Il était encore stupéfait de ne pas être tombé dans le fleuve de lave. Il ne se souvenait pas d’avoir parcouru les derniers mètres, saisi d’un vertige qui l’emplissait tout entier et broyait ses pensées. Il avait avancé comme un automate, les yeux rivés sur l’étroit tablier, apercevant en arrière-plan la lave rutilante d’où s’exhalait une haleine brûlante. Il en avait gardé la vague impression d’avoir traversé les enfers avec la grâce mécanique d’un funambule.
Des aliments congelés s’étaient liquéfiés dans le sac à dos. Franx et Surya avaient été cueillis par le froid après cinq ou six cents mètres sur l’autre rive, peu après que les ténèbres, agacées par les flamboiements de lave, eurent repris possession du territoire. Ils avaient recommencé leur marche harassante dans un monde livré aux tempêtes de neige, de glace et de cendres qui les contraignaient régulièrement à s’abriter. Ils débarrassaient alors les bonnets, les vêtements, les chaussures et le sac à dos de leur pellicule de givre mêlée de poussières grises. Pas question d’allumer un feu : ils erraient dans un désert entièrement gris et plat où l’on ne trouvait ni bois ni aucun autre combustible. Le cataclysme avait ici fait table rase, et, n’étaient-ce les formes torturées des arbres à demi ensevelis ployant sous la glace, on aurait pu se croire sur la banquise.
Franx écourtait les temps de repos. Il leur fallait gagner rapidement une région moins sinistrée, jonchée de vestiges où ils auraient la possibilité de reconstituer leurs provisions et de se reposer dans des abris un peu moins précaires. Comme les points de repère étaient de plus en plus rares, il se fiait à son intuition, sa boussole intérieure. Et, lorsqu’il hésitait, il lui semblait qu’un chuchotement s’élevait en lui pour lui indiquer une direction. Il sondait alors les yeux noirs de Surya derrière le verre de ses lunettes, se demandant si elle lui parlait dans le silence de la même façon qu’elle lui transmettait ses images, ses prémonitions. Se demandant qui elle était en réalité. Qui était la femme qui la lui avait confiée. Elles étaient originaires du Maghreb à en croire les vêtements de la mère, mais d’où exactement ? Qui était le père de la fillette ? Il ne recevrait jamais les réponses à ces questions.
Des formes noires progressant à vive allure sur la plaine…
La vision, qui n’avait duré qu’une fraction de seconde, s’évanouit en laissant une impression durable de menace dans l’esprit de Franx. Il inspecta les environs du regard. La grisaille infinie coiffée de ténèbres. Aucun endroit où se réfugier en cas d’attaque. Il avait cessé de neiger depuis un bon moment. Le vent déroulait inlassablement ses lanières blessantes, le froid cherchait des prises pour anéantir les ultimes formes de vie qui le défiaient.
Franx posa le sac à dos sur le sol et extirpa d’un compartiment extérieur un sachet de fruits secs. Il déchira le plastique et tendit une poignée d’amandes et de noix de cajou à Surya. Elle releva le tissu noué sur le bas de son visage pour les glisser dans sa bouche.
« On est en danger dans le secteur ! cria-t-il autant pour lui-même que pour la fillette. Est-ce que tu te sens assez forte pour accélérer l’allure ? Je ne pourrai pas toujours te porter, tu comprends ? »
Elle mangea en silence sans qu’aucune expression s’affiche dans ses yeux, puis elle lui adressa l’un de ces sourires merveilleux qui le réchauffaient et éloignaient de lui les doutes et les peurs, un peu comme la lumière de l’aube chasse les cauchemars et les terreurs de la nuit. Il s’accroupit, la prit par les épaules et la serra contre lui, ému, heureux de sentir sa tête sur son épaule et son souffle sur son cou. Il n’avait jamais ressenti le besoin d’épancher ses débordements de tendresse avec ses enfants. Zoé, Théo… Comment réagiraient-ils lorsqu’ils le reverraient ? Deviendrait-il enfin le père qu’il n’avait pas su être ?
