L’école de Dusseldorf.

Je dois des excuses à Dusseldorf.

C’est une très belle ville. Elle n’offre aucun pittoresque aux amateurs de vieilles ruines, de vieilles églises gothiques, de vieilles rues enchevêtrées et puantes… Elle n’a que de la richesse et du luxe. Mais elle en a beaucoup ; elle en a même trop. Par exemple, l’arrangement de ses parcs, de ses balcons, la grâce de ses jardins où les verdures, les fleurs et les bassins se combinent en décors merveilleux, vous font vite oublier le modern-style des magasins et des maisons. Et le Rhin y est magnifiquement impressionnant. Dans les quartiers commerçants, les étalages sont d’une rare somptuosité. Étoffes, fourrures, bijoux, argenteries, victuailles, parées comme les victimes des sacrifices antiques, vous arrêtent à chaque pas. C’est la ville des grands couturiers, des grandes modistes, des grands tailleurs.

Au centre de ce pays du fer, qui sait si bien cacher, sous les fleurs, le noir et tragique effort du travail, on se sent vraiment en pleine richesse allemande, en pleine vie plantureuse allemande. Le faste en apparaît parfois fatigant, d’une sensualité un peu bien lourde. Mais j’ai souvent trouvé à l’empressement démonstratif, à la rondeur accueillante de ces manieurs de millions et de canons, une sorte de charme à la fois effarant et persuasif, et leur vulgarité n’a rien d’antipathique ni de banal. On les sent d’ailleurs terribles. J’ai rencontré là plus d’un Isidore Lechat.

Von B…, très lié avec la plupart des gros industriels de la région, m’a introduit dans quelques intérieurs de la ville et de la campagne. La décoration en est d’un goût déplorable. Elle coûte très cher ; voilà, en plus de ce goût, tout ce que l’on en peut dire. Du reste, personne ne lui demande autre chose. Plus un objet coûte cher, plus il révèle bruyamment qu’il coûte cher, et plus ils sont fiers de lui… Américains en cela ; américains aussi dans leur façon de s’habiller et de se raser la face… Von B… affirme qu’en affaires ils sont encore plus hardis que les Américains, et d’une gaieté aussi imprévue. Il me raconte que, l’année dernière, il avait mené un Français de ses amis aux usines de M. Ehrardht, le célèbre fondeur de canons de Dusseldorf, le rival de Krupp…

– Ah ! ah ! fit M. Ehrardht, en serrant la main du Français… Vous venez voir mes pianos ?

– Comment… vos pianos ?

– Mais oui… Érard… Érard… votre Érard… Seulement, moi, c’est une autre musique… Ah ! ah ! ah !… Passez donc !

Il me raconte aussi cette anecdote :

Von B… a un ami américain. Comme la plupart des Américains, celui-ci est d’origine allemande. Il y a trois ans, cet ami vint à Paris… Il s’en alla trouver H…, le grand tapissier… Il lui dit, sans autre préambule :

– Vous allez me construire un hôtel à Londres, très beau, tout ce qu’il y a de plus beau. Quand, le 4 mai de l’année prochaine, j’arriverai à Londres, je veux trouver tout prêt : meubles, tableaux, domestiques, chevaux, voitures, automobiles… même mon dîner… Que je n’aie à m’occuper de rien… pas même d’acheter des cure-dents… Vous avez compris ?

– Oui…

– Combien ?

– Mais, balbutia le tapissier abasourdi… je… je voudrais savoir ce que vous aimez… ce que…

– Je ne sais pas ce que j’aime… interrompit l’Américain… je n’ai pas le temps de le savoir… Si je le savais, je ne vous chargerais pas… Dépêchons-nous… je suis pressé… Combien ?

– Dix millions… à peu près, risqua le grand tapissier qui avait repris un peu, et même beaucoup d’assurance…

– Pas à peu près… Exactement… Vite… Combien ?

– Dix millions, alors !

– All right… voici un chèque de quatre millions… Quand vous aurez besoin du reste… vous câblerez ! Le 4 mai, hein ?… Soyez exact… Au revoir !

Et von B… me dit :

– Ici, ils n’en sont pas encore là… mais ils y viennent… Je crois d’ailleurs que, malgré les mœurs particulières à chaque pays, les manies que donne l’argent sont partout les mêmes… Il y a une sorte d’uniforme moral que portent tous les spéculateurs milliardaires.

Le luxe extravagant de ces maisons m’étonna. Je garderai longtemps, entre autres souvenirs, le souvenir de certains plafonds où toute l’École de Dusseldorf s’est réunie pour accumuler les plus invraisemblables horreurs… Car il y a toujours une École de Dusseldorf. C’est, autant que j’ai pu comprendre, une collectivité, une espèce de syndicat de peintres, dont on ne connaît pas les noms, et qui s’acharnent aux plus singuliers travaux, dans les hôtels de la ville et les châteaux des environs… Si vous demandez :

– De qui est ce tableau ?… ce plafond ?… cette grande fresque ?

On vous répondra invariablement :

– C’est de l’École de Dusseldorf…

Dans le cabinet d’un gros métallurgiste, j’ai vu un portrait de Bismarck, en général, casqué, botté, immense, énorme, avec des reflets mauves, des reflets jaunes, des reflets verts, roses, lilas, plaqués, maçonnés sur la figure, la tunique, le casque et les bottes… Et le vieux Bismarck arrivait ainsi à ressembler étonnamment à cette jolie Madame Roger-Jourdain, dont Albert Besnard fit un portrait si frissonnant…

J’aurais bien voulu savoir de qui était ce Bismarck à reflets.

– C’est de l’École de Dusseldorf…

Je ne pus tirer rien de plus de mon gros métallurgiste.

Pourquoi notre Académie des Beaux-Arts – ah ! on ne peut jamais retrouver le nom d’aucun de ses membres – ne se constituerait-elle pas franchement en société anonyme d’exploitation artistique ?… Cela faciliterait beaucoup les transactions entre amateurs, et simplifierait la besogne des pauvres critiques d’art…

L’Empereur ne vient plus jamais à Dusseldorf. Il n’y est pas populaire, et chacun parle de lui assez librement. On ne lui pardonne pas son ingratitude envers Bismarck, qui est vénéré, ici, où tout le monde vous dit :

– Bismarck, monsieur, mais c’est l’âme même de l’Allemagne !