Mon ami von B…

Bien que notre C.-G.-V. fût douce au possible et nous transportât comme sur une pile de coussins, on aspire au repos, après dix heures de route. Il semble cependant qu’on ne sente vraiment sa fatigue qu’en s’enfonçant dans les tapis crème et les tapis roses de ces vestibules où tout tourne et qui fulgurent d’éclats.

Comme je titubais sur des rosaces lie-de-vin, et tâchais de me retenir à des dossiers belliqueux, j’eus la surprise de reconnaître mon ami von B…, un Allemand que j’ai souvent rencontré en Allemagne, mais plus encore à Paris.

– J’arrive d’Essen, en auto, me dit von B… Dînons ensemble.

Je ne pouvais trouver meilleur compagnon, ni personne de mieux informé des choses d’Allemagne, et qui sût mieux les exprimer, en excellent français.

J’acceptai avec joie.

Mon ami, le baron von B…, en véritable Allemand, est un philosophe, grand amateur de musique, à moins que ce ne soit un musicien, grand amateur de philosophie. On ne sait jamais, avec les Allemands. Pourtant il n’est pas qu’amateur de philosophie ; il l’a professée jadis, avec succès, dans une célèbre université, et, jeune encore, il a pris sa retraite, pour vivre sa philosophie dans le monde. C’est un personnage singulier, tout à fait fin, et qui n’a pas usurpé sa réputation de causeur brillant. Tout au plus pourrait-on lui reprocher un peu trop de bavardage… Je ne sais si ce sont ses études ou ses travaux, quelque fonction que j’ignore, ou tout simplement sa naissance qui lui donnent accès près de l’Empereur. Je crois lui avoir entendu dire qu’il avait été son condisciple, à l’université de Bonn… Mais, tant d’Allemands, et même tant de Français, se vantent d’avoir été les condisciples de l’Empereur, à l’université de Bonn, que cela ne serait pas une explication de l’intimité qui existe entre Guillaume et mon ami von B… Von B… aime l’Empereur, ou plutôt l’homme privé qu’est l’Empereur ; du moins, il l’affirme. Mais il juge l’Empereur très librement, parfois très sévèrement. Il y a donc tout profit à l’entendre.

Ajouterai-je – et il aura tout de suite conquis vos sympathies – que c’est un automobiliste fervent, un automobiliste de la première heure ?

Vingt minutes après notre rencontre, nous étions attablés.

*

* *

Je réclamai de la cuisine allemande. Le maître d’hôtel suisso-italien qui, dans cette salle effrayamment belge, vint nous présenter un menu, décoré de femmes laurées à la Bœcklin, et imprimé en lettres d’un gothique hargneux, parut fort scandalisé. Von B… vint à son secours, en m’expliquant qu’il n’existe pas de cuisine allemande, sinon chez quelques très vieilles familles poméraniennes, et que, dans aucun hôtel, dans aucun restaurant allemand, on ne peut se faire servir autre chose que de la mauvaise cuisine française.

Il me dit en riant :

– Mais, mon cher, vous ne savez donc pas que l’Allemagne est, peut-être, le seul pays du globe où il soit tout à fait impossible de manger… par exemple… de la choucroute ?

Ce soir-là, en fait de produits allemands, l’Allemagne ne députa à notre dîner que deux de ces longues bouteilles de vin du Rhin, penchées dans des seaux à glace, et dont les goulots d’or bruni affleuraient à la nappe.

