement froide et effrayante qu’ils finissent par entrer. Elle leur sert à manger et, comme ils ont faim, ils vident leurs assiettes, ainsi que les éducateurs du foyer leur ont appris à le faire, proprement, sans en mettre partout sur leurs habits. Leur tête devient tellement lourde qu’elle s’affaisse toute seule sur le bois de la table. Lorsqu’ils se réveillent, ils sont enfermés dans une pièce sombre et noire. Allongés dans la paille, ils ne peuvent plus bouger. L’homme qui n’a qu’un œil vient leur donner à manger et à boire. Ils l’entendent parfois discuter avec la femme. Ils disent des mots qu’ils ne comprennent pas tous.

Je suis allé faire un tour dehors. Tout le monde est mort. J’crois bien que c’est la fin du monde.

Heureusement qu’on a un bon garde-manger !

Ils rient.

J’l’ai toujours dit : y a pas meilleur. Et puis, ceux-là, personne les réclamera.

L’homme à un œil emporte l’un d’eux, Berny, Bouboule, celui qui fait toujours pipi au lit, et Bouboule ne revient pas. Puis il vient chercher Marielle, celle qui rigole tout le temps, et après il prend Laureline, la plus jolie, la plus douce, celle que tous les garçons rêvent d’embrasser et de caresser, et puis Léo, le gentil Léo, toujours prêt à consoler les autres quand ils ont mal et qu’ils sont tristes…

De pauvres gosses incapables de se débrouiller par eux-mêmes. Franx ne pouvait pas les confier au couple infernal ni les emmener avec lui dans son périple vers le Feu de Dieu, ils n’avaient aucune chance de survivre dans un tel froid. Il fallait leur trouver un foyer d’accueil non loin d’ici. Peut-être subsistait-il un embryon d’organisation sociale dans une ville comme Orléans ? Il décida de tenter le coup. D’abord les nettoyer, les nourrir, puis leur fournir des vêtements chauds et les escorter jusqu’à Orléans. S’il ne trouvait personne pour s’occuper d’eux, il n’aurait pas d’autre choix que de les abandonner à leur sort.

Le nettoyage se révéla ardu, d’abord parce qu’ils n’acceptaient pas facilement de se dévêtir devant les autres, ensuite parce qu’ils ne maîtrisaient pas leurs gestes. Franx les sépara en trois groupes, deux groupes de deux garçons et un dernier constitué des deux filles. Il laissa se débrouiller les filles, apparemment plus autonomes, et supervisa les garçons, qui passaient la plus grande partie de leur temps à s’éclabousser. Quand ils furent à peu près récurés, il leur distribua les vêtements, les bonnets, les chaussettes, les chaussures qu’il estima à leur taille. Plus question, évidemment, de leur confier le sort de leurs anciens geôliers. Il prépara ensuite un déjeuner copieux à base de pâtes, de légumes, de lentilles et de galettes de blé. À la fin du repas, il se rendit dans la soue et réveilla d’une pression sur l’épaule Milou et Josy assoupis dans la paille.

« Je pars, dit-il. J’emmène les handicapés que vous teniez prisonniers.

— Vous… vous n’allez pas… nous… tuer ? demanda Josy d’un tout petit filet de voix.

— Vous aviez déjà mangé de la chair humaine avant le cataclysme ? »

Milou releva la tête. La lumière de la lampe tempête dévoilait les bigarrures bleues et rouges de son œil blessé sous le sourcil blanc en broussaille.

« Lui réponds pas, grommela-t-il. Ça l’y regarde pas ! »

La vieille femme renifla bruyamment.

« Dites-moi au moins pourquoi vous n’avez pas enfermé Surya avec les autres.

— Je… j’la trouvais jolie comme un cœur, dit Josy. J’ai demandé à Milou si je pouvais la garder, il a bien voulu.

— Et la poudre que vous mettiez dans la nourriture, elle venait d’où ?

— De la pharmacie. C’est un mélange de médicaments. Vous allez vous venger ?

