Gorinchem.

La première joie que je devais connaître, en Hollande, cette fois-ci, ce fut d’apercevoir cette petite ville de Gorinchem que je n’oublierai plus, petite ville presque inconnue des touristes, et qui, de très loin, de l’autre côté de l’eau, – c’est le Rhin et la Meuse qui coulent là, confondus – me parut si pimpante et me ravit bien davantage dès que nous eûmes circulé, quelque temps, lentement, dans ses rues étroites, pleines de promeneurs… J’en étais enchanté, comme un enfant d’un joujou. Elle avait bien l’air d’un joujou luisant, tout neuf, – quoiqu’elle fût très vieille – et sa nouveauté, c’était sa propreté…

En Hollande, les vieilles choses, vieux monuments, vieilles maisons ne m’attristent jamais. On ne voit pas leurs fissures, leurs lézardes, et ces plaies qu’avivent sans cesse les entassements de poussière corrosive. Elles n’offrent point l’aspect délabré de ruines. À force de soins, elles conservent une belle vie de jeunesse et de santé. Un peu plus tassées que les neuves, un peu plus penchées, et voilà tout… Elles rappellent ces jolis vieillards, qui eurent la politesse de se garder de la déchéance, dont le visage paraît plus frais, plus riant, sous les cheveux blanchis, et qui enseignent aux jeunes gens l’indulgence et le sourire. La coquetterie est la grande vertu des vieilles gens.

Délicieuse petite vieille, que Gorinchem !… On pouvait, de l’auto, sans effort, toucher les façades peintes, lavées, vernies. Les rues, où nous glissions entre ces habitations à pignons historiés, étaient lavées aussi, lavées comme les carreaux des intérieurs que peignit Pieter de Hoogh, et dallées, me sembla-t-il, de ces mêmes mosaïques de couleur, dont beaucoup de maisons avaient leurs façades revêtues. Et des étalages de fruits exotiques, des vitrines où se montraient des dentelles, des draps brodés, de lourds bijoux d’argent, paraient les devantures d’un luxe choisi… C’était la première petite ville des Pays-Bas, qui mirât dans ses canaux sa coquetterie, avec placidité…

Nous nous arrêtâmes chez un pâtissier pour y boire du thé, mais surtout pour nous arrêter, pour prendre pied dans la ville.

Les gens allaient et venaient, nous regardaient et regardaient la machine, silencieusement. Faces débonnaires et un peu lourdes, je les avais déjà vues dans ces gravures anciennes qui représentent des amateurs de tulipes. Ils ne savaient pas trop s’ils devaient admirer, mépriser, s’indigner… Après avoir regardé l’auto, ils se regardaient entre eux, et puis ils s’en allaient, sans avoir exprimé le moindre sentiment. Et d’autres les remplaçaient qui se livraient à la même mimique. Il y avait des femmes blondes, aux cheveux tirés ; il y en avait de très noires, avec des yeux en amande, et des teints où le jaune de l’Extrême-Orient luttait avec le rose d’Europe… Des pêcheurs rentraient ou sortaient, poussant des petites voitures dont les unes contenaient des paquets de filets bruns, et les autres de grandes mannes remplies de saumons. Un gamin, à la porte, nous offrait des cartes postales : des églises aux tours penchées, des moulins à vent… des canaux, encombrés de barques… Il ne se passait rien que de monotone et de quotidien. La vie coulait, devant nous, comme chaque jour, devant cette boutique, elle coule douce, paisible, avec son petit bruit de sabots sur les dalles de la rue. Et, pourtant, je me sentais parfaitement, enthousiastement heureux. J’avais, en moi, une joie violente de cette douceur, de ce bruit de sabots, de ce silence des visages, de cette jolie fille aux bras nus qui nous servait sans empressement, de ce thé qui était très mauvais, de ces tasses de Chine, qui ne venaient même pas des fabriques de Delft, de cette écœurante odeur de cacao, qui flottait dans la boutique, de ces maisons en face, petites maisons naïves, comme on en voit, comme on en achète, pour les arbres de Noël, dans les magasins de jouets, à Nuremberg… Il me semblait que c’était le bonheur, et que j’eusse vécu là le reste de ma vie. Impression qui n’était pas nouvelle en moi. Chaque fois que je m’arrête quelque part, n’importe où, et qu’il y a un peu d’eau, des arbres, et, entre les arbres, des toits rouges, un grand ciel sur tout cela, et pas de souvenirs… j’ai peine à m’en arracher.

Il me fallut faire un effort pour me lever et partir…