Le grax, qui continuait de passer ses nuits devant la baie vitrée, exigeait désormais des tours de garde. Il ne semblait pas au mieux avec son air de vautour ébouriffé, son teint cireux, sa barbe clairsemée et les cernes noirs qui lui mangeaient la moitié des joues. Il reniflait sans cesse, toussait à fendre l’âme, ne mangeait presque plus et, hormis ses heures de surveillance, restait la plupart du temps alité. Il avait perdu une bonne partie de sa capacité à nuire, Alice et les enfants s’en réjouissaient tout en évitant de le montrer. Zoé disait qu’il fallait en profiter pour l’achever. Théo acquiesçait en silence, avec, dans les yeux, une détermination qui alarmait sa mère.
« Même diminué, il reste dangereux, rétorquait Alice.
— C’est jamais le bon moment avec toi ! soupirait Zoé.
— On s’est pas si mal débrouillés jusqu’à maintenant. Nous sommes en vie, c’est le principal.
— On fait avec celle-là, on n’en a pas de rechange. »
Ils n’avaient pas fêté la nouvelle année, d’abord parce qu’ils n’étaient pas certains des dates, ensuite parce qu’ils entraient dans une ère où les anciens calendriers perdaient toute validité, enfin parce qu’ils n’avaient pas le cœur à se réjouir.
Alice observait régulièrement le ciel. Elle guettait une lueur dans les ténèbres, une minuscule fenêtre d’espoir, un signe qui lui aurait permis d’enrayer la sensation de claustrophobie qui grandissait en elle. Elle craignait de devenir folle. Ses pensées lui échappaient, l’entraînaient dans des labyrinthes obscurs d’où elle peinait à revenir, incapable de s’orienter, de retrouver le chemin de sa raison. Elle perdait parfois totalement la notion du temps et il fallait un incident, l’âcre fumée de la nourriture en train de brûler dans la poêle ou la casserole, une dispute criarde entre Zoé et Théo, le claquement d’une porte, un mugissement du vent, pour la ramener dans le présent. Trois mois seulement s’étaient écoulés depuis le début du cataclysme, et elle ne supportait déjà plus la prison du Feu de Dieu. Elle s’efforçait de reprendre empire sur elle-même, se promettait de résister au moins jusqu’à ce que ses enfants aient les moyens de se défendre par eux-mêmes, mais la cage se refermait inexorablement sur elle, elle manquait d’air, elle étouffait, la tentation de sortir dans la cour, de s’avancer dans la gueule du froid et des ténèbres la taraudait avec une fréquence et une violence sans cesse accrues. Elle se disait que les enfants pouvaient très bien se débrouiller sans elle, sans doute même mieux qu’avec elle, elle manquait de caractère et de force, elle reportait sans cesse le geste qui les aurait tous soulagés, infoutue de tuer le grax, la bête malade qu’ils devaient, et Zoé avait entièrement raison là-dessus, achever sans pitié. Tout comme le calendrier grégorien et les calendriers juif, musulman, chinois, les anciens préceptes bibliques n’avaient plus cours sur cette terre bouleversée. Le jardin d’Éden s’était transformé en un champ de souffrance où la mort fauchait sans relâche. Alice elle-même avait participé à la macabre moisson en arrachant la moitié de la tête d’un homme d’un coup de hache, elle en avait laissé d’autres crever de faim sur le seuil de sa porte, alors pourquoi cette hésitation, voire cette répugnance, à exécuter le grax ? Parce qu’il était le seul homme de la maison et qu’elle ne pouvait pas envisager le reste de sa vie sans la présence d’un compagnon ? Parce qu’elle éprouvait le besoin névrotique de se contempler, d’exister, d’embellir dans les yeux d’un homme ? Même si les visions de Théo étaient fondées, elle n’était pas sûre que Franx réussirait à rejoindre le Feu de Dieu, et elle refusait de passer le reste de sa vie seule, elle aurait eu l’impression d’être emmurée vivante dans son propre corps. Elle avait toujours vécu accompagnée, de ses parents, de Paul, son premier amant, de son mari… Oui, c’était à son rejet viscéral de la solitude que le grax devait sa grâce. Elle prétendait aimer ses enfants, elle les sacrifiait sur l’autel de ses peurs, de ses carences.