— Je crois que la plus terrible des vengeances, c’est de vous abandonner en vie. »

 

Surya trottait d’une allure décidée près de Franx, heureuse de fouler le tapis de cendres et de glace, heureuse de respirer l’air glacé que n’agitait pas un souffle de vent, heureuse de s’éloigner de l’atmosphère éprouvante de la maison de Milou et de Josy. Ils marchaient dans une plaine hérissée de monticules de gravats. Les tremblements de terre n’avaient laissé aucune construction debout dans les environs. Ils traversèrent les villes de Saran et de Fleury-les-Aubrais, du moins c’est ce qu’indiquaient les deux panneaux intacts que Franx dégagea de leur gangue de cendres et de glace. Il ne restait pratiquement rien de la ville d’Orléans, seulement un énorme trou noir dans lequel la plus grande partie de la ville avait sombré, comme aspirée par une bouche géante. Ils entreprirent de contourner l’immense cavité. Leur détour les mena jusqu’aux villages de Pont-aux-Moines et de Mardié, eux-mêmes complètement rasés. Ils franchirent la Loire par la pointe de Carrefour, s’aventurant sur l’épaisse couche de glace qui emprisonnait des arbres décharnés et des bateaux épars. Les handicapés en profitèrent pour effectuer des glissades qui s’achevèrent en chutes et en grappes de rires enfantins. La petite ville, sur l’autre rive, avait moins souffert qu’Orléans des secousses telluriques. Quelques-uns de ses bâtiments étaient restés intacts, dont l’église et son clocher effilé, dressé au centre d’une place nue comme une pointe de lance crevant une épaisse carapace. Franx avisa des traces de pas sur le tapis de cendres, très récentes sans doute, car leurs bords n’avaient pas durci. Il y avait donc des survivants dans les environs. Ils s’octroyèrent une pause glaçons et noix qu’ils cassèrent avec des pinces. Hugues, qui paraissait le plus éveillé, dit avec un grand rire qu’il aimait beaucoup se promener avec Franx (Fansk) et Surya (Souya). Les autres l’approuvèrent en frappant des mains ou en poussant des halètements rauques. Ils essayaient parfois d’attraper les nuages de buée qui gonflaient devant leurs bouches. Comme ils retiraient sans cesse les écharpes ou les bouts de tissu qui leur protégeaient le visage, du givre se formait sur leurs cils, sur leurs lèvres et sous leurs nez, qui ne cessaient de couler. Le froid les emporterait s’ils ne trouvaient pas rapidement un abri. Ils se remirent en route en suivant les traces dans le tapis de cendres. Elles les menèrent à l’entrée d’un bâtiment de forme arrondie, un ancien gymnase. Des colonnes de fumée s’échappaient de la toiture en partie disloquée. Des odeurs de cuisine et des éclats de voix transperçaient les cloisons de tôle. Franx poussa la porte à double battant et pénétra dans la salle principale où les lumières vacillantes de braseros et de bougies éclairaient des petits groupes disséminés sur le terrain de basket et sur les gradins.

Deux hommes s’avancèrent vers Franx. Le visage de l’un était sillonné de rides et encadré d’une longue barbe blanche ; les yeux sombres de l’autre, plus jeune et plus costaud, dévisageaient les nouveaux arrivants avec défiance.

« Le Seigneur soit loué ! s’exclama le plus âgé en écartant les bras. Nous ne sommes pas les seuls survivants !

— D’où sortez-vous ? demanda le plus jeune.

— Ma fille et moi, nous venons de la région parisienne, répondit Franx. Nous avons trouvé ce groupe de handicapés dans une ferme à une quinzaine de kilomètres d’ici. Nous cherchons pour eux un hébergement avant de repartir vers le sud. »

Le plus jeune passa une main rageuse dans sa barbe et ses cheveux noirs.

« Y a déjà trop de bouches à nourrir, ici ! »

Le plus âgé l’apaisa d’un geste du bras.

