Le musée des
Boërs.
Nous n’avons vu à Dordrecht qu’un musée, mais qui m’a assez remué, pour m’empêcher d’entrer dans aucun autre : le musée des Boërs.
Ceux-là aussi, au moins autant que le maître de la Mort de Marie, Pourbus ou les Breughel, Jean Steen ou van Ostade, Cuyp ou van Goyen, sont bien de Hollande et de l’École hollandaise. Malgré le temps, le climat, le sol, l’adaptation aux habitudes nouvelles, ils ont gardé le même visage dur et tranquille, la même stature robuste de leurs frères métropolitains, avec quelque chose en plus de l’allure souple et déliée des cow-boys. Leur œuvre, bien que très différente, est une expression au moins aussi significative de la physionomie d’un peuple.
Cette poignée de familles hollandaises emporta jusqu’au bout de l’Afrique toutes les vertus qui ont fait la fortune de leurs compatriotes néerlandais, plus exactement, qui les ont fait riches : le sang-froid, la ténacité, la hardiesse. Mais, puritains, les Boërs ne les employèrent qu’à vivre dignement, rudement, pauvrement. Ils ne mélangèrent pas, ou à peine, leur sang au sang des autres races, et ils se tinrent à l’écart des coureurs de fortune, des chercheurs d’aventures, qu’attirent toujours les pays qui recèlent de l’inconnu. Au Cap, ils trouvèrent un désert, où ils purent prêcher, défricher à leur aise, et qui eût sans doute tenté les solitaires d’un Port-Royal. Le fait est que des protestants français, victimes de la révocation de cet Édit fameux, qui est un geste, déjà, de la haine des tyrans pour les idéologues, vinrent participer à leur vie agricole, à la même austérité religieuse. On voudrait croire que ces pasteurs vertueux n’ignoraient pas, du moins n’ignorèrent pas toujours qu’ils méditaient, labouraient sur des trésors, mais qu’ils les méprisèrent.
Les méprisèrent-ils ? Ou bien ne surent-ils pas les exploiter ?
Si l’histoire qu’on m’a contée est vraie, ce sont les banques de Hollande qui, trop timides cette fois, ou pas assez confiantes dans le succès, auraient cédé aux brookers et promotors anglais les dossiers de ces mines, pour la conquête de quoi, l’impérialisme financier de la plus grande Bretagne devait, quelques années plus tard, massacrer leurs nationaux…
Pauvres Boërs ! C’est à peine si quelques spéculateurs malchanceux déplorent aujourd’hui leur dépossession et leur défaite… À vrai dire, on n’en parle plus… Ils sont complètement oubliés, oubliés comme un mauvais mélodrame qui n’a pas réussi. De cette épopée grandiose qui fit courir, par le monde, un long frisson d’enthousiasme, il ne reste plus que ce petit musée… C’est déjà quelque chose… Mais personne n’y vient. J’ai eu beaucoup de peine à en trouver le gardien. Il était, dans une cour, un tablier de jardinier autour des reins, et, sur la tête, un bonnet de peau de lapin, en train de relever des oignons de jacinthes. Il m’a considéré avec surprise, et même avec un peu d’effroi, comme un phénomène surnaturel…
– Vous comprenez… me dit-il, s’excusant de son accueil… voilà plus de trois mois que je n’ai vu, ici, un visage humain… L’été… de loin en loin… un Anglais… et c’est tout… Et c’est toujours un Anglais qui s’est trompé… Il me demande où sont les Rembrandt ? Oui, monsieur, les Rembrandt… Ici !
D’un air navré, il me montre une table de bois noirci, sur laquelle, parmi de la poussière, s’empilent des cartes postales et des catalogues illustrés qu’on ne vend jamais…
– Mon Dieu, oui !… Voilà !… C’est comme ça…
Ensuite, avec amertume, il me raconte, qu’au moment de l’ouverture du musée, on lui avait donné, pour attirer les visiteurs par une mise en scène bien couleur locale, un vaste chapeau boër, une sorte de veste khaki, et des guêtres de cuir… Au moins, ç’avait de l’allure…
– Et j’avais une cartouchière sur la poitrine… Maintenant, soupire-t-il… je n’ai même pas, comme tous mes collègues, une casquette galonnée…
Il se tait, et puis reprend :
– Il y a, tout près d’ici, sur une place… une espèce de baraque, où l’on exhibe des nègres qui avalent des sabres et qui mangent de la bourre de mouton… Eh bien, elle ne désemplit pas…
J’ai retenu le geste qui accompagna cette plainte, un geste qui en disait beaucoup plus long, sur la frivolité des foules et l’ingratitude de l’histoire, que tout un discours.