Je commençai par vanter l’accueil que reçoivent ici les automobilistes ; ensuite, je m’extasiai sur les belles routes, ces admirables routes dont on m’avait fait si peur en France. Von B… répondit :

– Il n’y a qu’en France, d’où nous arrivent relativement peu de touristes, lesquels sont pour la plupart des Belges, des Anglais, des Américains, qu’on ignore ces choses-là… Il est parfaitement exact que, chez nous, on n’embête pas les touristes par des règlements prohibitifs. On m’assure pourtant qu’il en est de terribles… Mais on se garde bien de les appliquer. La circulation est absolument libre, mieux encore, elle est protégée… On a l’ordre d’être extrêmement aimable, et cet ordre, venant de haut, est toujours et partout obéi. Je sais aussi – il m’en a quelquefois parlé – que l’Empereur rêve de doter l’Allemagne entière de routes pareilles à celles du Rhin, de faire, en quelque sorte, de l’Allemagne, la plus belle piste automobile du monde… Oh ! sous ce rapport, il a d’autres idées que M. Loubet. Votre excellent M. Loubet en est venu à trouver que même le cheval est un véhicule de progrès bien trop hardi, bien trop moderne ; il préfère s’en tenir désormais aux mules des chansons castillanes. L’âge aidant, nous le verrons peut-être dans une petite voiture à âne. Son attitude agressive envers l’automobilisme est celle d’un petit bourgeois borné, peureux, misonéiste. Guillaume, lui, a parfaitement compris qu’il y a là une industrie énorme, dont les bénéfices sont incalculables, qu’il se doit, comme chef de l’État, de l’encourager, de la protéger et, s’il le peut, de l’accaparer, pour le bien de son pays. Cela n’est pas douteux. Mais il y a autre chose. Malgré nos assurances ouvrières qui sont, je crois bien, les plus libérales du monde – et ce n’est pas beaucoup dire, – malgré notre transformation économique, nous sommes restés, par bien des côtés, un pays féodal, un pays de castes. La noblesse y tient toujours le haut du pavé, et aussi la richesse, qui est une sorte de noblesse aussi puissante et plus active que l’autre. Il n’y a pas que les officiers qui, sur notre sol asservi, fassent sonner insolemment leurs éperons et leurs sabres. Au village, le hobereau est maître ; à l’usine, le patron tient ses ouvriers comme des serfs… Nous avons – ce que l’on ne croirait plus possible que dans les opérettes – nous avons une loi de lèse-majesté.

Ici, von B… pouffa de rire :

– Remarquez que, cette loi, les magistrats l’appliquent férocement, plus encore par conviction que par courtisanerie… Voilà pourquoi, en plus des idées de conquêtes commerciales, caressées par l’Empereur, les automobilistes ont raison chez nous… Ils ont raison comme la voiture de maître a raison du fiacre, comme le militaire a raison du pékin… Ce sont les barons de la route. La route leur appartient par droit féodal, comme elle appartient chez vous aux charretiers, par droit électoral. Et puis, l’Allemand, qui est pourtant un très brave homme, n’a aucune sympathie pour l’écrasé. L’écrasé a toujours tort, n’étant le plus souvent qu’un infirme, un pauvre diable, rien du tout. D’ailleurs, je dois dire que l’accident est infiniment plus rare ici, où il n’y a pas de règlement, qu’en France, où il y en a tant et de si vexatoires.

Il conta :

– Figurez-vous, mon cher… l’année dernière, à Paris, en haut de l’avenue Friedland, une jeune fille, traversant la chaussée, glissa sur le pavé et tomba sous les roues de mon automobile. Je me précipitai ; je la relevai. Elle était très pâle, toute maculée de boue. Heureusement, elle n’avait rien… rien… Tout à fait rassuré, je remontais dans la voiture, quand la mère, qui se démenait sur le trottoir, cria : « Non… non… arrêtez-le !… Un agent !… Un agent ! » La jeune fille déclara bravement que c’était de sa faute… qu’elle avait été imprudente… qu’elle avait glissé… qu’elle n’avait rien, etc.… La mère tirait sa fille par le bras ; elle clamait, furieuse : « Tais-toi donc !… Mais tais-toi donc !… Qui te demande quelque chose ? » Et elle s’adressa à la foule, assemblée subitement autour de nous, et qui n’avait rien vu : « Oui ! oui ! » dit la foule, donnant instinctivement raison à la mère… Un agent survint. Malgré les déclarations réitérées de cette jeune fille, éprise de justice, procès-verbal me fut aussitôt dressé… Quinze jours après, on me condamnait à douze cents francs de dommages et intérêts… Mais je ne regrette rien, car il me fut donné, à cette occasion, de relever un trait de votre caractère imaginatif, romanesque, qui m’a beaucoup amusé. En sortant de l’audience, un avocat, derrière moi, disait le plus sérieusement du monde : « Cette déposition de la jeune fille est louche… Il y a sûrement quelque chose là-dessous… Ce doit être l’amant ! » C’est égal, en Allemagne, une telle condamnation était impossible…