Un moutonnement à l’horizon.
On s’approchait sans doute des contreforts du Massif central. Là-bas, ils trouveraient peut-être des ruines, voire des habitations encore intactes. Une seule averse de neige était tombée depuis leur dernière halte. Ils avaient marché d’une allure soutenue, suçant des morceaux de glace prélevés sur les branches brisées, ne s’arrêtant que pour manger ou prendre une ou deux heures de repos dans les rares abris qui jalonnaient leur chemin, un bout de toiture dépassant de la couche de cendres et de glace, un amas de tôles couchées, un tas de pierres renfermant un creux…
Franx eut de nouveau la vision de formes sombres progressant à vive allure entre les arbres pétrifiés. D’elles se dégageait une férocité qui le saisit d’effroi. Elles semblaient avoir engagé une course de vitesse contre le temps. Il réussit à déverrouiller le cran de sûreté du pistolet de Dalbard et à glisser l’index dans le pontet sans être obligé de retirer ses deux paires de gants, puis il hissa Surya sur ses épaules, par-dessus le sac à dos, et se hâta vers les collines qui barraient l’horizon.
Les aboiements retentirent avant qu’il n’ait eu le temps d’atteindre les premiers reliefs. Le bruit évoquait le grondement d’une meute de chasse à courre lancée à la poursuite d’un cerf. Il se mit à courir mais le terrain parsemé d’anfractuosités le fit trébucher à plusieurs reprises. Les forces lui manquaient. Il décida de se préparer à l’affrontement plutôt que de se lancer dans une fuite perdue d’avance. Il s’arrêta, reposa Surya sur le sol, se défit de son sac à dos, remisa le pistolet dans la poche de son manteau, dégagea la cartouchière, le fusil, vérifia fébrilement qu’il était chargé, l’épaula et attendit.
La horde déboula quelques minutes plus tard. Des chiens, une cinquantaine environ, lancés à pleine vitesse, aiguillonnés par la perspective de planter leurs crocs dans de la chair fraîche. Surya les observait sans trahir la moindre frayeur. Il ne s’agissait pas de résignation, mais de recul, ou de distance, comme si elle s’extirpait de l’espace-temps, comme si cette scène ne la concernait pas. Son calme en tout cas déteignit sur Franx, dont le rythme cardiaque et la respiration ralentirent. Il garda les premiers éléments de la horde dans sa ligne de mire. Redevenus sauvages, les chiens s’étaient de nouveau organisés en meutes. Ceux-là arpentaient un vaste territoire en quête de nourriture. Sans doute avaient-ils flairé leurs proies à des kilomètres de distance et s’étaient-ils lancés dans une interminable chasse dévoreuse d’énergie, mais les ressources s’épuisaient et une aubaine comme celle-là, deux êtres humains perdus au beau milieu d’une étendue plane, ne se représenterait pas de sitôt. Leurs yeux brillaient dans la pénombre. Les flocons de bave qui jaillissaient de leurs gueules entrouvertes témoignaient de la violence de leur course. Franx attendit encore qu’ils s’approchent. Les plombs seraient plus efficaces que les balles pour frapper leurs rangs serrés. Dès qu’il aurait tiré les deux cartouches, il utiliserait le pistolet en profitant du moindre répit, s’il se présentait, pour recharger le fusil. Les jambes légèrement écartées, il distinguait à présent les premiers individus de la meute, des bâtards aux pelages bruns ou noirs découpés par des côtes saillantes, des babines retroussées sur des crocs d’une longueur impressionnante.
