Le crash se produisit environ quatre cents mètres plus loin.
À court de kérosène, l’avion, un A 340 sans doute, avait surgi dans un vrombissement assourdissant une vingtaine de mètres au-dessus de Franx. Privé de ses instruments électroniques, aveuglé par l’obscurité, les fumées et les poussières, le commandant de bord avait amorcé sa descente au jugé. Il avait manqué les pistes d’Orly d’un ou deux kilomètres. Le train d’atterrissage de l’avion percuta violemment la pointe d’une colline de décombres, l’extrémité de l’aile droite racla le sol, il s’encastra à pleine vitesse dans un ensemble d’immeubles partiellement effondrés, soulevant une grêle d’éclats de béton et de verre dont certaines atterrirent à quelques mètres de Franx et de la fillette perchée sur ses épaules. Le vacarme de la collision et le fracas de métal froissé dominèrent les rugissements des moteurs, puis le silence retomba, ébranlé par une série de grondements et de déflagrations. Des lueurs rougeoyantes embrasèrent l’obscurité, illuminèrent les cendres en suspension.
Des groupes affolés s’éparpillèrent de chaque côté de Franx. Il n’y avait plus aucune cohérence dans leur comportement. Il ne leur servait à rien de courir, il n’existait plus d’endroit sûr dans les environs, ni probablement dans aucune autre région du monde. Le hasard gouvernait désormais, pas vraiment le hasard, Franx n’y croyait pas, mais la fatalité, le jeu cruel et implacable de la nature, des éléments, d’autres auraient pu dire des démons, des anges ou de Dieu. Il ne croyait pas non plus aux hiérarchies célestes, il était seulement convaincu qu’on ne pouvait échapper à son destin, que les chemins étaient tracés quelque part, que la seule liberté de l’être humain était de l’accepter ou de se rebeller, de coller à sa réalité ou de la refuser. Une faille pouvait s’ouvrir à n’importe quel moment sous ses pas, un dingue pouvait le flinguer simplement pour lui piquer son manteau ou son bonnet, un avion, un hélicoptère, une météorite, lui dégringoler dessus, le froid, la soif ou la faim l’emporter… Son seul libre arbitre était d’affronter le présent et de tenter de toutes ses forces de rejoindre le Feu de Dieu, il ne lui appartenait pas de décider s’il y parviendrait.
Il avait enveloppé la fillette dans une couverture de laine récupérée dans les débris. Elle n’avait pas prononcé un mot ni versé une larme depuis que sa mère la lui avait confiée. Elle ne pesait pas lourd, à peine quinze kilos. Parfois, pour se détendre les épaules, il la reposait sur le sol et la prenait par la main. Elle marchait sans se plaindre jusqu’à ce que sa foulée, déjà menue, se rétrécisse encore, signe qu’elle commençait à fatiguer. Elle avait mangé sans cesser de le fixer les deux barres de céréales qu’il lui avait proposées et bu une gorgée d’eau au goulot d’une bouteille. Comme il s’était souvent occupé de Zoé, et même si sa fille était au même âge dix fois plus tonique et exubérante, les gestes lui revenaient naturellement. Il ne lui trouverait pas de famille d’adoption dans l’agglomération parisienne. Les habitants de la métropole livrée au chaos ne songeraient qu’à sauver leur peau et refuseraient de s’encombrer d’une gamine inconnue, même ravissante avec sa peau foncée, son regard noir et ses cheveux ondulés. Il lui avait demandé à plusieurs reprises comment elle s’appelait, il n’avait toujours pas obtenu de réponse. Sans doute choquée par l’accident de train et la mort de sa mère, elle avait besoin de temps pour recouvrer l’usage de la parole.
Les délinéaments de la large route qu’ils suivaient s’estompaient par endroits. Ils longèrent le gigantesque cratère foré par le crash de l’avion. Le fuselage s’était disloqué en plusieurs morceaux et des cadavres démembrés, dénudés, gisaient au milieu des débris de toutes sortes, des bouts de tôle tordus et des restes de sièges. Des flammes dansaient autour de la carlingue et crachaient d’imposantes gerbes d’étincelles aussitôt dispersées par le vent.