Elle laissa donc Jim revenir à la vie.
Théo épuisait une grande partie de son temps dans la cave. Lorsqu’elle lui demandait ce qu’il fabriquait là-bas dans le froid, il lui retournait une réponse invariable : je joue. Il avait donc le cœur à jouer dans cette immense tombe qu’était devenu le Feu de Dieu. Bénis soient les enfants nantis d’une imagination débordante ! Ils ne s’ennuyaient jamais, ils transformaient en royaume fabuleux les bâtisses perdues dans les ténèbres glacées et en millions de personnages différents les quelques compagnons d’infortune qui partageaient leur cachot. Zoé, elle, s’éclipsait régulièrement dans une autre pièce de l’arche. La suivant discrètement, Alice avait constaté qu’elle s’enfermait régulièrement dans leur ancienne chambre. Elle ne lui en avait pas touché un mot : elle comprenait que, comme elle, sa fille éprouvait le besoin de quitter régulièrement l’atmosphère étouffante de la grande pièce.
Elle continuait d’assurer machinalement la routine quotidienne, le contrôle sanitaire de l’eau, la vérification du réservoir du générateur, le remplissage de gazole au besoin, le réapprovisionnement du poêle, le choix des repas du jour, l’inspection des tuyaux, des fusibles, des circuits électriques. Théo laissait dans la cave les bouts de carton criblés de trous qu’il utilisait comme cibles. Il les collait les uns aux autres contre le mur du fond jusqu’à ce qu’ils atteignent une hauteur de deux mètres et dessinait, avec un feutre à pointe large, une silhouette grossière qu’il éclairait avec des bougies. La plupart des impacts se concentraient au niveau de la poitrine, dans la région du cœur, et dans le bas-ventre. Elle se demandait si son fils n’était pas lui-même en train de basculer dans la folie. Comment un garçon de neuf ans – il était né un 27 janvier, il allait bientôt atteindre les dix ans – aurait-il pu endurer une telle claustration, une telle angoisse, un tel manque d’espace et de lumière, sans en être profondément affecté ? Même si on débarrassait le Feu de Dieu du grax, Alice n’était pas certaine que son fils recouvrerait son équilibre mental. Il consacrait également beaucoup de temps aux fouines, dont, à cause de la puanteur, on avait installé la cage devant l’un des soupiraux de la cave. Il refusait farouchement qu’on les tue et, comme on ne pouvait pas les relâcher loin de la maison, on les gardait captives dans leur geôle exiguë. Le grax ayant grondé, d’une voix d’outre-tombe, qu’il était hors de question de donner la moindre parcelle de LEUR bouffe à ces saletés de bestioles, Théo mettait de côté une partie de ses propres rations et la leur glissait, morceau par morceau, au travers des barreaux. Elles s’agitaient la nuit avec une telle énergie que les crissements de leurs griffes et de leurs crocs sur le fer de la cage ébranlaient le silence de la grande pièce. Alice avait annoncé qu’on ne pourrait pas les garder, les larmes de Théo l’avaient dissuadée de revenir sur le sujet. Un jour, elle l’entendit s’adresser à elles comme à des êtres humains, elle pensa qu’il avait gravi une marche supplémentaire vers la folie, puis elle s’approcha en silence et observa la scène, son fils assis devant la cage, son arc et une flèche à la main, les fouines immobiles face à lui, la tête levée, calmes, attentives. Elle décela, ou crut déceler, une forme de complicité entre le garçon et les captives, elle comprit qu’elles étaient indispensables à son équilibre, qu’il ressentait le besoin fondamental d’être relié à d’autres fils, à d’autres vies, et elle résolut de les épargner.