La conversation dévia. Nous en vînmes à parler des constructeurs d’automobiles, de la fabrication automobile. Il dit :

– Quand on a vu chez nous l’essor que prenait cette industrie, – vous l’avez créée, mais elle vous échappera, un jour ou l’autre, parce que vous êtes un drôle de peuple, séduisant en diable, mais peu tenace et léger, – l’Empereur a tout fait pour la développer également en Allemagne. Il n’est pas de choses qui ne l’intéressent, et il voudrait que l’Allemagne fût la première en tout, partout et toujours. Cela le pousse parfois à des actes désordonnés et vraiment comiques. Il est comme ces parents qui n’ont de cesse que leurs enfants aient tous les prix de leur classe, dussent-ils les abrutir, pour le restant de leur vie… Ce n’est pas, quoi qu’on dise, l’argent qui nous manque, et vous êtes les premiers, sans le savoir, probablement, à donner à nos banques tout l’argent qu’elles veulent bien prendre aux vôtres ; ce n’est pas la force motrice, que nous avons à bien meilleur marché que vous ; ce n’est pas, non plus, la persévérance ni même l’entêtement familier à nos têtes carrées… Non, c’est quelque chose de particulier, d’inimitable et d’un peu fluide, comme dirait votre Rostand : la spontanéité imaginative, le goût, l’esprit… Oui, voilà… vous avez du goût et de l’esprit… Vos ouvriers sont spirituels, et, spirituels, ils sont adroits… En France, c’est un de mes plaisirs que de causer avec eux… Tenez… nos chauffeurs… ce sont, parfois, rarement, des espèces d’ingénieurs vaniteux et gourmés, le plus souvent, des domestiques… Vos chauffeurs, à vous, ce sont de véritables compagnons de route, alertes et gais… Ah ! si nous avions des ouvriers, comme les vôtres, je vous assure que vous n’en mèneriez pas large, en France.

Pour répondre à des compliments si flatteurs, et que ma modestie jugeait exagérés, j’eusse voulu parler de Wagner, de Bismarck et de Nietzsche. Le moment m’eût paru propice pour une apologie de Gœthe, de Heine, de Beethoven ou de Schiller… Je n’étais pas en verve. Je me bornai à louer, assez gauchement, le Pisporter et les voitures allemandes.

– Sans doute, acquiesça von B… nous avons, non pas des bonnes voitures, mais une bonne voiture… Nous avons la Mercédès… J’ai une Mercédès… Il faut bien !…

Après un temps :

– Il faut bien ! répéta-t-il, non sans mélancolie… La Mercédès est vite, solide, un peu grossière de mécanisme, trop compliquée… Les pannes en sont terribles… Au bout de six mois d’usage, elle se dérègle, et fait un bruit de ferrailles… et aussi – c’est peut-être ce nom espagnol qui me le suggère – un bruit de castagnettes fort désagréable… Enfin, elle est bonne… On lui doit certains progrès, d’ingénieux dispositifs, dont les constructeurs français ont tiré profit. L’allumage, par exemple, y est excellent ; les roulements en sont célèbres… Tous comptes faits, elle ne vaut pas certainement vos grandes marques, ce qui, avec sa cherté, explique son succès chez vous… Elle ne vaut pas la massive et robuste Panhard, la Renault, la Dietrich, ni l’admirable C.-G.-V., si souple, si endurante et si simple, avec son mécanisme bien portant et joli, le fini merveilleux de son travail, sa régularité de marche si tenace, ses organes toujours frais et ardents, même après les plus folles randonnées… Oh ! je la connais bien !… J’ai l’honneur d’être grand ami de la princesse de Hohenlohe, qui possède deux C.-G.-V. Elle me prend quelquefois à son bord. C’est un enchantement… L’hiver dernier, nous sommes allés du fond de la Silésie – et par quelles routes ! – jusqu’à Cannes, sans accroc… Je rêve de cette voiture-là, qui, par surcroît, est belle comme un bel objet d’art.

