22

 

Le torse du premier intrus se glissa par l’ouverture. Alice abattit la hache de toutes ses forces. Un craquement retentit, suivi d’un cri étouffé et d’un choc sourd. Elle releva la hache, prête à frapper une deuxième fois. Elle sentait derrière elle la présence de Théo, la frayeur presque palpable de Théo. Les murmures des assaillants restés à l’extérieur s’insinuèrent dans le silence de la cave et masquèrent le bourdon sourd du générateur. Des gouttes de sueur glacée serpentèrent dans le cou d’Alice. Elle ne quitta pas des yeux l’ouverture arrondie. Elle distinguait nettement le cintre, le rebord de pierre, les barreaux. Elle entrevoyait des mouvements de l’autre côté. Les assaillants hésitaient visiblement sur la conduite à suivre. Il leur fallait absolument passer par l’étroite ouverture entre les barreaux, et, donc, s’exposer aux coups des défenseurs sans avoir la possibilité de les parer. La tête de l’un d’eux s’avança et se retira juste avant que la hache ne s’abatte sur lui. Le fer racla le mur en soulevant une nuée d’étincelles. Déséquilibrée par l’amplitude du mouvement, Alice se rétablit sur les deux jambes. Son pied heurta le corps à terre secoué de convulsions. Les assaillants s’éloignèrent, les ténèbres absorbèrent leurs voix et le bruit de leurs pas.

Alice attendit un long moment avant de s’avancer vers le soupirail et de jeter un regard à l’extérieur. Une haleine glacée l’enveloppa. Elle ne vit rien d’autre que la surface gelée de la douve tapissée de cendres et, un peu plus loin, la haie d’épineux blanchis et pétrifiés.

« Qu’est-ce qu’on fait, maman ? »

La peur fêlait la voix de Théo.

« On surveille le soupirail en attendant de le reboucher.

— Est-ce que tu l’as… tu l’as… »

Alice tira sa lampe torche de la poche de sa veste de laine, l’alluma, en braqua le rayon sur le corps à terre : la hache lui avait arraché la moitié du crâne et du visage. La cervelle s’était en partie répandue par la plaie béante. La mare de sang continuait de s’agrandir sous sa tête. L’homme n’était pourtant pas mort. Toujours agité de spasmes, il poussait des gémissements continus.

« Il est… encore vivant, souffla Théo.

— Il souffre, il faut l’achever. Passe-moi le couteau. »

Théo tendit le couteau à sa mère.

« Éclaire-moi. »

Elle reposa la hache contre le mur, se pencha sur l’agonisant et, surmontant ses tremblements et sa répulsion, lui enfonça la lame dans la gorge. Elle eut l’impression de saigner un poulet. Elle repensa à l’horreur qu’elle avait ressentie en discernant les faces démoniaques dans la cour intérieure et versa des larmes d’amertume. L’homme tenta de lui saisir le bras. Elle sentit sa main lui effleurer le coude, puis il poussa un dernier râle avant de s’immobiliser pour le compte. La lumière de la lampe frappait le sol de béton et le bas du mur. Théo avait le plus grand mal à maintenir le rayon sur le cadavre de l’intrus. Alice se releva en serrant convulsivement le manche du couteau. Elle se sentait couverte d’un voile sombre et froid, enveloppée d’un pan de la cape de la mort. Elle avait pris une vie, perdu son innocence. Elle récupéra la lampe dans les mains de Théo et éclaira le corps. Elle devait le balancer dehors avant de sceller les barreaux ou de trouver un autre moyen de reboucher le passage. Elle ne parvint pas à attribuer un âge à l’homme, qui pouvait avoir quinze ou cinquante ans. Les pommettes saillaient sous sa peau blême et craquelée, ses joues étaient creuses, ses yeux exorbités, sa bouche béante, sa dentition incomplète. Vêtu de hardes, il avait entouré ses chaussures de chiffons noués les uns aux autres. Secouée par une nouvelle crise de larmes, Alice s’essuya les yeux et les joues d’un revers de manche.

