Canaux d’Amsterdam.

Je ne vous dirai pas qu’Amsterdam est la Venise du Nord. D’abord, parce que j’ai naturellement horreur de ces façons de parler, et puis, parce que je n’en sais rien, n’étant jamais allé à Venise.

– Comment, monsieur ?… me dit un jour une dame offensée par cette cynique déclaration… Est-ce possible ?

Et, déçue, toute triste, languissante, elle ajouta :

– Vous n’avez donc jamais aimé ?

– Pas à Venise… non, madame… pas à Venise…

– Ah ! monsieur… je vous plains… On n’aime bien qu’à Venise…

Me plaignit-elle ?… Je crois plutôt qu’elle me méprisa…

Dois-je dire – c’est peut-être le moment – que je me gondolais ?

Ce sont des raisons de cet ordre-là qui m’ont toujours empêché d’aller à Venise.

Manet, en haine de l’école de 1830, ne consentit jamais à mettre les pieds dans la forêt de Fontainebleau. Rien que le nom de Barbizon, de Marlotte, lui donnait de furieux accès de rage. Chose à peine croyable, il refusa plusieurs fois l’invitation de Mallarmé de l’aller voir au pont de Valvins. Mais il alla à Venise. Non seulement, il y alla ; il y peignit. Moi, si je n’ai jamais été à Venise où, pourtant, j’aurais aimé rendre visite à Titien et au Tintoret, chez eux, j’en accuse, en plus des conversations dans le genre de celle que je viens de rapporter, toute une iconographie crapuleuse et une non moins crapuleuse bibliothèque musicale et poétique. Peut-être n’y avait-il qu’un moyen de me laver de ces propos, de toutes ces mélodies, et de tant de motifs pour journaux mondains, illustrés par M. Pierre Laffite et Cie, c’était d’aller à Venise. Mais chaque fois que je suis arrivé à en prendre la résolution, j’ai eu tellement peur de ne rencontrer, sur la lagune, que des amants du répertoire de M. Donnay, ou des paysages de M. Ziem, ou des ritournelles de M. Gounod, que j’ai toujours préféré retourner, une fois de plus, sur le Dam.

*

* *

Quand on ne les connaît pas bien, et si l’on n’a point le sens aigu des variétés et des différences, tous les quais et tous les canaux d’Amsterdam se ressemblent.

– C’est effrayamment monotone… s’écrie la dame citée plus haut.

Or, je suis allé assez souvent à Amsterdam, pour comprendre, à ma très grande joie, que rien n’est plus divers, et plus bougeant qu’Amsterdam ; que, non seulement aucun reflet des maisons dans ses canaux pareils, mais qu’aucune de ses maisons pareilles ne se ressemblent. Chaque portion de canal est un paysage différent de murs, de pignons, de chalands, de fenêtres fleuries ; chaque maison a son visage propre, sa structure individuelle, selon le degré d’affaissement des pilotis qui la soutiennent… Et, surtout, c’est un autre paysage de ciel, dont on dirait que les Hollandais ont mis, chaque fois, sous verre, la patine prodigieuse.

*

* *

Au bord des canaux d’Amsterdam, et sur leurs ponts, depuis que je m’attarde à imaginer le tain de vase profonde de ces miroirs qui meurent, je sens que monte jusqu’à moi une odeur qui devient, chaque année, plus forte et plus fétide. À mon dernier voyage, en plein été, c’était, le soir, une puanteur dont le souvenir me poursuit.

Je sais le pouvoir de l’imagination sur les sens, sur les nerfs. C’est à ce dernier voyage que j’ai appris cette chose effrayante : on n’avait pas curé les canaux d’Amsterdam, depuis trois cents ans. Et, rien que de l’avoir appris, il me sembla, tout à coup, qu’une épouvantable odeur me faisait tourner le cœur, et je grelottai la fièvre, durant huit jours, dans ma chambre d’hôtel d’où je voyais passer, sur le canal, les noirs chalands, flotter au-dessus des eaux, au ras des eaux du canal, de longues images grimaçantes, de longs spectres verts.

La dame de la mer trouve l’eau lourde dans les fjords… Si elle était venue à Amsterdam, qu’eût-elle dit de l’eau des canaux ? Elle est de plomb… Une sorte de graisse purulente, une sorte de mucus qu’elle a sécrété, mousse, tournoie, ondoie à sa surface.

