Le caoutchouc
rouge.
Je m’arrête devant une petite boutique, dont l’étalage est étrange : des pyramides de petites meules, petits cubes, petits cylindres, petits parallélipipèdes, petits pains d’une matière mate, alternativement grise et noire. Rien d’autre. Pas d’indication. Aucune étiquette. Le front collé à la vitre, je distingue, dans le magasin, un homme épais, en redingote, qui, cigare aux dents, lit un journal. L’enseigne porte ce seul nom, écrit en rouge : « Blothair et Cie ».
J’entre ; j’interroge.
– Qu’est-ce que cela ?
L’homme en redingote s’est levé. Il pose le journal sur une chaise, son cigare sur le bord d’une table, s’incline, sourit et dit :
– Des échantillons de caoutchouc, monsieur.
La boutique est vide. Aux murs, des armoires fixes, en acajou ciré, fermées. À droite, une table, où se répètent les échantillons de la vitrine. À gauche, un comptoir, avec des registres. Au fond, une porte ouverte, par où j’entrevois une sorte d’arrière-boutique, encombrée de manteaux de pluie, de sections de câbles, de joints de machines, de socques, d’enveloppes et d’enveloppes de pneus, et toute une famille de chiens, dont quelques-uns, renversés, laissent voir, sous le ventre, une petite plaie ronde, aux lèvres de métal. Tout cela est vieux, usagé, comme on dit.
Désignant les pyramides de la vitrine et de la table, je demande :
– Congo, n’est-ce pas ?
– Oui, fait l’homme simplement, mais avec une expression d’orgueil.
Cette vitrine a l’air inoffensif ; la boutique est d’aspect placide. Pourtant, peu à peu, ces échantillons me fascinent. J’en arrive à ne pouvoir plus détacher mes yeux de ces morceaux de caoutchouc. Pourquoi n’y a-t-il pas d’images explicatives, de photos, dans cette vitrine ?… Mon imagination a vite fait d’y suppléer.
Je songe aux forêts, aux lacs, aux féeries de ce paradis de soleil et de fleurs… Je songe aux nègres puérils, aux nègres charmants, capables des mêmes gentillesses et des mêmes férocités que les enfants. Je me rappelle cette phrase d’un explorateur : « Ils sont jolis et doux comme ces lapins qu’on voit, le soir, au bord des bois, faisant leur toilette, ou jouant parmi les herbes parfumées. » Ce qui, d’ailleurs, ne l’empêchait pas de les tuer… J’en vois montrer en riant leurs dents éclatantes et se poursuivre, s’exalter aux sons de leurs fifres et des tambours profonds. Je vois les bronzes parfaits des corps féminins, et les petits courir, dont le ventre bombe. Je vois de grands diables, aussi beaux que des statues antiques, sourire à un pagne, à des verroteries ; tendre les bras vers des liqueurs ; se pousser, trépigner autour des montres, des phonographes, de toute la pauvre camelote que nous fabriquons pour eux ; se cambrer, se dandiner, comme s’ils se moquaient de nous, ou se moquaient d’eux-mêmes ; remuer la tête comme des enfants gênés. Je vois, à leurs femmes, sensibles aux caresses des blancs, le geste gauche d’une paysanne qu’un citadin fait rougir d’aise.
Et voici que, tout à coup, je vois sur eux, et qui les menace, le fouet du trafiquant, du colon et du fonctionnaire. Je n’en vois plus que conduits au travail, revolver au poing, aussi durement traités que les soldats dans nos pénitenciers d’Afrique, et revenant du travail harassés, la peau tailladée, moins nombreux qu’ils n’étaient partis. Je vois des exécutions, des massacres, des tortures, où hurlent, pêle-mêle, sanglants, des athlètes ligotés et qu’on crucifie, des femmes dont les supplices font un abominable spectacle voluptueux, des enfants qui fuient, les bras à leur tête, leurs petites jambes disjointes sous le ventre qui proémine. Nettement, dans une plaque grise, dans une boule noire, j’ai distingué le tronc trop joli d’une négresse violée et décapitée, et j’ai vu aussi des vieux, mutilés, agonisants, dont craquent les membres secs. Et il me faut fermer les yeux pour échapper à la vision de toutes ces horreurs, dont ces échantillons de caoutchouc qui sont là, si immobiles, si neutres, se sont brusquement animés.