Il dit encore :
– Le président Krüger est passé, un jour, par Dordrecht… Eh bien, monsieur, il n’est même pas venu au musée. Le président Krüger !… Parfaitement !… Ah ! ah ! ah !
Dans cette solitude, où nos pas sonnaient lugubrement, où le jour crasseux enveloppait les objets comme d’un voile funèbre, j’avais le cœur serré. Et je me disais :
– Pourtant la résistance acharnée de ces rudes fermiers, qui prétendaient ne tirer de la terre que le seul or du blé et n’y enfoncer que le soc de la charrue, valait bien au gardien de ces glorieux souvenirs une casquette ornée de quelques galons et méritait mieux que l’indifférence générale… Elle ne semble pas seulement digne d’admiration, parce que, soldats, ils défendirent intrépidement leur liberté, elle me paraît d’un héroïsme presque surhumain, parce que, surtout apôtres, ils se dévouèrent à préserver l’humanité de cet alcoolisme, pire que l’autre, que propage l’abus de l’or… Ils gardèrent l’or enfoui au profond du sol, comme on enfouit profondément des charognes, afin de ne pas infecter l’air qu’on respire, et ne pas empoisonner les hommes par des contagions mortelles… Ils recélèrent l’or, non pour en jouir à la façon des avares, mais pour en détruire, en les étouffant, les germes de folie et de mort… Recel – pour peu qu’il fût conscient – absurde, sans doute, mais sublime !
Voilà jusqu’où s’en allait mon imagination, à considérer les cartes, les plans, les trophées, les portraits des anciens en longues redingotes presbytériennes, les attelages de bœufs, les fermes, les bibles, les physionomies rigides, et tout ce qui évoque la grandeur épique de ces armées en vestons, de ces milices paysannes, victorieuses des armées en uniformes, laborieusement organisées pour le désastre…
Mais le premier moment donné au sentimentalisme, au culte ancestral des héros, je me pris à réfléchir…
Entre tous les enseignements que suggère l’histoire des Boërs, le plus raisonnable, le plus utile, ne peut-on le tirer de la déraison, de l’inutilité de leur résistance ?… Au Cap, aucune milice, même d’anges à trompettes et de saints miraculeux, n’eût réussi à détourner l’avarice, la cupidité, la frénésie des humains, de ces territoires de crime et de folie où de l’or se cache… Il leur faut leur poison, qui les fait vivre jusqu’à ce qu’il les tue. Combien de millions et de millions s’entre-massacreront toujours, pour posséder l’or, en déposséder les autres, et s’en griser, jusqu’à l’hébétement de la folie et la fureur du crime ! Combien de pauvres et gentils rêveurs mourront à la peine, qu’on traitera de bandits, parce qu’ils auront voulu guérir l’inguérissable humanité de son plus cher délire !… Aucune politique, aucune loi, même aucun livre n’a le pouvoir de transformer d’un coup les hommes. Même aucun martyr – si douloureux soit-il – n’est fécond. Et quand il se hausse jusqu’à devenir un grand exemple qui dure à travers les siècles, alors c’est bien pis, il devient criminel… Il a fallu le terrible juif Paul, pour brandir et dresser sur le monde la croix sanglante du doux juif Jésus, et les seuls vrais morceaux que fidèles et juifs aient recueilli de cet emblème d’amour, ce furent les potences et les bûchers : « Race maudite, s’écrie Schopenhauer, elle a empêtré l’humanité d’un Dieu ! »
Si jamais nous nous délivrons de l’or et des maux qu’il engendre ; si un jour nous renonçons à l’or – et j’entends la richesse individuelle, – ce ne sera pas par dégoût du pouvoir qu’a l’or de changer les hommes en bêtes (alchimie qu’exprime déjà la fable de Circé), ce ne sera pas par sagesse, par vertu, par dignité, ce sera par force. On peut concevoir que, dans l’évolution économique des temps, ce métal perde sa valeur d’échange, représentative de nos passions, de nos ambitions, de nos intérêts, de nos énergies, de nos paresses, et que nous trouvions, enfin, le moyen de vivre autrement – un moyen plus rationnel, moins compliqué, comme celui de puiser à même, pour nos besoins et pour nos joies, dans les inépuisables réserves du trésor commun… Hélas ! ce ne sera pas demain…
Et voici qu’un portrait du bonhomme Krüger, qui n’est pas venu au musée de Dordrecht, et que la petite reine de Hollande, qui sait ce que c’est que de souffrir, a reçu comme un grand-papa malheureux, voici que ce portrait me fait songer de nouveau, avec sa face placide et rusée, et son collier de barbe de bon semeur de tulipes, que ce sont des Hollandais, peuple de thésauriseurs, de spéculateurs, peuple de bons vivants aussi, qui ont produit ces ascètes et ces contempteurs de l’or, là-bas, au bout de cette Afrique qui regorge d’or et de diamants…
Mais, n’est-ce pas une race ou un peuple, à tout le moins une minorité disparate, réduite au seul négoce, et dont une même perpétuelle injustice cimente la solidarité – les juifs encore, pour tout dire – qui a enfanté un Karl Marx, spéculateur aussi, et des plus audacieux, acheteur – à quel découvert ? à terme de combien de siècles ? et contre la somme des capitaux coalisés – du bonheur que rêve le prolétariat universel ?
