Rotterdam.
De ce court voyage de Dordrecht à Rotterdam je ne me rappelle rien, sinon que l’auto allait, glissait, sans heurts, sans secousses, et comme allégée des servitudes de la pesanteur. Elle me donnait une joie qui n’est ni la joie de bondir, ni la joie de patiner, mais qui ressemble à l’une et l’autre. Elle m’emportait avec une extraordinaire allégresse, et, vraiment, je me sentais doué de son élasticité. On eût dit que, pour se faire plus douce et pour aller plus vite, elle courait, de toutes ses forces, pieds nus, sur la route.
Et voici que, tout à coup, en haut d’une petite côte qui, en ce pays, nous sembla être une montagne himalayenne, par delà un pont énorme, nous nous trouvâmes devant une espèce de falaise, ou plutôt devant un pan de mur de rêve, formé d’on ne sait quel amoncellement de briques multicolores, de fragments de verre colorié, d’éclaboussures de soleil, au pied duquel venait battre, comme une mer déchaînée, le furieux tumulte d’une ville en travail et d’un port en fièvre. Falaise ou pan de mur de rêve, il nous fallut quelques minutes pour reconnaître que nous étions en face de la ville neuve de Rotterdam.
À peine entrés dans Rotterdam, nous y avons été enveloppés aussitôt d’un mouvement, d’une agitation que les sirènes sur le canal, les sifflets des locomotives sur les voies ferrées, le roulement des fourgons sur les pavés, faisaient retentir à l’infini… Mais nous fûmes enveloppés bien davantage par la population qui nous environna de faces bouche bée, de gestes qui puérilement cherchaient à s’instruire au contact d’un cuivre, au contact, aussitôt rompu, du radiateur, éprouvaient les pneus, appuyaient sur les garde-crotte. L’ébahissement de cette foule, qui souriait ou s’assombrissait, mais demeurait silencieuse, nous enserra si bien, que nous dûmes nous arrêter.
Pour bruyante et remuante qu’elle fût, Rotterdam me parut bien plutôt une ville sauvage et lointaine. Au plus plaisant, au plus riche milieu de l’Europe, ses habitants avaient l’air de Lapons ahuris. À tout le moins, ils n’avaient jamais vu ou ne voyaient que rarement d’autos… Cette population, habituée à tous les vacarmes, à toutes les étrangetés de la vie cosmopolite, au spectacle du commerce mondial et de travaux surhumains, s’affolait, autour de notre machine, sans paroles.
Les dames n’oublient en aucune circonstance de s’apprêter pour les regards, et tous les regards leur plaisent, excepté qu’elles y voient durer l’hébétement. Les nôtres se remuaient sur leurs coussins, assez mal à leur aise, en apercevant – vision de terreur – de rudes mains se coller aux vitres, s’y promener. Ma voisine ferma les yeux… Ses gants tremblaient.
Cette foule muette, dans cette ville en fièvre et pleine de tapage, c’était la population laborieuse qu’on n’entend point dans une usine assourdissante. La civilisation assouplit, polit les instincts et les énergies dont elle n’utilise que la force vive, pour ses fins obscures… Mais n’accumule-t-elle pas artificiellement des éléments qu’elle déforme en les comprimant, et dont la déflagration multipliera, dans une circonstance donnée, la redoutable puissance inerte ?
À force de coups de trompe, Brossette parvenait péniblement à se frayer un chemin dans la masse que le capot fendait lentement… Nous voyions passer, sans bruit, derrière les vitres, un monde de têtes levées, de bouches ouvertes, qui, même quand le flot se fut refermé, ne s’abaissèrent pas, ne se refermèrent pas…
Pas d’autos, partant, pas de garage. J’eus beaucoup de peine à en trouver un… C’était dans un quartier malpropre de la périphérie, une sorte de hangar où l’on avait remisé des caisses vides, un vieux camion hors d’usage, des voiles de barque roulées autour de mâts pourris.
Brossette était consterné.
– Ça ! un pays ?… fit-il, en se grattant la tête… Oh ! là ! là !…
Nous n’y étions arrivés, d’ailleurs, que lentement, péniblement… Les enfants se collaient sur les marchepieds, s’agglutinaient au capot, et il fallut les faire tomber, en les secouant, comme les grappes d’insectes rôtis qu’on détache la nuit du radiateur…