Franx et la fillette s’en éloignèrent, escaladant des montagnes de gravats ou effectuant de larges détours pour contourner les failles. Des silhouettes s’activaient dans les boutiques éventrées, emportant des écrans à plasma ou LCD, des ordinateurs, des chaînes audio, des appareils photo, des caméras, des téléphones multi-combinés… Des hommes en armes supervisaient les pillages, nerveux, jetant des regards tranchants autour d’eux. Ils pensaient que la situation redeviendrait normale après une brève période de chaos, comme après les émeutes de Los Angeles, comme après la grande panne d’électricité de Londres, qu’ils pourraient refourguer à bas prix les marchandises entreposées dans leurs caves ou leurs garages. Ils ignoraient qu’il s’agissait d’un bouleversement planétaire, d’une longue période de transformation qui précédait une ère nouvelle où, du moins Franx l’espérait, les relations humaines ne seraient plus fondées sur l’élitisme, l’exploitation, le consumérisme et le profit.
« Hé ! »
Une fraction de seconde avant de se retourner, Franx entrevit le visage de l’homme qui l’apostrophait, comme si l’image lui était parvenue avant qu’elle n’imprime sa rétine. Il ne prêta pas attention au décalage, se croyant victime d’une illusion d’optique ou d’une autre altération de ses perceptions. Vingt-cinq vingt-six ans, peau mate, yeux bruns, coiffé d’un bonnet de rappeur, vêtu d’un sweat-shirt à capuche, d’un pantalon type baggy et de baskets noires, il brandissait un pistolet dont le matériau gris et lisse n’était probablement pas du métal, un genre de PVC plutôt. Le cœur de Franx s’emballa. Un peu plus loin, des adolescents des deux sexes entassaient dans une remorque les bijoux, les montres et d’autres objets qu’ils retiraient des décombres.
Le type au pistolet inspecta Franx de la tête aux pieds.
« Tu vas où comme ça, mec ?
— Je rentre chez moi…
— C’est loin, chez toi ?
— Assez, oui. Comme il n’y a plus de train, je n’ai pas d’autre choix que d’y aller à pied. »
Du canon de son pistolet, le type désigna la fillette.
« Ce petit bout, c’est ta fille, mec ? »
Franx acquiesça d’un mouvement de tête après quelques secondes d’hésitation.
« Et sa reum, elle est où ?
— À la maison, je suppose.
— Ouais, si ta baraque est encore debout. Alors voilà, je t’explique tout, mec. Ici, c’est mon quartier, et, dans mon quartier, personne chourave que dalle sans ma permission, tu comprends ?
— Je n’ai pas l’intention de prendre quoi que ce soit, je veux juste continuer mon chemin. »
Le sourire du type dévoila deux incisives en or.
« Ça, c’est de la sagesse, mec. T’attarde pas dans le secteur si tu veux pas être pris dans une baston. Comment elle s’appelle, ce petit bout ? »
Franx descendit lentement la fillette de ses épaules pour se donner le temps de la réflexion.
« Surya…
— J’connais pas. Ça vient d’où ?
— D’Inde. Ça veut dire soleil en sanskrit. »
L’autre éclata de rire.
« Bien choisi, mec, bien choisi ! Avec cette putain d’obscurité qu’a pas l’air décidée à se lever, on aura un grand besoin de soleil. Toi et ta fille, vous pouvez y aller. Et faites gaffe. »
Franx jucha de nouveau la fillette sur ses épaules et traversa les rangs des adolescents qui, comme des fourmis, fouillaient inlassablement les décombres et en ramenaient des objets qu’ils jetaient dans la remorque. Il franchissait une ancienne zone commerciale. Un peu partout, des bandes se chargeaient de vider les magasins de leurs contenus éparpillés. Comme ni les camions, ni aucun autre véhicule ne pouvaient rouler, on entassait les fruits des pillages dans des brouettes ou des remorques traînées par des hommes. Ils embarquaient parfois d’énormes réfrigérateurs américains, des congélateurs, des machines à laver ou des lave-vaisselle. La vitesse à laquelle les écumeurs s’étaient adaptés au chaos sidéra Franx. Estimant qu’ils n’avaient pas beaucoup de temps devant eux, ils se hâtaient d’exploiter la situation avant la réaction des autorités et le retour à l’ordre. Près d’une benne à ordures, un garçon d’une dizaine d’années, assis sur un parpaing, armé d’un fusil, surveillait un gros homme allongé, ficelé et bâillonné, dont le gilet jaune moutarde indiquait qu’il travaillait pour le compte d’une enseigne. Son ventre proéminent écartelait les boutonnières de sa chemise blanche tachée de terre et de sang. Franx ignora son regard implorant et poursuivit son chemin. Il ne pouvait pas lutter d’égal à égal avec le garçon armé, d’autant que ce dernier n’était sans doute pas seul, qu’il lui suffirait de hurler ou de siffler pour que la meute rapplique. Les scènes de ce genre se reproduiraient jusqu’à ce que les populations comprennent que la vie ne reprendrait jamais son cours, qu’elles devaient se débarrasser de leurs anciens réflexes comme d’accessoires inutiles.