Le grax se remit de sa maladie et entreprit de rattraper le temps perdu.
Lorsqu’il voulut imposer les tours de garde devant la baie vitrée, Alice lui objecta que ce genre de précaution était désormais superflue. Il entra dans une fureur noire et menaça de la frapper.
« J’tiens pas à être égorgé comme un poulet dans mon sommeil, glapit-il, la main levée. J’vous rappelle que la dernière fois, c’est grâce aux tours de garde que j’ai mis en place que le petit con a pu donner l’alerte et qu’on est restés en vie. J’vois pas pourquoi je serais le seul à mater cette putain de cour et à choper la crève ! À votre tour maintenant. Démerdez-vous comme vous voulez, mais faut qu’il y ait quelqu’un devant cette putain de baie vitrée à toute heure de la nuit, compris ?
— Nous, on n’a pas la trouille ! riposta Zoé, incapable de tenir sa langue. Ils sont tous morts de faim, et je ne vois pas pourquoi on devrait s’emmerder à surveiller cette cour ! »
La tête du grax s’approcha à une telle vitesse de celle de Zoé que le choc parut inévitable. Ses yeux arrondis par la fureur et la fatigue se perchèrent à deux ou trois centimètres du front de l’adolescente.
« On est en guerre, tu comprends ça ? En guerre ! Y en a d’autres dehors, ils cherchent de la bouffe, un toit, de la chaleur, ils finiront tôt ou tard par revenir dans le coin. »
Alice pensa que, si vraiment d’autres rôdeurs se présentaient, elle n’aurait pas le cœur à leur fermer la porte, elle essaierait d’abord de discuter avec eux, de sonder leurs intentions. On pouvait reconstituer la communauté prévue par Franx, remettre le chauffage dans les appartements de la grange, partager les ressources, voir d’autres visages, entendre d’autres voix, ouvrir d’autres fenêtres sur le monde.
« Inutile de me cracher au visage, murmura Zoé, très pâle.
— Puisque t’es si maligne, continua le grax sans reculer d’un millimètre, c’est toi qui prendras la première veille.
— T’es pas mon père, j’ai pas d’ordre à recevoir de toi. »
Le sourire du grax lui donna fugitivement l’air d’une gargouille. Il détendit le bras sur le côté, agrippa Théo par le col roulé de son pull et lui plaqua le visage sur le bois de la table.
« Si tu refuses, c’est le petit con qui morflera. »
Les yeux larmoyants, Zoé continua de fixer Jim avec effronterie.
« Tu m’impressionnes pas. T’es juste capable de t’en prendre aux plus petits que toi. T’étais moins fier, l’autre jour, quand les autres dingues se sont pointés dans la cour intérieure. »
Il demeura quelques secondes sans réaction, comme sonné par l’attaque de son interlocutrice, puis il lâcha Théo, encercla de ses deux mains le cou de Zoé, la souleva de sa chaise et la laissa retomber presque aussitôt.
« Tu m’obéis, ça ira bien pour tout le monde. Tu refuses de m’obéir, ça ira mal pour tout le monde, c’est clair ? »
Plus question de tergiverser.
Elle devait cesser de s’apitoyer sur elle-même et éliminer le parasite avant qu’il ne commette l’irréparable. La violence de sa réaction face à l’insolence de Zoé avait eu sur Alice l’effet d’un électrochoc. Toutes ses pensées, toutes ses hésitations s’étaient envolées comme une volée d’étourneaux dispersés par un coup de fusil. La solution s’était dégagée d’elle-même, évidente, lumineuse. Pourquoi n’y avait-elle pas pensé plus tôt ? Franx avait estimé que les rats, les maîtres des conduits souterrains, innombrables et bien organisés, seraient les adversaires les plus coriaces des hommes dans la lutte pour la survie. Il avait donc parsemé les murs de fondation du Feu de Dieu de graines enduites de poison. Il suffisait à Alice d’en récupérer une poignée et de les ajouter dans la nourriture de Jim. Elle croyait se souvenir que les hommes de la communauté en avaient disséminé dans la cave, derrière les étagères et dans d’autres endroits inaccessibles aux enfants. Les fouines ne s’y étaient pas laissées prendre, peut-être plus malignes que les rats, ou, si elles en avaient ingéré, elles n’avaient manifesté aucun symptôme d’intoxication, ni vomissement, ni diarrhée, ni convulsions. Les graines avaient-elles perdu de leur toxicité ? La seule façon d’en avoir le cœur net, c’était d’en recueillir quelques-unes et de les servir au grax.
