Berlin-Sodome.
Comme nous allions quitter Strasbourg, pour parcourir l’Alsace, au moment même de nous installer dans l’auto, nous vîmes accourir, épanoui d’aise, toujours aussi peu soigné, fatiguant sa barbe et polissant son front, mon ami Albert D… Il paraissait essoufflé mais ravi de la rencontre. Il promenait en Allemagne ce vêtement et un chapeau qui ne sont pas, depuis quelque quinze ans, indifférents qu’aux saisons, comme je le croyais, qui le sont aussi aux latitudes et aux frontières, j’eus la surprise de le constater…
– Enfin, s’écria-t-il après s’être incliné devant les dames, enfin !… Je trouve des Français… je trouve des Parisiens, des êtres simples, candides… des êtres normaux et vertueux… Laissez-moi vous regarder !
Ses lèvres s’avançaient pour rire ; il ne criait pas moins fort que, rue Laffitte ou rue Richepanse, lorsqu’il parle d’art, et ne forçait pas moins sa voix jusqu’au fausset.
– Oui, mes amis, j’arrive de Berlin… Vous n’avez pas été, cette fois-ci, jusqu’à Berlin ?… Allez à Berlin… allez-y… il faut absolument aller à Berlin… Il faut le voir, le revoir… C’est prodigieux… kolossal !… comme ils disent… Allez-y !…
Et, me prenant par le bras comme pour m’y entraîner, il parlait toujours :
– Toutes les fois que j’y reviens, j’y ai une surprise nouvelle… C’est que j’ai connu Berlin, en 56, moi… Une grande ville de province, pleine de soldats, triste, l’air pauvre. À présent, le luxe s’y étale… brououu… Et le dévergondage ?… Brououu !… Ah !… Kolossal !…
Ses yeux se bridaient dans la grimace qu’il faisait en riant, et il baissait la voix en m’emmenant à l’écart avec Gerald.
– Des pédérastes ! des pédérastes !… Tous pédérastes !… Les plus grands seigneurs, les officiers, les ministres, les artistes, les chambellans… et les généraux, et les grands écuyers, et les ambassadeurs…, tous !… tous !… Scandales sur scandales… procès sur procès… disparitions sur disparitions… Kolossal !… D’ailleurs, vous avez bien lu, en première page du Temps, qui n’en peut mais, ces télégrammes officiels, concernant des personnages de cour, de là-bas ? Ça dépasse en pornographie les annonces de quatrième page, qui font la fortune du Journal !…
Il sautillait sur ses vieilles bottines déformées par la goutte, et se tapait les cuisses, comme un enfant qui vient de faire une bonne blague à son professeur :
– Et savez-vous qu’il s’est formé une ligue de ces messieurs, en vue d’obtenir l’abrogation d’articles gênants du code, qui les empêchent de… de…
Et, frottant alternativement son nez et son front, il se mit à pouffer de rire, au grand dommage de mes joues et de mes narines…
– Oui, mon cher, une ligue… une ligue des Droits de l’homme et du pédéraste… une ligue avec ses statuts, ses commissions, ses assemblées générales… brououu !… des assemblées en rond, je suppose… C’est kolossal !… Vous voyez qu’ils ne s’en cachent pas… Au contraire… Ils ont eu successivement le bien-être… la richesse… le luxe… Il leur manquait la dépravation… Maintenant, ils en ont leur mesure… il ne leur manque plus rien… C’est l’aboutissement fatal des armes victorieuses, le couronnement de la Grunderzeit… Voilà, maintenant, qu’ils dépassent les peuples qui ont une histoire… Ah !… ah !… Et ils en sont assez fiers !… Ils m’ont scandalisé… positivement scandalisé, moi ! Scandaliser un Parisien, ça n’est pas rien !… Et ils étaient aux anges de ma figure ahurie !… Il fallait les voir !… Kolossal !… Et, pourtant, nous ont-ils dit assez de fois que nous étions Babylone !… À en croire leurs pasteurs, ils ne nous ont fait la guerre que pour étouffer ces germes de vice, brûler Paris qui empoisonnait le monde !… Eh bien… ils font mieux que nous… Ils sont Sodome… Sodome-sur-la-Sprée. Naturellement, la province suit le mouvement ; les officiers et les hauts fonctionnaires le propagent… Il y a Sodome-sur-la-Sprée… Mais il y a Sodome-sur-le-Mein, Sodome-sur-l’Oder, et Sodome-sur-l’Elbe, et Sodome-sur-le-Weser, et Sodome-sur-l’Alster, et Sodome-sur-le-Rhin… Ah ! ah !… sur-le-Rhin, mon cher.
Comme il n’oublie jamais de manifester son nationalisme, il ajouta :
– Quand nous avons été vicieux, nous autres, – nous ne le sommes plus guère, la mode en est passée, – nous l’avons été légèrement, gaiement… Les Allemands, eux, qui sont pédants, qui manquent de tact, et ignorent le goût, le sont – comment dire ? – scientifiquement… Il ne leur suffisait pas d’être pédérastes… comme tout le monde… ils ont inventé l’homosexualité… Où la science va-t-elle se nicher, mon Dieu ?… Ils font de la pédérastie, comme ils font de l’épigraphie. Ils savent qui a été l’amant de Wagner, et de qui Alcibiade et Shakspeare ont été les maîtresses. Ils écrivent des livres sur les amours de Socrate, et sur celles d’Alexandre le Grand… Ils ont relevé, sur les vieilles pierres, tous les noms de tous les mignons de tous les pharaons de toutes les dynasties… Pédérastes avec emphase, sodomites avec érudition !… Et, au lieu de faire l’amour entre hommes, par vice, tout simplement, ils sont homosexuels, avec pédanterie… Allez à Berlin, je vous dis… allez revoir Berlin… Ça vaut le voyage…
Nous lui avions tous serré la main, tour à tour, sans qu’il s’arrêtât de parler, de crier et de rire, et nous étions loin, déjà, que nous le voyions s’agiter encore, et nous désigner, du doigt, Berlin, à qui nous tournions le dos…