– Mais, dis-je, il vous est facile de transformer ce rêve en une solide réalité de cinquante chevaux…

– Non… ce n’est pas facile… répliqua von B… La princesse, elle, parbleu ! est assez grande dame pour qu’on lui permette de se fournir où elle veut… Mais, moi ?… Au Château, mon cher, on voit d’un très mauvais œil, les produits de provenance française… Tenez… la jeune femme du Kronprinz a fait scandale, à Berlin. Vous savez qu’elle a été élevée par sa mère, la grande-duchesse Anastasie de Russie, presque complètement en France. Quatre mois de l’année à Cannes, où les Mecklembourg possèdent une propriété magnifique… trois mois à Paris, le reste en Russie et en Allemagne… en Allemagne, le moins possible. La grande-duchesse, qui a de la tête et ses préférences, raffole de la rue de la Paix. On a eu beau lui faire des représentations, c’est à Paris qu’elle a commandé le trousseau de mariage de sa fille… L’Empereur fut outré… Il ne dissimula aucunement sa colère et son dépit, si bien que la petite princesse, qu’on avait joyeusement accueillie tout d’abord, pensa perdre de sa popularité. Après des scènes de famille, un peu humiliantes, dit-on, elle a dû promettre de s’habiller dorénavant, des pieds à la tête, à Berlin. Je plains la charmante enfant. Elle a infiniment de grâce. On va la fagoter.

– Bah ! m’écriai-je, Paris valant bien une messe, la couronne impériale d’Allemagne…

– Ne vaut pas, interrompit vivement von B…, qu’on soit condamnée à un cordonnier allemand, quand on a le pied joli…

Un soir, à table, un gros financier allemand vantait, devant ses convives français, avec un enthousiasme choquant, la supériorité morale, commerciale, militaire, scientifique de son pays. Eut-il conscience de son mauvais goût devant tous les visages qui se glaçaient ?… Voulut-il se faire pardonner ? Il prit tout à coup, à la pointe de son couteau, le menu morceau d’un exquis camembert, et dit, en souriant :

– Par exemple… nous n’avons pas chez nous de pareils fromages. Sous le rapport des fromages, je concède que vous nous êtes très supérieurs…

Von B… est un peu, mais avec plus de grâce, comme cet Allemand, et comme beaucoup d’étrangers qui, au fond, méprisent la France pour sa frivolité agressive et vantarde, et qui l’admirent seulement – en la méprisant toujours – pour l’élégance de ses femmes, de ses modes, pour la qualité unique de ses plaisirs et de sa corruption. Patriote, quoi qu’on dise, je me serais bien gardé de lui enlever cette dernière illusion.

Le restaurant se vidait… Et, comme on nous apportait une troisième bouteille d’un vin de Moselle mousseux, je vis, à une table, voisine de la nôtre, devant un général superbe, raide, monocle à l’œil, éclatant, très rouge d’être sanglé, plus rouge d’avoir énormément bu, je vis deux officiers, deux capitaines de cavalerie, qui, en s’inclinant, venaient de faire sonner leurs talons. Et je le regardai, le vieux brave, qui, sans broncher, les laissait plus d’une minute dans une humiliante immobilité, le coude levé à hauteur de la tempe, les fesses indécemment tendues au bord du dolman bleu de ciel. Après quoi, d’un geste sec, il les congédia.

Alors, je dis à von B… :

– Mon ami… parlez-moi de l’Empereur d’Allemagne.