Après le petit déjeuner, et après s’être assuré que Jim dormait toujours, Alice procéda aux contrôles habituels, eau, gazole, électricité, avant de se mettre en quête des graines. Elle débarrassa une étagère métallique de ses bocaux et de ses boîtes de conserve, puis elle la déplaça d’une cinquantaine de centimètres afin de se glisser le long du mur. La lumière de la lampe ne révéla rien d’autre que de la poussière et des restes blanchis d’araignées au centre de leurs toiles déchirées. Elle remit l’étagère en place, replaça les bocaux et les boîtes, et recommença l’opération avec l’étagère suivante. Elle en déplaça encore deux autres avant de trouver une dizaine de petites larmes rouges étalées sur le béton. Elle transpirait sous ses multiples couches de vêtements. Les courants d’air glacé qui s’engouffraient par les soupiraux la maintenaient dans une détestable sensation de chaud et froid.
Des bruits de pas retentirent et se rapprochèrent rapidement. Elle eut juste le temps de s’éloigner des rayonnages et s’avancer dans l’allée principale.
« Maman ?
— Théo ? Qu’est-ce que tu fais là ? Je t’ai pourtant dit de ne jamais laisser ta sœur seule.
— Elle est sortie et le grax dort.
— Sortie ? Où ? »
Théo s’avança dans le halo de la lampe, passe-montagne enfoncé jusqu’aux yeux, mine chiffonnée, polaire jaune trop grande passée par-dessus un invraisemblable enchevêtrement de pulls et de pantalons, bottes après-ski.
« Dans votre ancienne chambre, elle y va tout le temps.
— Comment tu sais ça, toi ?
— Ben, je le sais, c’est tout.
— Qu’est-ce que tu fiches dans la cave ? »
Théo jeta un coup d’œil autour de lui, comme s’il avait discerné un mouvement dans la pénombre environnante.
« Je trouvais que tu mettais du temps à revenir, finit-il par répondre. Et j’avais peur qu’il te soit arrivé quelque chose. »
Alice s’avança et lui caressa la joue du dos de son gant.
« C’est plutôt aux parents de s’inquiéter pour les enfants, tu ne crois pas ? »
Il fronça le nez et les sourcils.
« Il pue le moisi, ton gant ! Pourquoi t’étais aussi longue ?
— Tu n’en as pas marre de manger toujours la même chose ? Je cherchais de quoi améliorer l’ordinaire. »
Elle s’était dit, après une longue réflexion, qu’il valait mieux ne pas parler de son idée aux enfants. Ils auraient risqué d’éveiller involontairement les soupçons de Jim. Et puis elle avait besoin de se prouver qu’elle pouvait aller seule jusqu’au bout de son projet.
« Remonte là-haut, Théo, reprit-elle. Je n’aime pas savoir Zoé seule avec le grax. »
Théo se dandina d’une jambe sur l’autre, sa manière de signifier qu’il avait quelque chose à ajouter.
« Papa… »
Alice se tendit.
« Eh bien, quoi ?
— Il y a des bêtes autour de lui…
— Quel genre de bêtes ?
— Je les vois pas bien… Juste leurs yeux… Des bêtes féroces en tout cas. On dirait des loups… »