Constantin
Meunier.
Revu toute la journée – une journée triste et pluvieuse – des œuvres de Constantin Meunier.
Constantin Meunier est un artiste intéressant et méritoire. Par son talent, par sa belle vie sans défaillance, il a droit au respect de tous. De son œuvre, se dégage une forte signification humaine.
Comme tant d’autres, qui y trouvèrent fortune et profit, il eût pu faire des Dianes cireuses, d’onduleuses Vénus et de voluptueuses faunesses. Il eût pu élever, aussi bien que d’autres, des monuments en sucre ou en saindoux, à la mémoire des grands hommes de Bruxelles, et peupler le bois de la Cambre de toute une foule de peintres, de poètes, d’orateurs et de militaires… Mais il avait un idéal plus fier.
Né au milieu d’un pays de travail et de souffrance, vivant dans une atmosphère homicide, ayant toujours sous les yeux, le lugubre spectacle de l’enfer des mines, le drame rouge de l’usine, il fit des ouvriers.
Il les peignit d’abord ; ensuite, il les modela.
Ardemment, il se passionna à leurs labeurs, à leurs misères, à leurs révoltes. Il comprit la rude beauté tragique de leurs torses, la musculature contractée, violente de leurs gestes, la tristesse haletante, farouche, durcie de leurs faces souterraines. Il tenta de styliser, de ramener vers la simplicité linéaire du drapement antique, leurs tabliers de cuir, leurs bourgerons collants, leurs pauvres hardes de travail. Et surtout, il s’émut, – car il était infiniment bon, et il rêvait toujours de justice, – de ce que contient d’injustice sociale, d’âpre exploitation capitaliste et politique, la destinée de ces parias, à qui il est dévolu de ne trouver leur maigre existence quotidienne, que dans l’effroi, ou dans l’usure lente d’un métier, auprès de quoi le bagne semble presque une douceur.
De tout cela il sut tirer des accents assez nobles, des apparences sculpturales assez fortes, de la pitié. On lui doit trois œuvres presque entièrement belles : Une Figure de paysanne, au visage usé, aux yeux morts, aux seins taris ; le Cheval de mine, la Femme au grisou, cette dernière, surtout, d’une composition ample et simple, d’un métier plus serré. C’est déjà beaucoup.
Malheureusement, venu trop tard à la sculpture, qui est un art très difficile, ennemi du truquage et du trompe-l’œil, Constantin Meunier, en dépit de ses dons réels, de sa passion, de sa forte compréhension de la vie ouvrière, ne connut pas très bien son métier. Son modelé est pauvre, parfois désuni, sa forme souvent lourde, ses plans pas assez nombreux, pas assez colorés, ses contours secs… Il ne sait pas toujours combiner avec harmonie un monument, architecturer un ensemble, grouper des figures… On sent trop l’effort en tout ce qu’il fait. La souplesse qui donne la vie, le mouvement à la matière, est peut-être ce qui lui manque le plus. Seul, le morceau vaut ce qu’il vaut, et, le plus souvent il n’a qu’une valeur, – par conséquent, une illusion – de littérature.
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On m’a raconté le drame suivant.
La Ligue des Droits de l’homme que préside, avec tant de fermeté et un si beau dévouement, M. Francis de Pressensé, institua une commission chargée d’élever, à la grande mémoire d’Émile Zola, un monument. Cette commission choisit, pour l’exécuter, Constantin Meunier. Mais celui-ci hésita longtemps, émit des scrupules. Il était souffrant, se trouvait bien vieux, avait encore une œuvre importante à terminer, cette œuvre dont nous avons admiré, à nos expositions, de nombreux fragments, et qu’il eût bien voulu voir se dresser sur une des places publiques de Bruxelles, avant de mourir. Sur des instances réitérées, flatteuses pour lui, à coup sûr, mais maladroites, car lui seul était en mesure de savoir ce qu’il pouvait ou ne pouvait pas entreprendre, – il finit par accepter cette lourde mission, mollement, à la condition qu’on lui adjoignît un collaborateur français, qui fut aussitôt désigné, ou plutôt qui se désigna lui-même : M. Alexandre Charpentier.