« Va dire à Jim de descendre pour m’aider à déplacer le corps. »

Théo hésita. Il n’avait pas envie de laisser sa mère seule dans cette cave de malheur, et encore moins de parler au grax.

« Qu’est-ce que tu attends, Théo ? On n’a pas de temps à perdre ! »

Il obtempéra après avoir poussé un soupir de protestation. Elle observa attentivement le cadavre. Les déchirures de ses vêtements, les nombreuses coupures aux bras et aux jambes indiquaient que ses compagnons et lui s’étaient bel et bien glissés dans la cour intérieure en escaladant le mur ou la grille. Ils avaient sans doute vécu un enfer dehors, et ils avaient dû, pour survivre, se fermer à la souffrance, se couper de leurs racines humaines.

Jim arriva quelques instants plus tard, précédé du rayon de la lampe. Ses yeux ronds de lémurien se posèrent sur le cadavre avant de se lever sur le soupirail.

« Théo n’est pas venu avec toi ?

— J’lui ai demandé de surveiller la cour.

— Comme tu peux le constater, il n’avait pas tort.

— Une putain de coïncidence, c’est tout ! grogna Jim.

— En attendant, il nous a sauvé la vie. »

Le grax haussa les épaules.

« Même s’ils étaient passés, rien ne dit qu’ils nous auraient eus. » Il désigna le corps d’un mouvement de menton. « Regarde-le : il n’a plus que la peau sur les os.

— La faim les rend féroces. Les autres ne renonceront pas. Il faut absolument qu’on rebouche ce soupirail.

— Hé, j’sais pas faire ça, moi !

— Moi non plus, figure-toi. Va falloir qu’on apprenne. »

Il s’approcha du soupirail, examina le ciment fendillé et les trois barreaux jonchant la glace de la douve.

« Erreur, dit-il. Va falloir que TU apprennes.

— Qu’est-ce que tu peux être con, par moments !

— Par moments seulement ?

— On est tous dans la même galère, merde ! On a intérêt à se serrer les coudes. C’est à un homme de s’occuper de ce genre de boulot. »

Il la fixa avec une moue de dédain qui lui allongeait le visage et lui donnait l’air d’un saurien.

« Compte pas sur moi. Démerde-toi. »

Elle s’appliqua à garder son calme.

« Imagine qu’ils se glissent dans le Feu de Dieu et qu’ils nous égorgent pendant notre sommeil.

— Eh ben, ce sera de ta faute. »

Il souleva le cadavre par les aisselles et ajouta :

« Mais je veux bien t’aider à foutre cet enfoiré dehors. »

 

Zoé l’éclairait tandis qu’à l’aide d’une spatule elle remuait le mortier gris et brun sur lequel elle avait versé de l’eau. Elle avait été surprise de voir débouler sa fille dans la cave. Elle avait réclamé l’aide de Théo et c’était Zoé qui se présentait. L’adolescente n’avait pas décroché dix mots, absente, cloîtrée dans son mutisme.

Alice se souvenait de la façon dont les hommes obtenaient une pâte épaisse et lisse avec l’eau, le sable et le ciment, la même technique, finalement, que la béchamel. Il suffisait ensuite d’étaler la préparation encore molle dans les cavités où elle avait coincé les extrémités des barreaux et de combler les autres fissures. Deux questions se posaient : le ciment prendrait-il avant que les assaillants ne se représentent ? Résisterait-il au froid polaire ?