« Allons, Luc, ces gens sont nos frères. » Il s’adressa de nouveau à Franx. « Veuillez lui pardonner cet accueil un peu rude. Nous sommes tous à cran. Je suis le frère Thomas et je vous souhaite la bienvenue dans notre refuge. »

Frère Thomas, moine franciscain de son état, rendait visite à des amis dans la petite ville de Jargeau lorsque le cataclysme s’était abattu sur la région. Le Seigneur avait voulu qu’il ne soit pas emporté dans la tourmente. Il avait ainsi pu s’occuper de ses frères dans le besoin, fouillant les décombres à la recherche d’éventuels survivants, dressant un hébergement de fortune dans le gymnase épargné, puis, lorsque le froid et les ténèbres s’étaient durablement installés, organisant la survie des rescapés.

Leur groupe comptait une soixantaine de personnes. Ils consacraient l’essentiel de leur temps et de leur énergie à la recherche de l’eau potable, de la nourriture, du bois et du charbon. Les hommes se chargeaient d’explorer les environs par groupes de quatre ou cinq et de rapporter tout ce qui pouvait leur être utile. Ils y étaient parvenus pour l’instant, mais il leur fallait sans cesse aller plus loin, et les expéditions devenaient de plus en plus aléatoires et dangereuses. Frère Thomas n’était pas à proprement parler le chef de la petite communauté, plutôt la voix de sa conscience, sa garantie morale. Grâce à lui, le groupe avait conservé son unité et sa cohérence. Certaines familles, quasiment complètes, avaient tendance à favoriser leurs membres au détriment des orphelins et des adultes isolés, et frère Thomas leur rappelait sans cesse les vertus de la solidarité : en répartissant les ressources de façon équitable, disait-il de sa voix douce, vous augmentez vos propres chances de survie ; ne vous laissez pas enfermer dans les cages étriquées de vos égoïsmes, permettez à vos esprits et à vos cœurs de grandir, ainsi vous entrouvrirez les portes de la joie et de l’abondance. Les yeux clairs, presque blancs, du moine exprimaient une générosité, une bonté qui ne pouvaient pas laisser insensible. Après avoir rencontré les maîtres spirituels des différentes parties du monde, chamanes amérindiens, sibériens, mongols, aborigènes, sâdhus et rishis indiens, griots et marabouts africains, il avait vécu plusieurs années dans une cabane au cœur d’une forêt profonde, se nourrissant exclusivement des vivres que lui apportaient les visiteurs las des fracas de la vie moderne et en quête de paix intérieure. Lorsqu’il proposa au groupe de recueillir les six nouveaux arrivants, certains élevèrent des protestations vigoureuses : on avait déjà le plus grand mal à se nourrir et à se chauffer, on ne pouvait tout de même pas s’occuper de tous les crève-la-faim du pays, des… euh, handicapés, qui plus est, des gens qui seraient des bouches inutiles, comme des enfants supplémentaires… Sans élever la voix, frère Thomas leur répliqua qu’ils se montraient bien ingrats, eux à qui le Seigneur avait accordé la grâce de la survie, eux à qui la providence avait toujours fourni de quoi se nourrir et se chauffer, comme les oiseaux des champs de l’Évangile. S’ils se révélaient incapables d’accueillir leurs frères dans le besoin, ces mêmes frères que Franx et sa fille avaient sauvés d’une mort cruelle, alors ils fermeraient leurs cœurs et assombriraient un avenir déjà obscurci. La générosité était un acte de foi. Si son plaidoyer en convainquit quelques-uns, d’autres continuèrent de protester et ils décidèrent finalement de recourir au système démocratique du vote. Ils remirent à chacun des hommes et des femmes majeurs (passant outre la protestation des adolescents) deux petits bouts de papier blanc où étaient inscrits oui sur l’un et non sur l’autre, fabriquèrent un isoloir à l’aide d’un drap tendu sur un fil de fer et utilisèrent pour urne un carton dont ils fendirent le dessus d’un coup de couteau.

Frère Thomas vient rejoindre Franx assis à l’écart sur les gradins de bois.

« La démocratie a parfois bon dos », murmura-t-il avec un pâle sourire.

Franx désigna les six handicapés regroupés dans un coin du gymnase.

« Je les garderais bien avec moi, mais, dehors, ils n’ont aucune chance de résister. Vous n’avez pas peur de vous asphyxier avec la fumée des braseros ?