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Au sortir du musée boër dont, à la grande joie du gardien, redevenu optimiste, j’emporte, plein mes poches, des souvenirs, en cartes postales coloriées : rondes des jolies filles de Marken, pêcheurs de Volendam, coiffés de leur bonnet de peau de mouton, moulins de Vormerveer (car, pour ce qui est des Boërs, des paysages transvaaliens, des batailles, des mines, de Krüger et de Dewet, il n’y en a point, étant invendables), je recommence à dévaler par la ville. Un moment, je m’arrête devant l’Ary Scheffer, en bronze, de la Scheffersplein, et il ne me paraît ni froid, ni ennuyeux. Autant qu’on peut retrouver, dans du métal coulé, l’expression d’un visage humain, j’ai senti qu’il y avait là, sous ce crâne, une intelligence vive, un goût joli, élégant, de la forme, et j’ai rougi de mon éclat de rire de tout à l’heure… Il s’en est fallu peut-être de peu, – de génie, sans doute – pour qu’Ary Scheffer ne fût devenu un grand peintre… En tout cas, j’ai mieux goûté le charme de sa gravité, et j’ai songé à ce qui en demeure, dans le charmant sourire que sa petite-fille hérita de Renan…
La pluie, dont les réserves semblaient garnir jusqu’aux profondeurs du ciel, a cessé de tomber. Même du soleil se montre, entre les nuages. Le ciel redevient immense et léger. Nous avons vu, alors, un Dordt pimpant, coquet. La nouvelle lumière mitige l’aspect sombre et sévère que les rues de la vieille ville ont gardé du moyen âge. On y distingue enfin la grâce hollandaise, la fraîcheur qu’elles ont, par endroits, et où l’abondance des fleurs contribue. Les canaux s’animent, les rues se repeuplent, et aussi les maisons, d’où les spectres du passé semblent être partis… Ce contraste a un charme brusque et vif, auquel on s’attarde, avec un nouveau désir de flânerie… Devant les habitations, aux toits en escalier, dont le temps a vêtu les murs de couches de poussière, qu’il patine depuis des siècles, les jardinets sont comme en prison. Derrière les grilles ouvragées, aux lances héraldiques, les fleurs d’aujourd’hui semblent gardées par des hallebardiers d’autrefois… Du haut des ponts surélevés, l’eau des canaux n’a presque plus rien de liquide, à force d’immobilité, que sa demi-transparence. Et, à contempler sa profondeur, l’on en vient à imaginer qu’elle s’enfonce, à l’infini, mais que ce n’est plus dans l’espace, que c’est dans le temps…
Le soleil printanier a beau mettre sa coquetterie à ne vouloir sécher que si lentement la jolie ville, si joliment mouillée, il faut partir… Une petite fille nous offre des œufs de vanneau que nous achetons et que nous mangerons en chemin.
Et la 628-E8 démarre dans la boue glissante, plus d’une fois dérape… Mais le sol s’essore dans la campagne. On oublierait l’averse, n’était le nombre des flaques où se reflètent le bleu céleste et des bouts de nuages nacrés, comme en autant d’éclats d’un grand miroir qui, en tombant du ciel, se serait brisé sur la route…