Franx pressa la détente. La crosse de bois lui choqua l’épaule. Le fracas de la détonation se prolongea en échos décroissants dans le silence glacé. Deux des chiens de tête roulèrent sur la surface grise. Les autres changèrent aussitôt de direction, comme ces bancs de poissons qui réagissent avec une rapidité et un synchronisme stupéfiants face au danger. Franx visa le flanc de la horde. Il imprima un léger mouvement tournant au canon, pressa la deuxième détente, tua un chien et en blessa deux autres. La meute, partant dans une nouvelle direction, s’éloigna de ses proies. Le vent dispersa l’odeur de poudre. Franx profita de leur repli, provisoire sans doute, pour recharger le fusil. Les animaux blessés remuaient faiblement en poussant des gémissements à fendre l’âme. Autour d’eux, la surface grise était tachée de sang. La meute s’arrêta une cinquantaine de mètres plus loin. Les grondements répondirent aux aboiements durant de longues minutes. Franx détendit ses bras et ses épaules tétanisées. Les chiens n’abandonneraient pas si facilement leurs proies, leur longue course méritait sa récompense et ils n’auraient bientôt plus assez d’énergie pour entreprendre une nouvelle traque.
Ils amorcèrent une deuxième attaque, moins rapide et désordonnée que la première, avançant sur un large front, soulevant des gerbes de glace et de cendres. Franx n’eut pas besoin d’ouvrir le feu. Ils s’arrêtèrent près des corps de leurs congénères morts ou blessés et se jetèrent sur eux pour la curée. Les hurlements d’agonie furent rapidement recouverts par les bruits de mastication et les craquements des os. La horde observait une hiérarchie précise. Les dominants se servaient les premiers et abandonnaient les carcasses nettoyées de leurs meilleurs morceaux aux inférieurs, qui se disputaient férocement les restes. Ils se désintéressaient apparemment de leurs proies humaines, un sursis que Franx mit immédiatement à profit pour ramasser le sac, glisser le pistolet dans la poche de son manteau, prendre Surya par la main et, gardant le fusil sur l’épaule, avancer en direction des collines. D’incessants coups d’œil en arrière lui confirmèrent que les chiens se contentaient pour l’instant de leur festin cannibale, du moins les dominants de la meute, repus et insensibles à la faim grondante de leurs congénères.
Franx ne pouvait pas porter Surya. Les circonstances le contraignaient à garder son entière liberté de mouvement. Elle le suivait sans se plaindre malgré une allure hésitante qui révélait une fatigue et une faiblesse préoccupantes. Il éprouvait lui aussi le besoin urgent de dormir. Leurs efforts des jours précédents les avaient exténués. Aucun relief, aucun vestige qui aurait pu servir de gîte ne se présentait sur la plaine. Le moutonnement semblait se reculer au fur et à mesure qu’ils s’en approchaient. Peut-être était-ce un leurre, peut-être n’y avait-il aucun refuge là-bas, mais ils n’avaient pas le choix, ils devaient quitter au plus vite cette étendue morne hantée par la meute.
Ils atteignirent enfin une première pente hérissée d’arbres à demi couchés dont les branches basses se plantaient presque à la verticale dans le manteau de glace et de cendres. Surya titubait, au bord de l’évanouissement. Franx la saisit par la taille avant qu’elle ne s’effondre et la plaqua contre son torse. Parvenu au sommet de la colline, il reprit son souffle, scruta les environs, entrevit des formes chaotiques au pied de la colline voisine. Les décombres d’un village renversé par un tremblement de terre. Il vérifia que Surya, inerte, respirait encore avant de se lancer dans la descente. Des hurlements retentirent dans le lointain. Le signal de la reprise de la chasse. Les chiens n’allaient pas tarder à surgir et, pour l’instant, le terrain accidenté leur procurait un avantage : ils pourraient exploiter le manque de visibilité pour progresser en plusieurs groupes et surgir de n’importe où sans laisser à Franx le temps de viser. Il allongea le pas en direction des ruines. Les aboiements et les halètements se rapprochaient. Régénérés par le sang et la chair de leurs congénères, les chiens comblaient rapidement l’intervalle.