Elle jetait d’incessants coups d’œil sur le soupirail. La hache reposait contre le mur deux mètres plus loin, son manche jaune fendait les ténèbres. Elle redoutait une nouvelle offensive, pas certaine d’avoir la force de supporter un autre affrontement. Elle se demandait ce que fabriquait le grax avec Théo là-haut. Elle supposait qu’il continuait de surveiller la cour intérieure, la seule tâche dont il parût capable de s’acquitter. Elle croyait se souvenir que les parasites se distinguaient également par leur parfaite inutilité. À quoi servait un cafard ? À quoi servait une souris ? Une puce ? Une mouche du vinaigre ? Un grax ? Elle remua rageusement le ciment, le sable et l’eau jusqu’à obtenir une émulsion régulière et lisse, ni trop dure, ni trop molle, s’approcha du soupirail et, à l’aide de la pointe de la spatule, commença à reboucher les cavités du bas et les fissures.

« Maman…

— Oui ?

— Le grax est venu dans mon lit cette nuit. »

Alice suspendit ses gestes et se retourna. Le visage de Zoé se dessinait en épure dans le halo ténu de la lampe.

« Est-ce qu’il t’a…

— Il a voulu. Et puis les autres sont arrivés.

— Pourquoi… pourquoi tu n’as pas hurlé ? »

Zoé ne répondit pas. Alice jeta un coup d’œil par le soupirail. Une averse de cendres s’était mise à tomber, drue, répandant une odeur caractéristique d’œuf pourri. Quelques flocons se déposaient en silence sur le béton de la cave.

« Il m’a dit qu’il deviendrait méchant si je lui résistais… »

Les jambes d’Alice flageolèrent, elle chercha un endroit où s’asseoir, n’en trouva pas, s’appuya contre le mur.

« Oh, maman, pourquoi tu ne l’as pas tué ? gémit Zoé.

— Si tu crois que c’est facile de tuer un être humain », murmura Alice.

Le rayon de la lampe se déplaça, se faufila par le soupirail, éclaira le corps de l’homme allongé de l’autre côté de l’ouverture, déjà recouvert d’une épaisse couche grise.

« Celui-là, tu l’as bien tué.

— Il y a une différence entre tuer dans l’action et tuer de sang-froid. Éclaire-moi. Il faut que je finisse ce travail. »

Alice scella les barreaux et reboucha les fissures. Le ciment commençait à durcir, elle devait se hâter avant qu’il ne devienne inutilisable. Elle éprouvait les pires difficultés à se concentrer sur sa tâche, emportée par le torrent de ses pensées. Le grax était donc passé à l’acte. Elle avait cru que l’accueillir dans son lit apaiserait ses pulsions et le tiendrait à l’écart de Zoé, mais c’était un prédateur, un être mû par le besoin névrotique d’étendre et de marquer son territoire.

« Tu ne l’as pas provoqué, au moins ?

— Maman ! »

Alice nettoya l’auge de ses dernières traces de ciment avec lesquelles elle consolida les scellements des barreaux.

« Éclaire-moi, Zoé. »

Elle vérifia, à la lueur de la lampe, qu’elle n’avait pas laissé une seule craquelure. Restait maintenant à surveiller le soupirail en attendant que le ciment ait complètement séché. Elle reposa la spatule et l’auge au pied du mur, enfila ses gants fourrés et s’empara de la hache.

« C’est avec ça que tu l’as tué ? »

Des traces rouille maculaient le large fer. Alice avait nettoyé le béton des éclats d’os et de cervelle, mais une partie de la large flaque de sang, presque instantanément gelée, avait résisté à ses frottements et à l’eau de javel.

« T’as qu’à t’en servir contre le grax, ajouta Zoé.

— Il se méfie de moi.

— On pourrait peut-être… »

Zoé s’interrompit. Alice redouta les mots qui s’apprêtaient à sortir de la bouche de sa fille.

« … essayer un truc.

— Quoi ?

— Eh ben, je lui fais croire qu’il me plaît, je lui dis de venir dans mon lit et on lui tend un piège.

— Quel genre de piège ?

— Je sais pas, moi ! Faut réfléchir.