— Il y a tellement de courants d’air dans ce gymnase que l’air se renouvelle tout seul. Pourquoi ne resteriez-vous pas avec nous ?

— Je dois rejoindre ma famille dans le Périgord.

— Vous êtes certain que les vôtres ont survécu ? »

Franx baissa la tête, incapable de supporter la lumière intense, pénétrante, des yeux du moine.

« Je dois justement m’en assurer.

— Il vous reste plus de trois cents kilomètres à parcourir. Avec une fillette de… quel âge a-t-elle au fait ?

— Cinq ou six ans.

— Vous ne semblez pas sûr de vous ? »

Franx laissa errer son regard sur la file qui s’était formée devant l’isoloir. Des hommes et des femmes tentaient encore de convaincre les autres d’opter pour le non.

« Surya n’est pas ma fille. Elle m’a été confiée par sa mère mourante. »

Le regard de frère Thomas lui embrasa la joue droite.

« J’ai l’impression qu’elle est davantage que votre fille.

— Elle est… »

Franx marqua un temps d’hésitation. Assise un peu plus loin, parfaitement immobile, Surya observait les réfugiés du gymnase, comme connectée à leurs pensées et plongée dans leur histoire. Ils s’affairaient autour des braseros, préparant le repas, nettoyant le sol autour des matelas étalés par terre et séparés les uns des autres par de sommaires paravents de tissu. Comme le gel avait condamné les toilettes du gymnase, les hommes avaient installé des latrines en bois au-dessus d’une fosse creusée dans une pièce annexe.

« Vous avez raison, elle est davantage que ma fille, reprit Franx. Elle est ma vigie sur le chemin. Elle n’a pas les mêmes perceptions que nous. Elle me transmet ses visions, je ne sais pas comment. C’est une… mutante. L’Église l’aurait certainement considérée comme une sorcière et brûlée quelques siècles plus tôt.

— L’Église est une grande fossoyeuse : elle a remis en terre le Christ ressuscité. Sans doute le considérait-elle Lui aussi comme un mutant !

— Vous ne semblez pas la porter dans votre cœur…

— Je ne porte aucune organisation religieuse dans mon cœur. La relation avec Dieu est personnelle, individuelle, expérimentale. On ne peut pas réduire l’âme humaine à des principes.

— Vous faites pourtant partie d’un ordre, non ? »

Frère Thomas éclata d’un rire clair, joyeux.

« Je me réclame plutôt du désordre, j’y ai perdu mes certitudes et gagné la liberté. »

Franx regarda un moment les votants entrer et sortir de l’isoloir avant de reprendre la conversation.

« Comment interprétez-vous le cataclysme ? Comme une punition divine ?

— Dieu ne punit pas, puisqu’il permet d’être. La notion de punition est étrangère à Celui qui est tout amour. Je crois plutôt que les hommes s’ingénient à transformer leur jardin en enfer.

— Le regard sur la matière…

— La perception fragmentée. Les hommes tirent des vérités universelles des fragments qu’ils expérimentent avec leurs sens. Ils se saisissent de l’éphémère et le proclament éternel. Et gare à celui qui observe un autre fragment et leur oppose une autre vérité.

— Vous percevez l’Univers dans son ensemble, vous ? »

Frère Thomas rit une deuxième fois.

« De la même manière que le grain de poussière renferme tout l’univers, j’embrasse toutes les formes de vie possibles. Le seul secret est l’accueil. L’ouverture. La vigilance. »

Deux hommes retirèrent le drap de l’isoloir, indiquant que le scrutin était clos, posèrent l’urne carton sur la grande table centrale et, sous la supervision d’un homme et d’une femme promus assesseurs, entamèrent le dépouillement. Ils se rassemblèrent tous de part et d’autre de la table dans l’attente du résultat. Quand, à l’issue d’une vérification scrupuleuse, un homme aux cheveux blancs déclara d’une voix forte que, sur quarante-trois bulletins exprimés, vingt-trois avaient voté pour l’admission des six handicapés et vingt contre, frère Thomas ajouta, avec un large sourire :

« Vous voyez : il arrive parfois que la vision globale l’emporte sur la perception fragmentée. »