Ils franchirent à leur tour le sommet de la colline à l’instant où Franx atteignait les premières ruines. Il reposa Surya sur le sol, se retourna, épaula le fusil et tira un premier coup de feu en direction des formes noires qui dévalaient la pente. Il n’en toucha pas une, mais gagna un moment de répit. Les chiens s’égaillèrent dans toutes les directions. Il explora fébrilement les décombres. Aucune construction n’était restée debout, à part l’église, dont le clocher effondré avait entraîné dans sa chute une partie de la toiture. Aiguillonné par les aboiements qui, de nouveau, se rapprochaient, il chercha une ouverture ou une brèche qui lui permettrait de s’introduire dans le bâtiment. Il avisa une porte en bois arrondie derrière un arc-boutant. Elle refusait de s’ouvrir. Il tenta de la défoncer à coups de pied et d’épaule, le bois ne tremblait pas. Peut-être qu’avec le pistolet… Il se recula de deux mètres et tira plusieurs balles dans la serrure. Le panneau résista encore à sa poussée, puis, alors que les premiers chiens se présentaient à l’angle de l’édifice, céda tout à coup.
Le silence était enfin revenu. Franx avait réussi à pousser le plus haut des deux verrous intérieurs juste avant que les chiens ne se ruent sur la porte. Ils avaient cessé de gronder, d’aboyer, de gémir, de gratter le bois. La serrure fracassée par les balles s’était arrachée en abandonnant un trou carré de quinze centimètres de côté. Un museau s’y était glissé furtivement. Franx avait allumé une lampe torche et inspecté les lieux. Une ancienne sacristie. Des habits sacerdotaux blancs, dorés et mauves s’alignaient dans une penderie ouverte. Sur une commode se côtoyaient plusieurs ciboires, un tabernacle, un ostensoir et un encensoir. La pièce, d’une quinzaine de mètres carrés, était en outre meublée d’un prie-dieu garni de velours rouge et rembourré, d’une chaise en paille et d’un coffre en bois massif. Il bloqua à l’aide de ce dernier et de la commode la porte capitonnée à double battant qui donnait sur le chœur et qui, de façon assez illogique, ne s’ouvrait que vers l’intérieur de la sacristie. Il confectionna ensuite un lit de fortune avec les habits sacerdotaux, les surplis, les aubes, les étoles qu’il dénicha dans les tiroirs et le coffre. Il y allongea Surya après lui avoir donné des fruits secs à grignoter et la recouvrit de trois chasubles superposées. Elle s’endormit instantanément. Il mangea lui-même quelques noix et amandes, s’assura une dernière fois que la sacristie ne présentait pas d’autre issue avant de se glisser aux côtés de la fillette. Il plaça le pistolet et la torche à portée de main, remonta les chasubles sur lui, eut encore le temps de se demander, avant de sombrer dans un sommeil sans fond, s’il leur resterait suffisamment de forces pour se réveiller.
Un grincement réveilla Franx. Il récupéra la torche à tâtons et l’alluma. Le faisceau déchira les ténèbres et se posa sur la commode et le coffre, agités de légers tremblements. Le pistolet en main, il se leva et se rendit en trois enjambées devant la porte à double battant. Des yeux brillaient dans l’entrebâillement d’une dizaine de centimètres de largeur.
Les chiens.
Ils n’avaient pas renoncé, ils avaient investi l’église afin de s’introduire dans la sacristie. Flanc contre flanc, cinq ou six d’entre eux unissaient leurs efforts pour pousser les battants de leurs fronts, de leurs museaux, de leurs pattes. Ils avaient déjà déplacé la commode et le coffre de quelques centimètres. Ils n’avaient pas émis le moindre grondement ni le moindre gémissement, aussi silencieux que des spectres. Comme leurs crocs, leurs griffes et leur nombre n’avaient pas suffi, ils employaient la ruse et, si le pied de la commode n’avait pas grincé sur le parquet, ils seraient parvenus à leurs fins.
Tout en admirant leur intelligence, Franx se prépara à défendre chèrement leur peau, à Surya et à lui.