— Si ça rate, Zoé, lui ne te ratera pas. Je n’ai pas envie que tu… enfin, que tu découvres l’amour avec un homme dans son genre.

— Avec qui je le découvrirai, alors ? Y a plus personne sur cette terre ! Plus personne ! »

La véhémence soudaine de Zoé surprit et alarma Alice. Contrairement à ce qu’elle prétendait, sa fille avait peut-être sa part de responsabilité dans l’initiative de Jim.

« On n’en sait rien. Tu es encore une enfant, Zoé, tu as tout le temps devant toi.

— Ouais, soixante-dix ans peut-être !

— Les prédictions de ton père se sont pour l’instant révélées exactes, et il n’y a aucune raison… »

Alice crut entrevoir un mouvement, une ombre, derrière les barreaux. Elle se posta près du soupirail, la hache levée.

« Maman, qu’est-ce…

— Éteins la lampe et tais-toi. »

Zoé s’exécuta, l’obscurité se déploya dans la cave. Pendant d’interminables minutes, elles gardèrent les yeux rivés sur le demi-cercle légèrement plus clair de l’ouverture. Le froid engourdissait les extrémités d’Alice malgré ses gants et ses bottes fourrés. Dehors, les cendres continuaient de tomber, éparpillées par les bourrasques.

« Tu peux rallumer.

— Tu as vu quelque chose ?

— J’ai cru.

— Combien de temps on va rester dans cette cave ? Je commence à cailler.

— Jusqu’à ce que le ciment ait séché. Tu es donc si pressée de remonter ?

— Je suis pressée en tout cas de me réchauffer.

— Tu sais, Zoé…

— Oui ?

— J’ai… j’ai lu ce que tu as écrit sur ton cahier.

— Heureusement que ça s’appelle un journal intime !

— Je suis désolée. Je voulais… enfin, m’assurer que tu allais bien. On ne se parle pas beaucoup.

— Ouais, y a tellement d’autres choses à faire dans ce trou ! »

Sans quitter le soupirail des yeux, Alice reposa la hache dont le poids lui tétanisait les muscles des épaules et des bras.

« La situation n’est facile pour personne.

— De quoi tu te plains, maman ? Tu voulais plus de papa, papa n’était pas là au moment où la fin du monde est arrivée, Théo a trouvé le grax dans ton lit, tu avais tout pour…

— S’il te plaît, arrête, Zoé ! »

Elles se murèrent dans un silence maussade. Le combat contre l’assaillant, la peur omniprésente, le gâchage du ciment, la tension permanente, la discussion avec Zoé avaient épuisé Alice. Elle n’avait plus qu’une envie, se glisser sous les couvertures et sombrer dans un sommeil de brute.

« Tu ne vas pas revenir sans cesse là-dessus, reprit-elle d’une voix morne. Je t’ai déjà dit que j’avais commis une erreur. On doit chercher ensemble un moyen d’empêcher Jim de s’en prendre à toi. Je ne sais pas ce que tu attends de l’amour, Zoé, mais, crois-moi, tu n’en aurais qu’une horrible caricature avec le grax. Il salit tout ce qu’il touche.

— Il t’a salie, alors ? »

Oui, il l’avait salie. Avilie.

« C’est marrant, ajouta Zoé. On emploie toutes les deux un mot inventé par le microbe pour parler de Jim.

— Je croyais que Théo vivait dans des mondes purement imaginaires, je me rends compte aujourd’hui qu’il n’a pas les mêmes perceptions que nous. » Elle désigna le cadavre reposant de l’autre côté des barreaux. « C’est grâce à lui que nous n’avons pas été surpris par ce type et les siens.

– Ça veut dire qu’il a raison quand il affirme que papa est encore vivant et qu’il essaie de revenir au Feu de Dieu ? »

Alice éprouva de la pulpe de son index la solidité du ciment : il commençait à prendre.

« Oui, Franx est vivant, dit-elle. Et nous devons résister jusqu’à son retour. »