Le vent redoublait de rage, projetait des poussières et des cendres dans les yeux. La fillette et Franx avaient un besoin urgent de lunettes de ski ou de natation s’ils voulaient préserver leur vue. Il se mit en quête d’un magasin de sport ou d’une grande surface encore accessible et ignorée des pillards. Il en profiterait pour s’équiper d’un sac à dos qu’il bourrerait de vivres et fournir à Surya – Surya, le prénom qu’il avait choisi pour sa fille mais dont Alice n’avait pas voulu – des chaussures et des vêtements chauds. Il marcha encore un long moment avant de trouver ce qu’il cherchait. Le froid lui mordait la peau malgré la triple épaisseur de ses vêtements. La température continuait de baisser. D’après les prévisions de spécialistes des périodes glaciaires, elle se stabiliserait entre moins quinze et moins vingt degrés avec des pointes pouvant atteindre les moins cinquante. Des tempêtes de glace et de givre, des blizzards déferleraient sur le pays. Une glaciation soudaine, implacable, du genre de celle qui avait surpris les mammouths en Sibérie avant qu’ils n’aient eu le temps de digérer les fleurs à peine ingurgitées – la découverte tendait à montrer que la Sibérie avait connu des heures chaudes, tropicales, avant de se transformer brutalement en plaine gelée.
Entouré de failles, l’hypermarché émergeait du sol comme la proue d’un paquebot à demi immergé. Quelques lettres de son enseigne étaient restées accrochées au-dessus de son toit plat, C. R… OU. Ne trouvant pas de passage, Franx résolut de franchir la moins large et la moins profonde des fractures. S’il lui fut relativement facile de dévaler la pente irrégulière en gardant la fillette sur ses épaules, la montée se révéla plus ardue. Les pierres auxquelles il s’accrochait s’arrachaient comme des dents pourries des flancs de la terre. Il perdit l’équilibre à plusieurs reprises, retomba d’un ou deux mètres et faillit lâcher Surya qu’il maintenait plaquée contre sa hanche. Des voiles de fumée montaient de la faille et répandaient une odeur de soufre qui se mêlait à la puanteur des égouts ouverts. Le silence étouffait les hurlements de chiens, les cris stridents, les grondements lointains. Franx ne croisa personne sur le parking de l’hypermarché, ni vivant ni mort. Les premières secousses telluriques s’étaient produites une bonne heure avant l’ouverture des centres commerciaux. Il reposa la fillette sur le sol et reprit son souffle. Exténué par l’effort, il se demanda si l’air n’était pas chargé de particules toxiques. Surya ne paraissait pas fatiguée ni effrayée. Il aurait pu la croire résignée, ou indifférente, sans l’étonnante puissance de son regard qui semblait transpercer la matière, voir au-delà des formes. Il se sentait débusqué, mis à nu, chaque fois qu’il plongeait dans les yeux de la fillette. Ils pénétrèrent dans la galerie marchande par une large brèche dans le rideau métallique. Un épais tapis d’éclats de verre craqua sous leurs pas. Franx devait en priorité se munir d’une lampe de poche : l’obscurité était tellement opaque qu’il n’y voyait pratiquement rien. Il traversa la galerie marchande d’un pas prudent et, tenant fermement Surya par la main, parvint sans encombre jusqu’à l’alignement de caisses. Des bourrasques s’engouffraient en hurlant dans les éventrations du toit et des cloisons, poussant et dispersant des feuilles de papier et des sacs en plastique, répandant une odeur de putréfaction. Il se souvint que, dans la plupart des grandes surfaces, les accessoires comme les lampes et les piles se trouvaient à la droite de l’entrée. Sans lâcher la main de Surya, il gagna le rayon électricité en tâtonnant et enjambant les étagères renversées. Une secousse de faible amplitude agita quelques secondes le sol et le bâtiment. Des rayonnages s’effondrèrent dans une ronde de craquements sinistres. La main de Surya se crispa dans la sienne. Il repéra enfin les torches suspendues dans leurs blistères, en dégagea une, inséra les deux piles dans le manche, l’alluma. Son premier réflexe, un réflexe de père, fut d’éclairer et d’examiner la fillette immobile à ses côtés. Elle cilla légèrement lorsque le rai lumineux captura son visage. Il ne remarqua aucune blessure ni même une égratignure, seulement des taches de terre sur son front et sa joue gauche. Aucune expression n’altérait ses traits d’une pureté irréelle. Il se demanda brièvement si elle était autiste.