L’eau encore, même l’eau boueuse, on peut l’agiter ; les coques des chalands la font sans cesse mouvoir, la décapent pour un instant ; les courants de mer qu’on arrive à y précipiter la renouvellent un peu, la rafraîchissent… Mais la vase ? Mais ces vases séculaires, ces lents et continuels déversements d’égouts, ces dépôts de tant de millions de vies humaines qui se stratifient au fond ?… Comment s’en débarrasser ? Déjà, les miasmes traversent les boues et l’eau, envoient crever à la surface leurs bulles d’infection. Qu’on remue ce lit profond de pourritures, où le moindre caillou qui tombe délivre les fièvres captives, qu’on le drague, qu’on l’expose à l’air, et c’est la ville, c’est le pays entier, ce sont les pays voisins, c’est toute l’Europe empoisonnée… C’est la peste, le choléra, ce sont peut-être des fièvres inconnues, c’est la mort sur le monde !

Les Hollandais ont tout prévu, sauf cela. Ils se croient à l’abri de toutes surprises derrière leurs remparts d’eau. Ils n’ont qu’à rompre une digue pour noyer d’un seul coup leurs envahisseurs. Mais que l’eau découvre son lit de bourbes, et c’est fini d’eux. L’eau se venge d’avoir été domptée, immobilisée, écrasée entre des murs de pierre. Elle est faite pour courir, s’épandre et chanter sur les cailloux d’or. Chaque fois qu’elle croupit quelque part, elle devient mortelle… On a beau faire, il y a toujours un moment où la nature secoue formidablement le joug de l’homme…

Habituons-nous aussi à cette idée que notre sort, même le sort de l’homme de génie qui emporte la pensée au delà des horizons sensibles, veut que ses excréments, veut que ses organes vitaux soient une infection et une honte. La légende qui nous raconte que les cadavres des saints embaumaient est digne de l’Immaculée-Conception. Inventions misérables ! Tous les cadavres puent ; tous les corps humains puent.

Lecteur, le divin Platon allait chaque jour à la selle, ignoblement, comme il faut qu’y aille, chaque jour, ta bien-aimée. Si elle n’y va pas, le cher cœur, elle ne t’aimera plus… Constipé, le divin Platon devient aussitôt une brute quinteuse et stupide. L’intestin commande au cerveau… Quant à cette putréfaction que les villes font sous elles, elle menace toutes les agglomérations, à la façon, songes-y bien, dont les ordures sociales et les reliefs du plaisir des riches menacent les sociétés d’une fermentation inapaisable de la misère.

Ici, cette pourriture demeure, pullule dans les rues, sous une lame d’eau qu’elle refoule et amincit, chaque jour, chaque heure, davantage. Plus on tarde d’y remédier, plus le danger grandit. Mais quoi faire ?… On est impuissant. Des commissions s’assemblent et travaillent, des rapports s’ajoutent à des rapports, les projets chimériques s’empilent sur les projets irréalisables ; les parlements légifèrent. Duquel, entre ces systèmes, de laquelle, entre ces utopies proposées, viendra donc le salut ?… On ne sait pas… Ce qu’on sait, c’est que les ouvriers de la redoutable entreprise périront tous, comme périrent tous les soldats qui, au début de la colonisation, remuèrent les terres homicides de la Guyane.

En attendant, Amsterdam s’épanouit au soleil du printemps. Les tons délicats de ses rues jouent avec les eaux noires des canaux, avec les ciels rares qui achèvent son délice. Ses habitants prospèrent ; ils donnent l’exemple de l’activité et de l’emploi judicieux des richesses ; ils demandent à une centaine de sectes religieuses de leur enseigner la voie qui conduit le plus sûrement à Dieu… Ils cultivent les tulipes, les narcisses, et les beaux lis de l’Extrême-Orient, taillent le diamant, spéculent sur les marchandises lointaines, entassent l’or, rêvent d’un plus immense polder, pour remplacer le Zuyderzée desséché… Et, minute à minute, les vases mortelles se déposent, se superposent les unes aux autres, s’accumulent…

Et quand elles affleureront à la surface ?…