Au bout d’une très longue année, Constantin Meunier et M. Alexandre Charpentier présentèrent à la commission une maquette, pas très heureuse, dit-on. Elle fut jugée insuffisante. Les deux artistes avouaient d’ailleurs qu’ils n’en étaient pas contents. Ils comprirent qu’ils devaient chercher et trouver autre chose…
Le monument était tel. Un Émile Zola, debout, oratoire, dramatique, étriqué, en veston d’ouvrier, en pantalon tirebouchonné, un Zola sans noblesse et sans vie propre, où rien ne s’évoquait de cette physionomie mobile, ardente, volontaire, timide, si conquérante et si fine, rusée et tendre, joviale et triste, enthousiaste et déçue, et qui semblait respirer la vie, toute la vie, avec une si forte passion. Derrière ce Zola, banal et pauvre, une Vérité nue étendait les mains. À droite, un mineur ; à gauche, une glèbe. L’invention était quelconque. On voit qu’elle ne dépassait pas la mentalité des artistes officiels. Et tout cela se groupait assez mal.
– Sapristi ! dit M. Alexandre Charpentier, devant cette découverte un peu tardive… Voilà qui est ennuyeux… Car ils ont raison… Ça ne vaut rien du tout… J’ai idée que c’est la Vérité qui nous gêne… Elle est très jolie… mais pas à sa place, derrière Zola… Il faut absolument la mettre devant… Qu’en dites-vous ?
– Essayons de la mettre devant… consentit Constantin Meunier.
– Essayons.
Placée devant, la Vérité produisit un effet plus déplorable encore. Et puis elle annulait la glèbe, le mineur.
– Diable ! s’écrièrent, avec un ensemble plus parfait que leur œuvre, les deux artistes terrifiés…
Et ils réfléchirent longuement.
– Si on l’habillait ?… proposa Constantin Meunier.
– La Vérité ?
– Oui… Eh bien, quoi ?
– Une Vérité habillée ?… Ce ne serait plus la Vérité… Non… Essayons à droite.
– Essayons… acquiesça Constantin Meunier.
On transporta la Vérité à droite… Mais…
– Non, non… quelle horreur !… Enlevez…
Constantin Meunier se cache la face… Tout se déséquilibre du monument… Tout s’effondre… tout fiche le camp, comme on dit dans les ateliers.
Le problème devenait de plus en plus ardu.
– Alors, à gauche, invita, pour la deuxième fois, M. Alexandre Charpentier.
Le pauvre Constantin Meunier n’avait plus la foi. Il répondit, mollement :
– Essayons à gauche.
On transporta la Vérité à gauche.
– Impossible !
Tel fut le cri que poussèrent simultanément Constantin Meunier et M. Alexandre Charpentier.
Hélas ! ni devant, ni derrière, ni à droite, ni à gauche… Situation douloureuse et sans issue. Ce qu’elle dut en entendre, la Vérité, comme toujours !
Au cours de leurs travaux, les deux sculpteurs avaient eu des mésententes assez pénibles. Cette dernière aventure n’était point pour les dissiper. Ceux qui connaissent le cœur des hommes, surtout le cœur des artistes, qui sont deux fois des hommes, peuvent se faire une idée de ce qui se passa entre Constantin Meunier et M. Alexandre Charpentier. Ils en arrivèrent, dans leurs rapports, à une tension telle, que l’artiste belge, irrité de l’ingérence dominatrice de son collaborateur, et pensant que son influence avait pu être déprimante, finit par se priver de ses services. Peut-être eût-il dû commencer par là.
Resté seul, le pauvre grand sculpteur fut bien embarrassé. Faut-il croire, comme d’aucuns l’affirment, que l’atmosphère de Bruxelles, aujourd’hui, est funeste à toute création artistique ? Ou bien, Constantin Meunier était-il trop vieux ? Manquait-il de cette ardeur d’imagination qui tant de fois corrigea ce que son métier avait d’insuffisant ? Il essaya quantité de combinaisons qui ne réussirent point. Finalement, après des jours d’efforts, après des luttes douloureuses avec son œuvre et avec lui-même, il en vint à cette conclusion stupéfiante : que, esthétiquement, du moins, les deux figures de la Vérité et de Zola s’excluaient, qu’il fallait choisir entre la Vérité et Zola et ne plus tenter de les associer l’une à l’autre, en bronze. Et il choisit Zola, réservant la Vérité pour une destination inconnue.