Voilà les images que devraient évoquer presque chaque pneu qui passe et presque chaque câble, gainé de son maillot isolant. Mais on ne sait pas toujours d’où vient le caoutchouc. Ici, on le sait : il vient du Congo. C’est bien le red rubber, le caoutchouc rouge. Il n’en aborde pas, à Anvers, un seul gramme qui ne soit ensanglanté.
Dans l’Amérique tropicale, en Malaisie, aux Indes, l’exploitation des plantes à caoutchouc n’est qu’une industrie agricole. Au Congo, c’est la pire des exploitations humaines. On a commencé par inciser les arbres, comme en Amérique et en Asie, et puis, à mesure que les marchands d’Europe et l’industrie aggravaient leurs exigences, et qu’il fallait plus de revenus aux compagnies qui font la fortune du roi Léopold, on a fini par arracher les arbres et les lianes. Jamais les villages ne fournissent assez de la précieuse matière. On fouaille les nègres qu’on s’impatiente de regarder travailler si mollement. Les dos se zèbrent de tatouages sanglants. Ce sont des fainéants, ou bien, ils cachent leurs trésors. Des expéditions s’organisent qui vont partout, razziant, levant des tributs. On prend des otages, des femmes, parmi les plus jeunes, des enfants, dont il est bien permis de s’amuser, pour s’occuper un peu, ou des vieux dont les hurlements de douleur font rire. On pèse le caoutchouc devant les nègres assemblés. Un officier consulte un calepin. Il suffit d’un désaccord entre deux chiffres, pour que le sang jaillisse et qu’une douzaine de têtes aillent rouler entre les cases.
Et il faut toujours plus de pneus, plus d’imperméables, plus de réseaux pour nos téléphones, plus d’isolants pour les câbles des machines. Aussi, de même qu’on incise les végétaux, on incise les déplorables races indigènes, et la même férocité, qui fait arracher les lianes, dépeuple le pays de ses plantes humaines.
Au diable les Anglais, qui sont des jaloux, et qui ne pardonnent pas au roi Léopold de les avoir dupés et volés ! Au diable les barbouilleurs de papier, faiseurs d’embarras ! Si du sang nègre poisse à tous nos pneus, à tous nos câbles, la belle affaire ! Pouvons-nous mieux associer les races inférieures à notre civilisation, les mêler de plus près aux besoins de notre commerce et de notre vie ?… Et puis, les palais de Léopold, ses fantaisies, ses voyages, ses voluptés, sont coûteux. Ne faut-il pas aussi augmenter les dividendes des actionnaires, payer les journaux, pour qu’ils se taisent, intéresser le Parlement belge, pour qu’il vote, désintéresser les autres gouvernements, pour qu’ils ferment les yeux sur ces atrocités ?
C’est égal. Quand je rencontrerai encore le roi Léopold, traînant la jambe dans Monte-Carlo, dans Trouville, ou rue de la Paix, quand je verrai son œil briller, sous le verre, à contempler les écrins d’un bijoutier, à détailler le corsage ou les lèvres d’une femme qui passe, quand je reverrai la compagne trop mûre d’une demoiselle très jolie parler, à l’oreille du souverain, dans un restaurant des Champs-Élysées, je penserai à cette vitrine-ci, et je n’aurai plus envie de rire…
– Nous avons aussi du bien bel ivoire… me dit l’homme en redingote, en me reconduisant jusqu’à la porte.