Un
port.
Spectacle merveilleux que celui d’un grand port et toujours nouveau ! Monde effarant où tout l’univers tient à l’aise entre les docks d’un bassin, où, dans un prodige de couleur, s’entre-choquent les réalités implacables de l’argent, du commerce, de la guerre, et les féeries les plus délicieuses ! Masses noires et roulantes qui portent dans leurs soutes l’imagination, le génie, la fécondité, l’ordure, les richesses, la mort de toute la terre !… Tumulte, sur les eaux clapotantes, des petits remorqueurs enragés et des lourds chalands, autour desquels les mouettes blanchissent et jaillissent, comme des flocons d’écume autour d’un récif ! Sur les quais, parmi les ballots, les tonnes de graisse et de saindoux, les laines et les peaux, aux odeurs de pourriture, grouillement des torses nus, ployant sous le faix, et des pauvres gueules contractées de fatigue et de révolte ! Travail des machines qui, sans cesse criant, soulèvent et promènent dans l’espace, au bout de leurs bras de fer, les charges pesantes, molles comme des nuées !… Silhouettes légères, aériennes, des voilures, des mâtures. – « Tes cheveux sont des mâtures… Ta robe glisse sur la pelouse du jardin, comme une petite voile rose, sur la mer… »
Et entre tout cela qui grince, qui halète, qui hurle et qui chante, l’entassement muet d’une ville, et la vaporisation, dans le ciel, de coupoles dorées, de flèches bleues, de tours, de cathédrales, d’on ne sait quoi… Au delà, encore, l’infini… avec tout ce qu’il réveille en nous de nostalgies endormies, tout ce qu’il déchaîne en nous de désirs nouveaux et passionnés !
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Il n’y a pas de port dont je ne sois touché… Même, les tout petits m’enchantent qui sont perdus, comme des nids de courlis, au fond rocheux des criques, et d’où à peine une barque met à la voile… Mon cœur saute et bondit dans les grands… Les fleuves qui sont humains s’y unissent à la mer surnaturelle.
Les plus grandes villes me sont presque toujours de très petits mondes fermés… Un moment vient bien vite où je m’y sens en prison… et m’y cogne aux murs… J’étouffe dans la montagne ; son atmosphère m’est irrespirable, ses nuages, qui dérobent toujours la vue des cimes et le ciel, m’écrasent comme de lourdes, comme d’épaisses plaques de plomb. La forêt m’étreint le cœur, m’angoisse, me serre la gorge jusqu’au sanglot… Je ne puis supporter cette sorte de terreur religieuse qu’elle accumule sous ses voûtes et qui emplit ses ténèbres, où, parfois, des bêtes nocturnes hurlent à la mort…
Mais il n’est pas de quai, de jetée, de môle, d’embarcadère, il n’est pas, comme ils disent ici, de piers, au long desquels des bateaux se balancent, où je ne me sente vraiment au bord de l’univers, et joyeux, et libre, et léger… Les coups de sifflet qui font vibrer les vitrages des gares, même gigantesques, ne sont que des avertissements sans éclat ; ils ne parlent pas assez à mon imagination… L’appel des sirènes a une autre signification, une autre éloquence, une portée plus haute. Quand il s’amplifie dans les ports, il a la sonorité, la profondeur, l’émotion poignante des nouvelles qui arrivent du bout du monde, et, chaque fois que j’en ai entendu durer les accents, j’ai entendu leur répondre, du plus lointain de moi, mon avidité insatiable des mers inconnues, des paysages de feu et de glace, des flores, des faunes, des humanités que je voudrais connaître et que je ne connaîtrai, sans doute, jamais.
Le chant des sirènes enfièvre, jusqu’au délire, ma curiosité du monde entier…