Un
industriel.
J’ai vu un grand industriel. Il était d’ailleurs tout petit, ainsi qu’il arrive souvent des grands écrivains, des grands artistes, des grands avocats, des grands médecins… Il était tout petit, très rouge de visage, très blond de barbe et de cheveux, et bedonnant, avec une très grosse chaîne, ou plutôt un très gros câble d’or, en guirlande sur son ventre.
– Ça va très mal… ça va très mal… gémit-il… On ne peut plus travailler tranquillement… Toujours des grèves !… Quand l’une cesse, l’autre commence… Pourquoi, mon Dieu, pourquoi ?… Ah ! je ne sais pas ce que va devenir notre industrie, notre pauvre industrie… Elle est bien malade…
Et, brusquement :
– C’est de votre faute !… crie-t-il.
– De ma faute ?… À moi ?
– Oui, oui… Enfin, de la faute des socialistes… des anarchistes français… Mais oui… Vous ne connaissez pas nos ouvriers, à nous… De braves gens… de très braves gens… Au fond, ils ne veulent rien… ne demandent rien… sont très contents de ce qu’ils gagnent. Ils ne gagnent pas grand’chose, c’est vrai. Mais ça leur suffit… Du reste, qu’est-ce qu’ils feraient de plus d’argent ?… Rien… rien… rien… Vous allez rire. L’année dernière, j’ai donné vingt francs à un ouvrier qui avait sauvé la vie à ma fille… ma fille unique… tombée dans le canal… Savez-vous ce qu’il a fait de ses vingt francs ? Il a acheté un samovar, mon cher monsieur, un samovar !… Il est vrai que c’est un Russe… N’importe.
Et il répète, en levant les bras au ciel :
– Un samovar !… Un samovar ! Et ils sont tous comme ça !… Parbleu ! ils se mettent bien en grève, de temps en temps, comme les autres… Que voulez-vous ?… c’est la mode, aujourd’hui, dans le monde ouvrier… Du moins, chez nous, les grèves ne sont pas sérieuses… des grèves pour rire… Quelques jours de flâne… et puis à l’ouvrage !… Nos grèves ?… C’est la forme moderne de la kermesse… Oui, mais, dès que nos ouvriers sont en grève, arrivent, on ne sait d’où… des tas de socialistes… d’anarchistes… enfin des Français… Ils gueulent : « Debout ! Debout !… Sus aux patrons !… Mort au capital !… » Ils excitent à la violence, à l’émeute, au pillage. Et voilà nos bons petits agneaux belges, changés, aussitôt, en bêtes féroces françaises… Alors, tout va mal… le gâchis, quoi !… Nous sommes bien obligés, parfois, d’augmenter les salaires… Or, augmenter les salaires, savez-vous ce que c’est ? C’est ruiner notre industrie, tout simplement… Oui, monsieur, notre industrie… vous ruinez notre industrie, tout simplement… Ah ! sans vous !…
Je voulus expliquer à mon interlocuteur que nos grands industriels du Nord formulaient les mêmes éloges sur le désintéressement de leurs ouvriers, et les mêmes plaintes contre les excitateurs belges. C’est beaucoup plus facile que de rechercher les vraies causes d’une évolution, disons, pour ne pas les vexer, d’une maladie économique, et d’y remédier. Je tâchai de lui faire comprendre que, tant que les conditions du travail ne seraient pas réorganisées sur des bases plus justes, il en serait toujours ainsi… Mais le petit grand industriel s’obstine à ne pas entendre raison.
Il proteste, s’agite, trépigne, crie :
– Non, non… Il n’y a pas d’évolution économique, pas de maladie économique… Il n’y a rien d’économique. Il y a le travail… Le travail est le travail… Qu’est-ce que le travail ?… Rien… Que doit-il être ?… Rien… Je ne connais que ce principe-là… Mais, laissez-moi donc tranquille… Non, non. Il y a vous, vous !… Vous, vous avez toujours été les propagandistes de l’esprit révolutionnaire parmi les peuples… C’est dégoûtant… Ah ! je sais bien ce que vous rêvez… je vois bien ce que vous attendez… La Belgique aux Français, hein ?
– Et vous la France aux Belges, hein ?
Le petit grand industriel me considère alors d’un œil singulièrement brillant :
– Hé !… Hé ! fait-il en claquant de la langue… Ne riez pas… Dites donc ? Dites donc ?… Avec nos bons, nos excellents amis les Allemands ?… Hé ! hé ?… Mais dites donc ?… Ah ! ah !…
Puis, il se hausse sur la pointe des pieds, atteint de la main mon épaule, où il tape, le bon Belge, de petits coups protecteurs :
– Hé ! hé !… Sapristi… dites-moi donc ?… Ce serait une fameuse chance, pour vous !…