On prétend que l’irritation, le chagrin, l’état de lutte constante où il avait dû se mettre vis-à-vis de M. Alexandre Charpentier, la déception, tout cela ne fut pas étranger à sa mort, qui arriva peu après. Et le monument d’Émile Zola, en dépit des oppositions de la famille de Constantin Meunier, revint à M. Alexandre Charpentier, qui y travaille, seul, désormais. Où en est-il ? Comment est-il ? Je n’en sais rien, n’étant pas dans le secret des dieux.
Cette histoire est triste, et, comme toutes les histoires tristes, elle a sa part de comique, un comique amer et grinçant, qui est bien ce qu’il y a de plus tragique dans le monde. Mais, quand on y regarde de près, elle est très caractéristique, et aussi, très harmonieuse avec la vie.
Avant de se pacifier dans l’immortalité, la destinée d’Émile Zola aura été étrangement tourmentée. Comme tous les hommes de génie, – surtout les hommes d’un génie rude, tenace et humain, – Zola a créé, toujours, autour de lui, de la tempête. Il n’est pas étonnant que la bourrasque souffle encore.
Son œuvre fut décriée, injuriée, maudite, parce qu’elle était belle et nue, parce qu’au mensonge poétique et religieux elle opposait l’éclatante, saine, forte vérité de la vie, et les réalités fécondes, constructrices, de la science et de la raison.
On le traqua, comme une bête fauve, jusque dans les temples de justice. On le hua, on le frappa dans la rue, on l’exila : tout cela parce qu’au crime social triomphant, à la férocité catholique, à la barbarie nationaliste, il avait voulu, un jour de grand devoir, substituer la justice et l’amour.
Sa mort fut un drame épouvantable et stupide. Lui qui, devant les rugissements des hommes, devant leurs foules ivres de meurtre, avait montré un cœur si intrépide, un si magnifique et tranquille courage, il n’a rien pu contre l’imbécillité lâche et sournoise des choses, car l’on dirait que les choses elles-mêmes ont de la haine, une haine atroce, une haine humaine, contre ce qui est juste et beau.
Et voilà un sculpteur, deux sculpteurs, dont les intentions ne peuvent être, une minute, suspectées, qui aimèrent Zola, qui l’admirèrent, et qui, parce qu’ils furent impuissants à interpréter le génie d’une œuvre et l’héroïque beauté d’un acte, s’écrient, dans leur langage d’artistes fourvoyés :
– Décidément, la Vérité et Zola ne sont pas d’ensemble.
Je sais bien que le fait, en lui-même, est assez mince, et qu’il ne faut voir dans ces paroles qu’un mauvais calembour, en argot de métier…
Pourtant, ce soir-là, à la suite de ce récit, je rentrai à l’hôtel affreusement triste et découragé. Je passai une nuit fort agitée et fiévreuse. Dans mes cauchemars, je ne voyais partout que des places publiques, des squares, des jardins, où des foules forcenées érigeaient au Mensonge, à la Haine, au Crime, à la Stupidité, des monuments formidables et dérisoires.
Heureusement, le lendemain, Bruxelles me reprenait. Je revis, en sortant, la jolie femme au laurier-rose, plus candide, plus enfant que jamais… Elle ne jouait plus au gros lion avec ses petites filles ; elle jouait au méchant tigre. Et les Bruxellois eurent vite fait de chasser les fantasmes de la nuit, et de m’entraîner, à nouveau, dans la ronde de leur comique.
Sur les ponts
De Bruxelles…
Qu’est-ce que je chantais là, mon Dieu ?… À Bruxelles, il n’y a pas de ponts… Ils avaient bien, autrefois, une rivière, une rivière que, par esprit d’imitation et pour justifier leur parisianisme, ils avaient appelée, en en réformant l’orthographe : la Senne. Mais, depuis longtemps, ils l’ont enfouie sous terre et recouverte d’une voûte… Peut-être aussi, est-ce pour ne pas faire concurrence au Manneken-Piss, dont le pipi puéril leur suffit, suffit à leur amour de l’eau, à leur amour des reflets dans l’eau…