Il fit une ample moisson de lampes de poche et de piles qu’il glissa dans les poches latérales d’un sac à dos récupéré au rayon bagages. Il choisit ensuite des sous-vêtements de laine, des bottes fourrées, un bonnet, un ensemble pantalon/sweat polaire et une doudoune pour Surya. Elle se laissa déshabiller puis rhabiller sans esquisser le moindre geste de protestation, levant docilement bras ou jambe quand Franx lui présentait un vêtement. Il se mit ensuite en quête de lunettes aux verres non teintés ; ce n’était pas du soleil dont il cherchait à se protéger, mais des poussières, des cendres, des particules nocives colportées par le vent. Il opta pour des lunettes de natation, parfaitement étanches et légèrement grossissantes, prit le modèle enfant pour Surya et les passa autour de la tête de la fillette après avoir ajusté la lanière crantée. Ainsi équipée, elle ressemblait à une survivante d’un de ces films de science-fiction des années 1970 qui préfigurait le délabrement écologique et social d’un monde célébrant le consumérisme, adorant le veau d’or. Il se munit également de deux couteaux, l’un doté des fonctions ciseaux, ouvre-boîte et tire-bouchon, l’autre d’une lame amovible parfaitement aiguisée. Il se rendit enfin au rayon alimentation dont la moitié avait disparu dans une fissure. Le tremblement de terre avait plié le toit et n’avait laissé debout que deux rayonnages. Le faisceau de la torche éclaira des formes grises et furtives entre les fromages, les morceaux de viande et les saucissons jonchant le carrelage fendillé.
Des rats.
Des centaines de rats surgis de la terre bouleversée. Leurs yeux flamboyèrent dans la lumière et leurs cris agressifs avertirent les intrus qu’ils ne se laisseraient pas chasser d’un tel paradis sans combattre. Eux aussi s’organisaient pour la survie, et Franx n’avait pas intérêt à s’attarder. Il fourra dans le sac des fruits secs, dattes, pruneaux, noix, abricots, des tablettes de chocolat, des barres de céréales qu’il retira de leurs emballages pour gagner un peu de place, et trois bouteilles d’eau de source. Il ne pouvait pas trop se charger. Il espérait avoir d’autres opportunités de s’approvisionner en eau et en vivres au long du chemin. Le froid, qui transformait la Terre en gigantesque congélateur, conserverait les aliments et serait pour la circonstance son meilleur allié. Il retira la bande de tissu nouée autour de son front. Son arcade éclatée continuait de l’élancer, mais elle ne saignait plus. Il chaussa ses propres lunettes, régla les lanières du sac à dos avant de les glisser sur ses épaules, puis, tirant la fillette par la main, il regagna la galerie marchande et la sortie du centre commercial.
Une épaisse pluie de cendres les accueillit dehors. Les flocons gris étaient tellement denses qu’ils stoppaient net le rayon de sa torche deux ou trois mètres devant lui. Il l’éteignit pour économiser les piles. L’odeur dominante de soufre indiquait que les cendres provenaient d’une intense activité volcanique, de la chaîne des puits d’Auvergne peut-être, ou encore des profondes failles creusées par les séismes. Le sol se tendait déjà d’un voile gris qui donnait l’impression de porter les ténèbres. Pas évident d’avancer dans une telle poix. Pas question non plus de se mettre à l’abri en attendant que la pluie s’éclaircisse : les cendres risquaient de tomber pendant des jours et des jours, d’atteindre une hauteur de dix à vingt mètres, de condamner à l’asphyxie les survivants piégés dans des lieux clos. Franx époussetait régulièrement les verres de ses lunettes, son bonnet, le haut de son sac à dos, et prenait le temps de faire la même chose pour Surya.
Surtout ne pas s’affoler, ne pas se précipiter, accomplir chaque geste comme il devait être accompli. Des démangeaisons dans ses narines et sa gorge l’invitèrent à protéger ses voies respiratoires et celles de la fillette. À l’aide d’un couteau, il coupa son écharpe en deux, noua l’un des deux pans sur le bas du visage de Surya et l’autre sur le sien.
Le silence était maintenant total.
Ils auraient pu se croire seuls au monde.
Ils étaient seuls au monde.